L’UNIVERS DE L’ANIMAL ET CELUI DE L’HOMME
Je remercie les autorités des Rencontres internationales de m’avoir appelé pour participer à ces recherches qui sont les leurs et par lesquelles elles s’efforcent d’éclairer les différents problèmes qui agitent l’intelligence contemporaine.
Je remercie aussi, non sans quelque réserve, le hasard qui fait que je suis le premier à parler, celui qui essuie les plâtres et qui jette les bases des discussions à venir, celui qui a la charge de réaffirmer les évidences élémentaires par références auxquelles les débats prendront leur sens.
Comme vous le savez, le thème des Rencontres de cette année tourne autour de trois termes : le robot, la bête et l’homme. Il convient d’abord de rappeler quelques vérités premières. Tout d’abord que, si on se refuse à faire entrer la dimension théologique dans la discussion, l’homme est un animal parmi d’autres. Il est sans doute un animal particulier. Mais il est fondamentalement un animal, c’est-à-dire un être qui vit, respire et meurt, tandis que la machine n’en est pas un. Elle est un objet fabriqué par l’homme. Les choses deviennent alors plus délicates, parce qu’il n’existe aucun autre animal qui ait fabriqué des machines, qui ait même fabriqué le moindre outil.
Nous nous trouvons devant une première difficulté : l’homme est décidément animal, mais dans le genre « animal », il se différencie des autres animaux pour être le seul à avoir fabriqué des outils et des machines, c’est-à-dire des engins extérieurs capables de relayer ses sens ou ses muscles.
Dans une première partie, je me contenterai d’énoncer des données simples, fondamentales, ne prêtant pas ou le moins possible à controverse. Dans une seconde partie, car je pense que c’est aussi ce qu’on attend de moi, je me hasarderai aux hypothèses téméraires.
Je commence par les évidences. Nous constatons l’opposition de deux ordres : l’ordre de l’organique ou de la vie, des plantes et des êtres qui poussent, qui croissent et qui pourrissent par leur propre énergie ou par son défaut ; d’autre part, des choses construites, rouages, machines ou horloges, qui n’existent que par artifice, qui ont eu besoin d’être conçues, imaginées et manufacturées et qui fonctionnent grâce à une énergie extérieure, ressort, chaleur, vapeur, électricité ou déflagration.
L’homme n’a ni outil ni vêtement qui fasse partie de lui. Les outils dont il se sert, les vêtements qu’il porte, il peut les déposer à son gré. Il ne saurait en être question pour l’animal. Une langouste ne peut abandonner sa carapace, un mouton sa toison. Ni la fourrure du second, ni la cuirasse de la première ne leur sont extérieures. Elles font partie de l’animal. Aussi sont-elles exclusives l’une de l’autre. La courtilière a des excavatrices, des pattes puissantes qui lui permettent de fouiller le sol et d’y creuser des galeries ; d’autres insectes ont des scies, des perforatrices, des boutoirs. Il en est qui ont des seringues à injection avec le venin à injecter. D’une piqûre faite au bon endroit, ils endorment la proie qui servira de nourriture à leur progéniture. La seiche dispose d’un appareil à projeter un liquide noir, qui lui permet de dissimuler sa fuite au prédateur. Le poisson-torpille possède des accumulateurs d’électricité au moyen desquels il lance des décharges paralysantes contre ses ennemis. Le castor a des battoirs ; la pieuvre des ventouses. Je n’en finirai pas d’énumérer cet outillage spécialisé, où chaque instrument interdit que son propriétaire puisse en employer d’autres. Les animaux pris dans leur ensemble, vertébrés ou non, ont un véritable arsenal d’outils. Mais ils ne les empruntent pas à quelque râtelier ou à quelque panoplie. Ils les ont en eux-mêmes inscrits, sculptés dans leur organisme. Ils ne peuvent pas en changer.
Il existe également des adaptations générales : les nageoires des êtres aquatiques, les ailes des oiseaux, les quatre pattes des animaux terrestres, toutes variantes d’un unique patron, le squelette des vertébrés. Tous les animaux sont également profilés, disons aérodynamiques. Tous. Il n’y a guère que l’homme qui ne le soit pas. Sa forme est aussi gauche et indécise que ses instincts. Car les divers animaux que nous avons constatés être pourvus d’instruments à finalité définie comme la seringue, la ventouse, le harpon, etc., possèdent aussi les instincts correspondants qui leur enseignent la façon de les utiliser quand et où il faut. Il se produit alors en eux une espèce de déclenchement automatique. L’homme possède à peine de semblables déclics. A peu près tout l’embarrasse. Il hésite et se trompe avant de trouver la solution, mais à plus d’un problème.
