L’ÊTRE VIVANT COMME MACHINE
Sommé de se déclarer sur la spécificité de l’homme par rapport à l’animal et à la machine, le biologiste ne peut entrer en matière. Il n’est un spécialiste ni de l’homme, ni de la bête, ni du robot, car sa discipline et son point de vue l’obligent d’englober dans une même problématique ces trois types d’êtres, au point de dénier à l’homme, en particulier, les caractères distinctifs que lui reconnaissent les philosophes.
Si la biologie classique, dès le XIXe siècle, a confondu l’homme et l’animal comme êtres vivants, la biologie moderne, c’est-à-dire la biologie moléculaire, a conduit à repenser tout être vivant comme une machine comparable, dans ses structures fondamentales, aux robots construits par les cybernéticiens.
Théoriquement libérée, par les perspectives de Schrödinger, du paradoxe qui faisait de la biologie une science dont l’objet semblait échapper à la loi absolument générale de l’entropie, la biologie fondamentale moderne put effectivement décrire en principe sinon en détail en termes de structures moléculaires les propriétés essentielles des êtres vivants : d’être capables de construire à partir d’un œuf un organisme extrêmement complexe, ou encore d’avoir donné naissance à toute une série d’espèces qui, de formes simples, ont pu évoluer vers des formes complexes, et surtout d’être capables de se reproduire semblables à eux-mêmes. En dernière analyse, c’est en termes de structure de certaines molécules que la biologie rend compte de ces phénomènes ; de certaines molécules qu’on sait isoler et analyser et dont on connaît bien la structure chimique, à savoir l’acide désoxyribonucléique (ADN) qui est le support de l’hérédité, et les protéines, autre type de macromolécules qui sont les agents chimiques universels chargés de toutes les opérations particulières que suppose le fonctionnement d’un être vivant.
Or, une conséquence très remarquable de ces découvertes est d’avoir montré que le fonctionnement d’un être vivant est en réalité très proche du fonctionnement des machines telles que les conçoivent les cybernéticiens, avec leurs réseaux d’alertes et d’inter-connexions dont on commence à comprendre les éléments.
L’ADN est une macro-cellule de très grande dimension par rapport aux molécules et aux protéines. Entre l’ADN, qui joue un rôle analogue à celui de la mémoire dans une machine électronique, et la protéine qui serait l’agent d’exécution, c’est-à-dire qui réaliserait le contenu informatif de cette mémoire, il y a une mécanique qui a presque les caractéristiques d’une machine de transfert. L’utilisation de cette mémoire génétique au cours de l’embryogenèse et de la vie même de l’individu, dépend de conditions internes et externes déterminées, et est dictée par un système cybernétique.
Quant au fonctionnement des molécules qui servent de relais entre les systèmes qui fournissent l’énergie ou synthétisent des constituants cellulaires, et le monde extérieur, les conceptions modernes permettent de conclure que ces relais sont des relais moléculaires constitués éventuellement par une seule molécule, et que le fonctionnement de ces relais est en quelque sorte mécanique ; on peut l’expliquer selon des modèles théoriques très simples qui reposent sur des considérations de symétrie moléculaire.
Autrement dit, l’analyse et la description de ces objets biologiques et de leurs déformations par exemple les objets qui établissent des interactions entre les différentes parties d’un organisme, ou entre l’organisme et le monde extérieur sont strictement mécanistiques et presque géométriques quant à leurs déformations.
On ne saurait dire que ce type de déformation moléculaire permet de rendre compte de toutes les interactions spécifiques à l’intérieur d’un organisme ; mais si, en particulier, on ne sait pas interpréter avec certitude en termes moléculaires le système nerveux central et l’emmagasinement des informations extérieures, c’est-à-dire la mémoire, il ne fait pas de doute que la description de ces phénomènes se fera un jour en termes très proches de ceux qui viennent d’être utilisés.
Cette conception de l’être vivant ne laisse absolument aucune place à une forme quelconque de vitalisme ; c’est-à-dire que plus rien n’excuse le recours à l’hypothèse selon laquelle des principes autres que des forces physiques entièrement interprétables seraient en jeu. Le fonctionnement de la cellule est « cartésien » et non pas « hégélien ».
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Au sein de cette conception mécanistique moléculaire de l’être vivant, quelle est la place de l’homme ? A-t-il une place particulière ? Du point de vue de la biologie moléculaire, l’homme ne pose aucun problème particulier. Considéré objectivement par cette science, il est en principe totalement intelligible. Ce n’est que son existence subjective qui demeure pour l’homme lui-même un mystère et ce mystère sur lui-même porte l’homme à se donner un statut particulier dans l’univers. Or, toutes les attitudes qui, d’une manière ou d’une autre, aboutissent à placer l’homme à part dans la création peuvent se ramener à la même affirmation : à savoir que l’homme, même s’il est un animal du point de vue structural, se distingue des animaux en ce qu’il a des idées, qu’il sait qu’il a des idées et qu’il se demande pourquoi.
