[11]
Histoire du SaguenayLac-Saint-Jean.
Préface
Préfacepar Fernand Harvey,
historien
Évoquer l’histoire du SaguenayLac-Saint-Jean, c’est voir surgir et se bousculer des images pour les uns, des souvenirs pour les autres, résultat de lectures, de voyages ou d’expériences de vie. Du mythique royaume du Saguenay évoqué par les explorateurs du XVIe siècle à la société régionale contemporaine, c’est un long fil d’Ariane qu’il nous faut suivre ; il nous permet de rattacher une série d’événements qui pourraient, à première vue, sembler sans liens les uns avec les autres.
Faire l’histoire d’une région, c’est relever le formidable défi de donner une cohérence à l’action de plusieurs générations d’hommes et de femmes qui ont habité un territoire. La démarche n’est pas toujours évidente au départ. La chance du SaguenayLac-Saint-Jean, si l’on peut dire, c’est de s’imposer comme une entité géographique facilement identifiable, parce que relativement séparée du reste du Québec habité, et plus particulièrement de la vallée du Saint-Laurent. Sans doute ne faudrait-il pas exagérer l’état d’isolement de la région, puisque dès l’époque qui précédait la colonisation canadienne-française vers le milieu du XIXe siècle, elle constituait un important territoire amérindien. Montagnais et autres nations voisines de la grande famille algonkienne avaient, au cours des siècles, développé un complexe réseau d’échanges entre eux et avec les Iroquoiens de la vallée du Saint-Laurent.
À partir des premiers contacts avec les Européens au XVIe siècle, les Amérindiens deviendront d’importants acteurs dans la traite des fourrures ; de sorte que la région occupera un espace stratégique entre la vallée du Saint-Laurent et la région de la Baie-James.
Il appartient aux Amérindiens d’avoir, les premiers, donné une identité géographique à cette vaste région par le biais de la toponymie et par le rôle qu’ils ont joué dans le commerce des fourrures. Viendront ensuite les colons canadiens-français originaires surtout de Charlevoix, puis de la Côte-du-Sud et de la région de Québec.
Au cours de la période qui suit l’installation des premiers colons en 1838 et qui s’achève avec la crise économique de 1929, on voit naître et se développer une société nouvelle, rameau issu de la culture canadienne établie dans la vallée du Saint-Laurent, deux siècles plus tôt. Ce décalage aura des [12] conséquences sociales et culturelles importantes qu’on pourra mieux évaluer lorsque nous aurons une meilleure connaissance des autres régions du Québec.
C’est à un vaste tour d’horizon de l’évolution de la région dans les domaines démographique, économique, social et culturel que nous convient Camil Girard et Normand Perron à travers les différents chapitres de cet ouvrage. Ils rappellent des événements connus et ouvrent en même temps des pistes nouvelles. L’ensemble suscite la réflexion sur la nature des dynamismes régionaux, de même que sur ce qu’on pourrait appeler « les tendances lourdes » de la région.
Sur le plan économique, en premier lieu, on est frappé par l’importance des monopoles dans le développement régional : monopole de la traite des fourrures sous le Régime français et au début du Régime anglais, quasi-monopole de l’exploitation forestière au XIXe siècle, suivie de l’implantation des grandes usines de pâtes et papiers au début du XXe siècle ; enfin, présence conjuguée des grands barrages hydroélectriques et de l’industrie de l’aluminium à partir de 1920, suivie de l’émergence des compagnies multinationales après la Seconde Guerre mondiale. En somme, le développement économique régional a été commandé, pour une bonne part, de l’extérieur et la région s’est rapidement insérée, en dépit de son éloignement relatif des grands centres urbains, dans une dynamique industrielle et commerciale à l’échelle continentale et internationale. Cette situation n’a pas été sans créer un état de dépendance, comme s’emploient à le souligner les auteurs. Au point où l’on peut parler de certains blocages dans le développement de la région et de la difficile émergence d’un secteur économique régional bien structuré et diversifié au niveau de ses activités.
Au cours de son histoire, le SaguenayLac-Saint-Jean a cherché, au prix de longs tâtonnements, la voie de son développement. Les Amérindiens avaient pour un temps réussi à s’imposer comme des intermédiaires obligés dans la traite des fourrures avant d’être finalement submergés par l’action des compagnies. Plus près de nous, au cours du XIXe siècle, les agriculteurs-colons ont vu leur sort lié à l’exploitation forestière, au point où ils ont été intégrés à ce que certains historiens ont appelé le système agro-forestier, c’est-à-dire une économie et une organisation du milieu rural où le travail en forêt complète le travail agricole au fil des saisons. On peut, certes, discuter des effets positifs et négatifs de ce rapport entre l’agriculture et l’exploitation forestière, comme le soulignent Girard et Perron à la suite de plusieurs historiens. Une chose est certaine, ce rapport entre les grands entrepreneurs forestiers et la population rurale marque le début d’une dynamique entre les forces externes et les forces internes pour le développement du SaguenayLac-Saint-Jean.