Ce que fait l’homme, il le fait à l’aide d’objets extérieurs. Au contraire, l’animal le fait à partir de ce qu’il est. Certes, il est de rares animaux qui se déguisent. On pourrait penser qu’ils s’habillent ; ainsi un mollusque, le xenophora, fixe sur sa coquille des coquilles de mollusques plus petits. Il s’agit d’une activité automatique. Si l’on met à portée d’un crabe oxyrrhinque des morceaux de journaux, il les fixe pareillement avec sa pince sur sa carapace. Le réduve masqué, dans les greniers, se couvre de poussière avec ses pattes, pour que l’on ne l’aperçoive pas. Mais si on place de la poussière verte ou rouge à sa portée, il s’en couvre immédiatement et on ne voit plus que lui.
De nombreux animaux se révèlent extraordinairement adaptés à des actions très précises. Par comparaison, l’homme semble un animal désadapté, mieux, un animal qui s’est désadapté. Mais du fait qu’il n’est plus adapté à rien, il a conquis la possibilité de devenir apte à tout, ou à peu près. Seulement il est apte à tout par intermédiaire, par objet interposé, c’est-à-dire par l’outil, et plus tard, par l’engin et par la machine.
Comment a pu se produire cette désadaptation qui est conquête d’aptitudes virtuelles ? En premier lieu, comme chacun sait, grâce à la station debout. L’homme est un quadrupède qui se tient sur ses pattes de derrière, qui a donc au début accepté à la fois une perte d’équilibre considérable et une perte non moins périlleuse de rapidité à la course. En revanche, il libérait pour d’autres tâches ses membres antérieurs et, dans ce qui allait être une main, le pouce pouvait devenir opposable aux autres doigts. Il acquerrait ainsi la possibilité de prendre un objet, de le regarder et de réfléchir sur lui. Je ne dis pas que cela suffise..., mais un tel ensemble : station debout, vision panoramique, comme dominatrice du paysage, main capable de ramasser, de cueillir, de rassembler, de lancer, démontre les énormes possibilités d’enrichissement que l’homme a pu retirer d’une première désadaptation.
Je souhaite insister là-dessus. L’animal doit choisir, disais-je, entre la carapace et le plumage. Les crustacés ont une carapace et les oiseaux un plumage. Le résultat est qu’il ne saurait y avoir de homard volant. En revanche, l’homme a très bien pu construire des appareils à la fois volants et cuirassés comme on l’a vu pendant la dernière guerre. Car il s’agissait pour lui de résoudre non un antagonisme organique, mais des difficultés externes concernant les relations entre le carburant, l’énergie, la surface portante et le poids à enlever. L’important est que le problème ait pu être déplacé dans le monde extérieur. Je citais tout à l’heure l’exemple du poisson-torpille. Ce poisson connaît une utilisation de l’électricité, mais unique. Au regard de la charge d’électricité que le poisson-torpille réussit à rassembler dans son accumulateur intime, l’homme dispose de tous les usages possibles de l’électricité.
Dernier exemple : l’orientation. Les hommes savent très mal s’orienter, beaucoup moins bien que la plupart des animaux qui de très loin reviennent à leur gîte avec une sûreté infaillible. Mais l’homme découvre et construit la boussole. Aussitôt, avec cet instrument extérieur, il peut se diriger sur toute l’étendue de la planète.
Si je tente, en première approximation, de distinguer l’homme des animaux, je dirai qu’il bénéficie d’un éventail de choix sensiblement plus ample que le leur. D’abord dans la conception. Il se représente, il se pose des problèmes ; il n’obéit pas à une conduite déclenchée. Ensuite, pour réaliser les solutions qu’il leur a trouvées, il dispose d’outils toujours plus nombreux. Il les possède tous à la fois et les utilise tour à tour.
