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Histoire de l'Outaouais.
Introduction générale
L’Outaouais. Une région entre deux mondes. Une région de frontières. Complexe, équivoque, fragile, forte. Une région aux multiples identités. Une région à découvrir.
En un sens, l'Histoire de l’Outaouais est très ambitieuse. Elle veut, d’une part, traverser les milliers d’années d’existence de la région pour en présenter et en interpréter l’histoire sociale, économique, politique et culturelle. Elle espère, d’autre part, apporter sa contribution au développement théorique et méthodologique de la nouvelle approche en histoire régionale selon laquelle une région particulière est étudiée tant pour son intérêt intrinsèque que pour les questions historiques d’ordre général qui concernent plusieurs régions.
Toutefois, dans un autre sens et de façon plus importante, l’Histoire de l’Outaouais vise un objectif plus modeste. Elle veut en effet servir de tremplin pour encourager des recherches ultérieures sur la région. Quelque six décennies se sont écoulées depuis la publication de la dernière histoire régionale, Le nord de l’Outaouais, un ouvrage remarquable pour son époque. Rédigé par une équipe de recherche composée de trois prêtres et de deux inspecteurs d’écoles, cet ouvrage présente une vue panoramique de l’Outaouais et décrit les caractéristiques économiques et géographiques de la région en les situant dans leur contexte historique. Conçu à l’origine pour être aussi bien utilisé dans les écoles que lu par le public en général, ce livre fascinant, afin de s’attirer les faveurs des résidants de l'époque, offre sans gêne une description très positive du passé régional et, à ce titre, ne rend pas justice à la véritable richesse de ce passé. En outre, il a été publié avant les grands changements survenus au cours des années 1930.
D’autres vues d’ensemble de l’Outaouais ont aussi contribué, de façon importante, au développement d’une conscience historique de la région et ces études apportent parfois aux chercheurs contemporains des analyses de grande valeur. Ainsi, l’étude de Raoul Blanchard publiée en 1954, « Les pays de [12] l’Ottawa », mérite une attention particulière. Cependant, ces ouvrages plus anciens comportent de sérieuses limites qui les empêchent de rencontrer les exigences des lecteurs actuels. Leurs contraintes chronologiques et thématiques tout comme leur orientation théorique sont à la fois le reflet des antécédents des auteurs et des dates de parution. Ils font désormais eux-mêmes partie de l’histoire de l’Outaouais.
Dans ce contexte, une revue systématique de la façon dont l’Outaouais a été dépeint dans les ouvrages portant sur le Québec et sur le Canada a d’abord été effectuée au début du projet de recherche. Il ne faut pas oublier que les frontières de la région outaouaise n’ont jamais été formellement tracées. L’histoire même du mot « Outaouais » est fascinante et à l’image de l’évolution des différents visages de la région. En outre, plusieurs résidants prêtent à la région le nom d’« Ouest du Québec », une identification courante chez les anglophones, comme en fait foi The West-Quebec Post, un journal local. Même la création des régions administratives du Québec n’a pas mis fin à cette constante remise en question des limites territoriales. Les frontières de la région 07 ont été revues, particulièrement à l’est et au nord. Dans un premier temps, le comté d’Argenteuil est exclu puis, en 1985, c’est au tour de celui de Labelle. Mais dans Le nord de l’Outaouais, ces deux comtés faisaient partie de la région.
Cette modification continuelle des limites de la région 07 témoigne du développement dynamique de l’Outaouais à travers les ans, une région qui n’est pas restée figée dans le temps et l’espace. Ce caractère changeant démontre que les limites territoriales de l’Outaouais varient avec l’histoire, en fonction du thème ou de la période étudiés. Se limiter à l’imposition d’une frontière unique va à l’encontre des ambiguïtés et des tensions qui ont été au cœur de l’histoire de la région. Dans ce contexte, expliquer l’évolution de l’Outaouais en termes de définitions différentes voire opposées de l’espace territorial constitue un défi scientifique majeur. Ce défi implique des réflexions et des analyses des différents contextes qui ont mené à de nouvelles représentations tant subjectives qu’objectives de l’Outaouais.
Il est évident que les histoires générales du Québec et du Canada n’ont pas considéré l’Outaouais comme une région méritant une attention particulière. Dans de nombreux volumes, on fait à peine mention de la région et, là où on le fait, on l’identifie comme la « vallée de l’Outaouais », n’apportant ainsi aucune distinction entre les deux rives. Les ouvrages d’histoire du Québec contiennent, en général, plus d’informations spécifiques ou étudient davantage la région outaouaise que les volumes d’histoire du Canada, mais la différence est mineure.
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À première vue, le peu d’attention porté à l’Outaouais dans les histoires générales n’a pas de quoi surprendre. Comme la région est située dans l’ombre d’Ottawa et quelle est généralement associée à la vallée de l’Outaouais, on ne devrait pas s’attendre à ce qu’on lui accorde une attention spéciale. Toutefois, cette constatation est importante. En effet, lorsque l’on parle de la région, on ne la considère généralement que sous deux aspects : celui d’un lieu de passage à l’époque de la traite des fourrures et celui de capitale de l’industrie forestière aux XIXe et XXe siècles. Rarement ce portrait économique limité s’enrichit-il, dans ces histoires générales, de quelques études sur l’évolution sociale, culturelle ou politique de la région. Devrions-nous ainsi conclure que ce tableau dépeint avec justesse l’évolution de la région ?