Pour mieux comprendre le lent démarrage de l’économie régionale autochtone, il n’est que de suivre l’évolution de l’agriculture. Au tout début de l’ouverture de la région à la colonisation, deux rapports présentés à la [13] Chambre d’assemblée du Bas-Canada respectivement en 1821 et en 1850 soulignaient, entre autres, deux obstacles majeurs au peuplement : le manque de capital et l’éloignement des marchés. Ces deux facteurs pèseront lourd sur le développement de l’agriculture régionale qui cherchera péniblement sa voie vers la modernisation et l’économie de marché avant les années 1960. Là encore, la conjoncture internationale aura une influence considérable sur les tentatives de commercialisation, comme en témoignent, à titre d’exemple, les fluctuations dans le volume des exportations de fromage, à partir des années 1880. Pourtant, l’essor du mouvement coopératif agricole, surtout après 1930, constitue un indice parmi d’autres des forces de prise en charge du milieu qui commencent alors à s’animer. Ainsi s’amorcera graduellement, au fur et à mesure que progresseront les moyens de transport, l’industrialisation et l’urbanisation, le passage d’une économie d’auto-subsistance à une économie de marché.
Parallèlement au cheminement de l’économie régionale, de ses blocages et de ses progrès, il nous faut suivre l’évolution non moins significative des institutions. Fonder un pays neuf, dans le contexte québécois du XIXe siècle, c’est d’abord défricher, établir des paroisses, tracer des rangs, délimiter des cantons. Comme le souligne Camil Girard, l’extension de l’espace habité est surtout le fait de l’initiative personnelle et familiale et les sociétés de colonisation patronnées par l’Église n’ont eu, somme toute, qu’une action limitée, compte tenu de leurs modestes moyens.
Néanmoins, l’Église catholique a joué un rôle déterminant dans l’organisation des institutions régionales à plusieurs niveaux, à commencer par la paroisse, cette structure d’encadrement de la société traditionnelle qui dépassait jadis le strict domaine de la religion. Dès le milieu des années 1840, s’ébauchent en complémentarité les premières structures municipales, scolaires et judiciaires. L’organisation des soins de santé suivra quelques décennies plus tard. L’observateur contemporain est frappé par la multiplicité des structures administratives au XIXe siècle. Tout se passe comme si les trop grandes unités administratives répugnaient à la population régionale de l’époque. Et sans doute ce trait culturel n’est-il pas exclusif au SaguenayLac-Saint-Jean. En somme, un développement institutionnel marqué du « sceau du désordre », pour reprendre l’expression de Normand Perron, où tout est pensé à l’échelle locale : la municipalité de village et la municipalité de paroisse, l’église, les écoles, etc.
Il faudra attendre la Révolution tranquille des années 1960 et l’intervention systématique de l’État dans le domaine de l’administration municipale, de l’aménagement du territoire et de la planification, des services de santé et d’éducation, des loisirs et de la culture pour qu’on assiste au renversement progressif du « localisme » au profit de la régionalisation, celle-ci étant d’abord entendue dans le sens du regroupement des ressources locales, plutôt que de la décentralisation des structures technocratiques engendrées plus tard par cette même Révolution tranquille.
[14]
Les conséquences de ce double mouvement de régionalisation sont considérables et demeurent encore mal connues, tant à l’échelle du SaguenayLac-Saint-Jean qu’à celle du Québec en général. Parmi celles-ci, on peut se demander si le passage de l’échelle locale à l’échelle régionale, favorisé par l’urbanisation, n’a pas contribué à la fois au développement d’une économie de services et à la déstructuration des vieilles communautés villageoises fondées au XIXe siècle. Il y aurait, en tout cas, une intéressante réflexion à poursuivre sur les rapports entre la croissance économique et la prise de décision politique en région.
Mais si la Révolution tranquille constitue un tournant pour la société régionale, il ne faut pas pour autant sous-estimer les trente années qui précèdent. Entre 1930 et 1960, en effet, nombre d’institutions régionales atteignent un niveau de maturité impressionnant, particulièrement dans les domaines de l’éducation et de la santé. Développement de l’enseignement supérieur, création d’écoles spécialisées pour répondre aux besoins de l’agriculture et de l’industrie, construction ou agrandissement d’hôpitaux sont avant tout le résultat d’initiatives locales. L’État provincial, à cette époque, n’intervient qu’au niveau financier. Ce développement institutionnel « à la pièce », pourrait-on dire, est loin de la planification et du quadrillage administratif des régions qui suivront la Révolution tranquille. Mais c’est peut-être au cours de cette période que le SaguenayLac-Saint-Jean affirme avec le plus d’originalité ses traits culturels. Sans doute faut-il y voir, comme le soulignent les auteurs, le résultat d’un certain isolement géographique, qui va s’atténuer par la suite, mais au détriment de l’autonomie locale et régionale. Viendront alors les politiques gouvernementales, les normes administratives et la centralisation.