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Par rapport à l’homme, les diverses espèces d’animaux ne sont pas situées de la même façon. Il en est qui le préparent. Ce sont les vertébrés qui vont dans le même sens que lui et qui se sont pour ainsi dire engagés dans la même voie. D’autres ont reçu en partage une évolution différente, s’écartant toujours davantage du destin des animaux à squelette. Ce sont les invertébrés, et en particulier les insectes. Invertébrés (crustacés, mollusques ou insectes) sont les animaux chez qui les parties dures, coquille, carapace ou chitine, sont à l’extérieur, tandis que les vertébrés dont l’homme fait partie, ont les parties résistantes du corps au centre de celui-ci. A première vue, ce sont les insectes qui sont les plus logiques. Mais ils perdent en souplesse ce qu’ils gagnent en protection.
Quoi qu’il en soit, cette différence fondamentale la charpente placée à l’intérieur ou à l’extérieur du corps s’est traduite au terme des deux lignes d’évolution par des comportements qui sur beaucoup de points s’opposent terme à terme, et qui a priori ne paraissent pas avoir grand rapport avec le choix original.
En premier lieu, les vertébrés ont des sentiments. La mère nourrit son petit et lui donne des soins quand il est blessé. Quand un animal est en péril, quand par exemple il risque de se noyer, il est en général aidé par ses congénères. Cette solidarité de famille ou d’espèce est propre aux vertébrés. Chez les insectes, règne une complète indifférence pour l’individu en danger. On ne constate qu’une solidarité collective, anonyme, de la ruche ou de la fourmilière. Elle se manifeste dans deux cas principaux : pour la défense de la colonie et de son habitat et pour des expéditions guerrières, ainsi quand les abeilles s’efforcent de s’emparer du miel d’une colonie voisine ou quand les fourmis ramènent dans leurs labyrinthes à titre d’esclaves nourriciers les pucerons qu’elles aiment sucer. Certaines espèces de pucerons secrètent en effet une espèce de liqueur sucrée dont les fourmis sont friandes. Mises à part ces expéditions de rapine pour les abeilles ou de chasse aux esclaves pour les fourmis, on n’observe aucune solidarité. Une fourmi ou une abeille est-elle blessée dans l’expédition, elle est simplement abandonnée. Personne ne s’attarde à la secourir. L’indifférence est générale et complète.
A ce degré élémentaire, on constate donc un vif contraste entre l’instinct des vertébrés de secourir celui des leurs qui est en peine et la complète insensibilité de l’insecte au malheur ou au besoin d’autrui.
Une deuxième différence intéresse l’enfance et l’éducation. Les jeunes vertébrés sont éduqués par leurs parents. Ils en reçoivent des leçons non seulement pour les activités nécessaires à leur subsistance, mais aussi pour ce qu’on pourrait nommer les activités de luxe, ainsi le chant pour les oiseaux chanteurs. Si on isole un canari ou un rossignol, il n’apprend pas de lui-même à chanter ; il émet des sortes de criaillements disharmonieux qui semblent la caricature du chant de l’espèce. Ce sont d’autres individus de la même espèce ou ses parents qui enseignent à l’oiseau la mélodie qu’il chantera plus tard après apprentissage. Elle appartient à l’espèce, mais elle n’est pas innée en chaque individu. Il faut qu’il l’apprenne.
Chez les insectes, au contraire, il n’y a pas d’éducation. Pour la raison très simple que les insectes n’ont pas d’enfance. Les larves qu’ils commencent par être sont des organismes complètement différents de l’insecte adulte. Il ne s’agit pas d’un développement continu, mais d’une pseudo-nécrose, d’une redistribution totale de la matière biologique qui, par exemple dans les ténèbres et la quasi indistinction d’un état de passage transforme la chenille en papillon, le vers blanc en hanneton.
L’adulte est adulte d’un seul coup. Aucune éducation, aucun perfectionnement n’est concevable. Si l’insecte a été jeune, c’est sous une autre forme et dans un autre corps.