Autrement dit, l’objet de la philosophie n’est pas l’étude de l’homme, mais l’étude des idées de l’homme. Or, cette étude doit être elle-même entreprise d’une manière scientifique.
Si les conceptions épiphénoménistes de l’idéation sont aujourd’hui abandonnées, on est en droit, sur la base des théories modernes de l’information, de considérer que les idées, pour être subjectives à certain stade, peuvent aussi être considérées comme des êtres ayant un certain contenu objectif de signification qui, dans certains cas, peut s’exprimer par des quantités définissables. Les idées sont donc, pour un biologiste, un domaine sur lequel il peut proposer quelques notions encore vagues, mais qui pourraient être précisées par la suite.
Si on admet qu’il est légitime de considérer les idées comme des êtres, ayant une organisation, une structure, un contenu, ces êtres sont comparables à des êtres vivants pour avoir la capacité d’auto-reproduction. Une idée se transmet d’un système nerveux central à un autre, d’un système nerveux central à plusieurs autres systèmes nerveux. En se transmettant elle se transforme, elle va survivre, elle va réussir ou elle ne va pas réussir, selon certains critères que l’on pourrait chercher à définir d’une manière plus objective qu’on ne l’a fait jusqu’à présent. Peut-être écrira-t-on un jour le pendant « idéologique » de l’ouvrage « biologique » de Darwin sur « L’Evolution des espèces », sous la forme d’une théorie de la sélection naturelle des idées.
Cette théorie se heurterait à de grosses difficultés dans les descriptions précises. Mais certains des éléments de base de cette théorie peuvent être proposés d’emblée.
Pour qu’une idée réussisse, pour qu’elle envahisse et domine un grand nombre d’hommes, il faut qu’elle ait un certain nombre de propriétés comparables à celles d’un microbe capable de déclencher une épidémie. D’abord, pour qu’elle ait un grand pouvoir d’invasion, une idée doit être simple. Son caractère dogmatique, sa prétention ou sa réussite à englober beaucoup d’autres idées et à prétendre réunir toutes ces idées pour constituer un corps de doctrine clair et cohérent, son caractère monolithique va lui conférer un très grand pouvoir de pénétration et d’expansion. Les grandes religions dogmatiques, comme l’islamisme ou, à un moindre degré, le christianisme, ou encore le marxisme, offrent des exemples remarquables d’un pouvoir d’invasion fondé avant tout sur ces caractères.
Mais pour qu’une idée réussisse, il ne suffit pas qu’elle soit douée du pouvoir d’invasion. Pour qu’une épidémie réussisse, il ne faut pas que le microbe parvienne à tuer jusqu’au dernier les individus qu’il aura envahis. Il faut analogiquement qu’un corps de doctrine donne aux individus d’abord, ensuite au groupe qui l’aura accepté, un grand pouvoir de résistance et d’expansion.
Or, on voit que certaines idéologies, comme les grandes religions dogmatiques, ont eu, à certains moments, dans certains milieux, non seulement un grand pouvoir d’invasion, mais ont conféré aux groupes qui les avaient acceptées, un immense pouvoir de résistance et d’expansion. Cependant, de même que certaines des réussites spectaculaires de l’évolution animale se sont trouvées, de par leur parfaite monstruosité, incapables (tels les grands reptiles de l’ère secondaire) de survivre à un changement de faune ou de climat, de même les grandes idéologies dogmatiques se révèlent un jour des prisons d’où il faudra que l’homme s’échappe, sous peine de voir périr sa culture. Mais, une fois forgé, le galérien ne se libère pas aisément de sa chaîne : témoins Vatican II ou le XXe Congrès.
Le caractère autonome des idées et l’allure biologique de leur développement met ainsi en échec toute prétention d’adopter pour l’étude de l’homme des méthodes qui ne relèveraient pas des sciences positives.
A ceux, enfin, qui chercheraient à spécifier l’homme comme un être moral, on pourrait valablement répondre que l’homme n’a pas le privilège du sentiment moral.
Les idées morales, dans le contexte qui vient d’être décrit, sont un produit de l’évolution et du commerce des hommes entre eux, comme les autres idées, et on peut se demander si certains des comportements des animaux qui vivent en société ne ressortissent pas à la notion d’une éthique. On peut surtout se demander si l’éthique de l’homme n’est pas dans une certaine mesure transmissible même à l’animal.
Est-il insensé de penser qu’un chat, surpris en train de voler un morceau de gigot, s’enfuit non par crainte d’être battu, mais parce qu’il sait qu’il fait mal ? Est-il impensable que ce chat ait acquis à notre contact des idées éthiques ?
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La conférence de Jacques Monod a été suivie d’un entretien public ‘Structures et fonctions’, présidée par M. Bernard Morel.
Conférence et entretien sont disponibles aux pages 43-47 et 213-238 du recueil des Rencontres internationales de Genève 1965, Editions de La Baconnière, Neuchâtel, 1965. |