Cet intérêt porté à l’Outaouais comme un lieu de passage et comme une région forestière se fonde certainement sur une réalité historique qui s’appuie elle-même sur la situation géographique et sur la topographie de la région. Mais jusqu’à quel point une telle représentation rend-elle justice au développement historique et aux caractéristiques réelles de la région ? Il est permis de s’interroger sur les dates et sur les événements. Ainsi, l’histoire de l’Outaouais débute-t-elle avec l’arrivée des Européens ? Le rôle de la région dans la traite des fourrures en a-t-il été seulement un de route commerciale ? L’industrie forestière a-t-elle constitué la seule activité économique régionale au cours des XIXe et XXe siècles ? Qu’en est-il de l’histoire sociale, culturelle et politique de l’Outaouais ? Plutôt que de reprendre ces opinions déjà toutes faites, n’a-t-on pas pris la peine de les examiner minutieusement ?
La pertinence de ces questions est soulevée par de récentes études sur certains aspects de l’histoire outaouaise. Depuis les années I960, les chercheurs s’interrogent et se penchent sur des sources jusque-là inexplorées pour réaliser des études inédites qui malheureusement sont souvent difficiles d’accès, en particulier celles qui font partie des rapports gouvernementaux ou des thèses universitaires. De plus, ce travail a été entrepris par des chercheurs provenant d’institutions et de disciplines diverses telles l’histoire, la géographie, l’archéologie, les sciences politiques ou économiques qui, en raison des circonstances, œuvrent souvent isolés les uns des autres. Mais dans l’ensemble, toutefois, leurs conclusions remettent en question l’image traditionnelle de l’Outaouais. Les études montrent aujourd’hui que la région n’a connu une évolution ni monolithique ni simple. La traite des fourrures et le commerce du bois sont désormais perçus avec un œil nouveau et, mieux encore, les études commencent à révéler des aspects jusqu’ici méconnus de l’histoire régionale6.
L'Histoire de l’Outaouais intègre les conclusions de ces nouvelles études, tout en y ajoutant les résultats de sa propre recherche effectuée par une [14] équipe multidisciplinaire qui s’est mise au travail en 1987. Cette équipe est composée de chercheurs formés dans les domaines de l’histoire, des sciences politiques, de l’économie, de l’archéologie et de la géographie. Idéalement, une histoire régionale devrait être une « histoire globale », dans laquelle tous les aspects du processus historique sont jugés valables pour bien comprendre l’évolution d’une entité géographique spécifique. Cet idéal, toutefois, tient de l’utopie puisqu’il impliquerait l’étude d’un nombre infini de sujets et ce, à partir de sources documentaires pratiquement sans limites.
Bien que cet objectif soit irréalisable, la qualité des différents auteurs a permis de produire un volume qui dépasse de beaucoup les ouvrages historiques traditionnels qui s’intéressent surtout aux élites de la société. Ainsi, l’Histoire de l’Outaouais porte aussi bien attention aux classes ouvrières qu’aux élites, elle s’intéresse tout autant à l’histoire des femmes qu’à celle des hommes, elle considère tous les groupes ethniques, minoritaires comme majoritaires et, finalement, elle remonte aux temps les plus éloignés pour retracer l’histoire des Premières Nations. Bien que l’importance discutable du rôle de personnages comme Wright et Papineau mérite une attention spéciale dans l’histoire de l’Outaouais, leurs succès et leurs échecs doivent toutefois être envisagés dans un cadre plus général, souvent défini par des sources régionales de l’époque, la plupart du temps anonymes. De plus, les ambitions et les réalisations de ces personnages doivent être analysées adéquatement, c’est-à-dire en considérant quelles ne représentent qu’une dimension de toutes les activités humaines qui ont permis le développement de l’Outaouais. Bien qu’aucune étude ne puisse rendre justice à toute cette activité humaine, il faut reconnaître que des individus et des groupes de toutes origines ont contribué, à des degrés divers, à l’histoire de la région.
Dans une série d’articles publiés en 1985, le journal parisien Le Monde7 traduisait bien l’une des principales caractéristiques entourant la nouvelle perception de la complexité de la région outaouaise. On y décrit l’Outaouais comme « une région entre deux mondes », en insistant sur le fait que cette position est exceptionnelle, car la région subit en même temps l’attraction de deux forces, celle du Québec et celle de l’Ontario. Même si Le Monde avait tendance à aborder les aspects qui perpétuaient l’image traditionnelle de la région, il faisait aussi ressortir une dimension essentielle et fascinante, bien que mal comprise, de l’histoire régionale. En effet, comme le dieu romain Janus, l’Outaouais a, dès le début de son histoire, jeté son regard dans deux directions opposées. Si Janus regardait en avant et en arrière dans le temps, l’Outaouais jette son regard dans deux directions dans l’espace, car il a de tout temps subi les influences de l’extérieur. Il en est résulté une histoire vraiment complexe, dans laquelle des concepts familiers comme ceux de frontière ou de [15] périphérie doivent être portés à des niveaux de raffinement inhabituels si l’on veut en saisir toutes les nuances.
Afin de mieux cerner cette complexité, les chapitres sont répartis sur quatre périodes chronologiques. Les dates qui encadrent chacune de ces périodes ont été choisies avec soin, respectant l’histoire sociale, économique, politique et culturelle de la région. Chaque partie est précédée d’un court texte où sont présentés les grands thèmes de la période ainsi que quelques informations générales sur la démographie et les transports. Des illustrations, des photographies, des tableaux et des cartes, choisis avec soin, accompagnent le texte et servent à illustrer quelques-uns des principaux sujets abordés.
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