J’en viens à un troisième contraste. Il est d’ordre social. Au cours de ces dix dernières années, beaucoup d’études ont été faites sur le troupeau, le poulailler, la harde ; sur les cerfs, les loups, les choucas. On a constaté chez ces différents animaux une vie collective, élémentaire, mais déjà structurée. La société est hiérarchisée. Au sommet, un chef fait respecter son autorité, puis chaque individu a son rang propre auquel il se tient et qu’il sait défendre. Qui plus est, cet ordre peut être contesté. Si un loup estime que c’est à lui que doit revenir le commandement de la troupe, il défie en combat singulier le loup qui, jusque-là, la dirigeait. Ils se battent. Si, à un moment donné, l’un des deux se reconnaît inférieur, il le manifeste en présentant à l’autre sa veine jugulaire, c’est-à-dire la partie de son corps la plus vulnérable. Un simple coup de dent, et la blessure est mortelle. Mais l’autre ne le mord pas, il reconnaît que son adversaire se soumet. A partir de cet instant, si c’est l’ambitieux qui l’a emporté, c’est lui qui devient le chef de la bande. Dans le cas contraire, l’ancien leader voit son autorité confirmée.
L’important est le mécanisme de remise en question du pouvoir politique, suivant l’âge, la croissance des uns, la décrépitude des autres, telle ou telle circonstance propre à modifier la hiérarchie du moment.
Dans les sociétés d’insectes, contrairement à la légende, il n’existe ni hiérarchie ni rien de comparable à un pouvoir politique.
Chez les abeilles ou les termites, ce qu’on appelle la reine ne gouverne ni ne règne ; elle est purement et simplement une reproductrice. Elle détient le monopole de la génération au milieu d’une multitude asexuée. D’où sa valeur je dirai son prestige et la fascination qu’elle exerce. Mais elle ne dispose d’aucune autorité. Sans doute, quand la reine se promène d’un rayon de la ruche à un autre, elle est toujours entourée du regard des ouvrières qui la suivent des yeux et qui, quand elle est passée, reviennent à leur tâche. Mais cette cour qui lui est faite tient exclusivement à sa spécialisation organique, inscrite dans son corps, d’une façon immuable et qui la rend physiologiquement distincte de ses prétendus sujets.
Tout est ici dominé par des automatismes comme le montre l’expérience suivante. Chez les abeilles, les ouvrières passent par deux phases. Elles sont d’abord nourrices à partir du douzième jour de leur existence ; c’est-à-dire qu’elles alimentent les jeunes larves avec une sorte de bouillie qu’elles secrètent par des glandes spéciales. Huit jours après environ, elles deviennent butineuses et vont chercher le pollen qu’elles transforment en miel. Il est clair qu’il faut, dans la ruche, un certain équilibre entre butineuses et nourrices.
L’expérience a consisté à séparer dans une colonie, butineuses qu’on a mises dans une ruche, et nourrices qu’on a reléguées dans une autre. Il s’est alors passé un véritable phénomène d’automation. Dans la ruche où il n’y avait que des nourrices, l’évolution de la moitié d’entre elles a été accélérée, et au bout de très peu de temps elles sont devenues butineuses. Inversement, dans celle où il n’y avait que des butineuses, l’organisme de certaines a rétrogradé. Elles sont revenues au stade de nourrices. Leurs glandes atrophiées se sont développées de nouveau et elles ont pu nourrir les jeunes larves. Ainsi, de façon tout automatique, l’équilibre artificiellement troublé s’est trouvé rétabli et le sort des deux ruches assuré.
Deux branches principales se partagent ainsi l’ensemble des êtres vivants : une branche qui aboutit à l’homme, avec secours aux blessés ou aux êtres en détresse, éducation et apprentissage des jeunes, contestation périodique de l’ordre social ; une autre, qui comprend le monde des insectes, et où tout semble anonyme, mécanique, immuable, calculé d’avance.
L’inattendu est qu’entre l’homme et l’insecte il y a parfois plus d’analogies qu’il n’en existe entre l’homme et les autres vertébrés. Les hommes élèvent des poules, des vaches, des chevaux, les fourmis élèvent des pucerons. L’homme cultive le blé, le maïs, le seigle, le pommier, les fourmis cultivent les champignons. La production de miel par les abeilles peut être assimilée à la production de l’acier ou de la fonte par l’homme. Elle se présente aussi comme une industrie. Toujours avec la différence que, dans un cas, la fabrication est interne par l’organisme même et, dans l’autre, externe et par l’intermédiaire d’un outillage approprié.