Les années récentes laissent ouvert le débat sur le rapport existant entre les forces économiques et politico-administratives externes qui influent sur le développement du SaguenayLac-Saint-Jean et sur l’ensemble des dynamismes régionaux, tant sur le plan économique que socio-culturel. À cet égard, Camil Girard et Normand Perron présentent un tableau nuancé de l’ensemble de la situation. Si la région peut mettre à son crédit des réalisations telles que la modernisation de son agriculture, une plus grande participation aux industries du secteur forestier, le développement du secteur coopératif et du syndicalisme, l’expansion de l’urbanisation et de nombreuses réalisations culturelles, elle continue toujours de faire face à certains blocages, notamment en ce qui concerne la stagnation démographique, le vieillissement de la population, ou encore le difficile décollage d’un secteur industriel secondaire diversifié, générateur d’emplois.
[15]
Au-delà de l’évolution interne de la région, les auteurs ouvrent quelques pistes sur les relations entre le SaguenayLac-Saint-Jean et les régions voisines. On connaît l’importance des premiers mouvements de colonisation en provenance de la Côte-du-Sud, mais surtout de Charlevoix. Il faut espérer que des recherches ultérieures permettront de mieux saisir la place du SaguenayLac-Saint-Jean dans les rapports interrégionaux. Ainsi, l’histoire de la sous-région de ChibougamauChapais, abordée dans cet ouvrage, permet d’observer une certaine compétition entre le Lac-Saint-Jean et l’Abitibi pour le contrôle du développement minier de cet espace intermédiaire. Une analyse du développement du Moyen-Nord et de la vaste région de la Baie-James permettrait sans doute d’observer la poursuite de cette concurrence entre les deux régions. De même, une histoire du développement contemporain de la Côte-Nord permettrait-elle d’illustrer une situation analogue entre le Saguenay et le Bas-Saint-Laurent.
Après l’Histoire de la Gaspésie parue dans la même collection en 1981, l’Histoire du SaguenayLac-Saint-Jean constitue le deuxième ouvrage de la collection « Les régions du Québec » publiée par l’institut québécois de recherche sur la culture dans le cadre de son chantier de recherche sur les histoires régionales. À long terme, l’objectif est de réaliser une synthèse historique des différentes régions du Québec. Les recherches vont bon train concernant les régions du Bas-Saint-Laurent, des Cantons-de-l’Est, de l’Outaouais et de la Côte-du-Sud et l'Histoire des Laurentides deviendra le troisième ouvrage publié dans cette collection.
Au fur et à mesure que progresseront ces différentes recherches, il sera possible d’avoir une meilleure connaissance du caractère différencié de l’espace québécois et, par voie de conséquence, de la nature plus complexe qu’il n’y paraît, à première vue, de la société québécoise. Ajoutons qu’il deviendra plus facile d’établir des comparaisons interrégionales sur l’évolution parallèle ou différenciée du peuplement, de l’exploitation forestière et de l’agriculture, de l’industrie et du commerce, des institutions et de la vie culturelle, des élites et des mouvements sociaux.
La présente synthèse sur l’histoire du SaguenayLac-Saint-Jean a nécessité plus de trois années d’intenses recherches par Camil Girard et Normand Perron et leur équipe de collaborateurs et d’assistants. Sans doute ont-ils pu bénéficier des acquis de l’historiographie régionale qui sont impressionnants dans certains secteurs, en comparaison avec d’autres régions du Québec. Mais ils ont dû, dans bien des cas, faire œuvre de pionniers et mener de front d’importants dépouillements de sources diverses, des analyses nouvelles sur des sujets peu étudiés et une synthèse des grandes tendances. Il en résulte une vue d’ensemble qui, sans être complète ni définitive, a le mérite de mettre en [16] rapport les grandes composantes de la dynamique économique et sociale du SaguenayLac-Saint-Jean, des origines jusqu’à nos jours.
Il faut espérer que la publication de ce livre ait des retombées multiples. Qu’il favorise le développement de recherches nouvelles à partir des voies esquissées par les auteurs, qu’il contribue à une meilleure connaissance du SaguenayLac-Saint-Jean, non seulement parmi la population régionale, mais également ailleurs au Québec et au Canada. Si la connaissance sert de guide à l’action, souhaitons que cette synthèse enrichisse l’enseignement de l’histoire régionale et qu’elle devienne une source d’inspiration pour les divers intervenants régionaux et pour la population en général à qui elle est finalement dédiée.
Fernand Harvey
Directeur du chantier sur les histoires régionales
Institut québécois de recherche sur la culture
|