Chez les vertébrés, le troupeau ou la harde constitue un embryon de société. Je ne crois pas qu’on puisse dériver de la famille ce début d’existence sociale. La famille existe chez tous les vertébrés, alors qu’il n’existe aucun lien ni conjugal, ni maternel, ni filial proprement dit à l’intérieur de la ruche ou de la fourmilière ni chez aucun insecte même passant l’hiver. Mais la famille est-elle vraiment, comme on l’a affirmé au XIXe siècle, la cellule constitutive de la société ?
Je ne le pense pas pour ma part, du moins en ce qui concerne les animaux, qui tous s’éloignent du troupeau et s’isolent à l’époque du rut. La famille est complémentaire de la société, unité qui se sépare des unités voisines et fraternelles, que ce soit le couple, que ce soient, dans le sens vertical, ascendants et descendants. Une société est davantage qu’une juxtaposition de familles cénobites. C’est au point qu’on pourrait mesurer le caractère totalitaire d’une société en évaluant les droits de la famille. Plus ceux-ci sont étendus, et plus la société est libérale. Plus ils sont restreints, et plus la société est despotique. A la limite, une société complètement totalitaire annule l’existence de la famille. C’est ce qui se passe chez les insectes.
Dans le camp des insectes, on retrouve toujours de quelque façon l’empire de la spécialisation et de l’automatisme. Les fourmis cultivent des champignons, mais elles ne cultivent que les champignons. Mieux : chaque espèce de fourmis une espèce différente de champignons. Quand elles élèvent les pucerons dont elles aiment la saveur sucrée, chaque espèce de fourmis élève elle aussi une espèce différente de pucerons.
Les remarquables travaux de von Fritsch ont démontré comment les abeilles étaient capables d’enseigner à leurs congénères dans quelle direction, à quelle distance et en quelle quantité se trouvait un butin appréciable. Elles l’expriment par des virevoltes en forme de huit. Mais ce langage est au fond le contraire d’un langage humain, ou même d’un langage de vertébré ; c’est une signalisation comparable aux feux rouges ou verts que la circulation utilise pour sa bonne économie et dont l’idéal est d’éviter toute équivoque. Or, dans le langage humain, l’ambiguïté, le fait que l’auditeur puisse se tromper sur le sens du message, l’ouverture vers la métaphore et l’image, vers le sens figuré, en un mot vers la rhétorique, sont essentiels ; conditions du développement de la pensée et d’une extension en principe illimitée. Ici encore, le manque d’adaptation est facteur de fécondité. Il ne peut y avoir de langage complet qu’à partir du moment où le mot se sépare du signal et prête à une pluralité d’interprétations possibles. L’équivoque, imperfection pour un code de signaux, est au contraire pour le langage proprement dit symptôme de richesse, source d’une plus grande variété de combinaisons entre les signes. C’est la preuve qu’il est fluide et ouvert, non mécanique (comme celui qui sert pour les machines).
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Je passe maintenant à la seconde partie de l’exposé, c’est-à-dire aux hypothèses téméraires. Jusqu’à présent, je n’ai cherché qu’à situer le problème et à lui donner ses assises convenables.
L’homme et l’animal sont, selon moi, beaucoup plus proches qu’on ne l’imagine ordinairement. On affirme : l’homme est un animal parce qu’il respire, se nourrit, se reproduit, dort, se meut, etc., c’est-à-dire que la ressemblance entre l’animal et l’homme ne dépasserait pas le plan biologique, où elle est en effet évidente.
On peut imaginer une complicité beaucoup plus vaste et estimer que les hommes et les animaux ont beaucoup plus de caractères communs, en particulier le goût du jeu, de l’art, des conduites aberrantes ; le goût de se déguiser, le goût du masque, celui de faire peur et d’avoir peur.
Je commencerai par le jeu. On peut définir le jeu comme une activité libre, réglée, conventionnelle, aléatoire, improductive et limitée, c’est-à-dire nettement séparée de la vie ordinaire et éprouvée comme telle. Or, si l’on s’en tient aux termes de cette définition, due d’abord à Huizinga et que j’ai eu l’occasion de discuter et de compléter, il est incontestable que les animaux jouent. Les jeux, selon moi, se répartissent en jeux de compétition, quand on lutte sans autre intérêt que celui de démontrer une supériorité ; en jeux de simulacre, quand on joue à représenter quelqu’un d’autre ; en jeux de vertige, quand on cherche à perdre conscience et équilibre ; en jeux de hasard, enfin.
Il n’est pas douteux que les animaux procèdent à des combats où ils savent qu’ils ne se battent pas « pour de vrai ». Il existe de ces fausses luttes, par exemple chez les chevaux, qui essaient de se renverser avec leurs pattes de devant. Certains oiseaux délimitent une aire de combat et ne poursuivent pas leur adversaire au-delà du terrain balisé, comme il arrive pour la balle au tennis et au football ou pour les pièces aux dames et aux échecs. Les luttes réglées sont très différentes de celles qui se produisent à l’époque du rut. Le combat est alors sans merci ni convention tacite. L’important reste que les mêmes animaux, à d’autres moments, ont conscience qu’ils s’affrontent pour le plaisir en excluant d’avance et d’un commun accord tout risque grave ou toute possibilité d’arrêter arbitrairement le pseudo-combat. Cette triple exigence de terrain limité, de coups interdits, de joie et d’exubérance se donnant libre cours sans l’intention réelle de nuire, prouve que les animaux connaissent l’esprit de compétition ludique.
Pour les jeux de représentation, j’estime qu’on peut admettre que les danses nuptiales des oiseaux, quand il s’agit de conquérir la femelle par des mouvements d’ailes et par diverses démonstrations rythmiques, parades et pavanes, sont lointainement, mais certainement apparentées à l’art du simulacre et du spectacle, qui déjà sont théâtre.
Quand aux jeux de vertige, il n’est qu’à observer les martinets qui se précipitent en bandes, se rejoignent, se dépassent sans fin dans une sorte de ballet désordonné et panique. Le faucon nocturne d’Amérique, décrit par Audubon, se laisse tomber comme une pierre presque jusqu’au ras du sol, prenant plaisir à n’ouvrir ses ailes qu’au dernier moment. Les jeux de vertige ne sont pas limités aux oiseaux. Les gibbons se balancent à une branche flexible. Au moment où elle risque de céder, ils cessent d’appuyer, se laissent projeter par elle et se rattrapent à une autre branche comme à un trapèze. De la même manière, les rats aquatiques se font rouler par les tourbillons d’eau jusqu’au moment où ils sont comme ivres. Ils jouissent de perdre leur équilibre volontairement et dans des limites données.
En revanche, les animaux ne connaissent pas les jeux de hasard. On peut facilement le comprendre, car la remise au hasard implique une attitude de passivité et d’expectative, de supputation des chances à laquelle ne peut atteindre un animal, plutôt poussé par l’instinct que capable de calcul désintéressé. L’enfant, d’ailleurs, n’en est pas tellement plus capable que lui. Il joue très peu aux jeux de hasard. Il n’en aperçoit même pas l’intérêt. Pour lui, comme pour l’animal, le jeu, c’est d’abord l’activité et, si possible, l’activité exubérante.
J’en viens à l’art. Certains animaux semblent se livrer à une activité de nature esthétique, tels les oiseaux-jardiniers d’Australie. Ils s’emparent de fleurs ou de capsules de bouteilles, généralement de tout ce qui brille, pourvu que ce soit d’une même couleur. Ils en tapissent des petits jardins monochromes, des berceaux, des tonnelles, des esplanades où ils promènent avec orgueil leurs partenaires sexuels. Un tel besoin d’assembler et de ranger des objets d’une seule couleur, quelque automatique qu’il soit, s’apparente néanmoins à quelque confuse idée de décoration.
En tout cas, ces « artistes » entendent plaire, séduire par une disposition appropriée d’éléments choisis pour leur couleur. On peut y soupçonner un premier pressentiment de la peinture. On verra que les insectes s’en approchent par une autre voie.
Les fourmis élèvent des pucerons pour la saveur sucrée de l’exsudat qu’ils produisent. Mais, parfois, les pucerons prisonniers dévorent les larves et la fourmilière est détruite. Il est un coléoptère minuscule qui réagit à l’excitation produite par la fourmi en secrétant, au lieu de la liqueur sucrée qu’elle attend, un liquide stupéfiant qui paralyse les fourmis et les met à sa complète discrétion. Il les enivre positivement. Si l’on accepte de nommer perversion ces conduites préjudiciables à la survie de l’individu et même du groupe, il faut convenir que jusque sur ce terrain des ivresses dangereuses, il y a parallélisme entre l’insecte et l’homme.
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C’est maintenant le moment de franchir le pas décisif et de s’aventurer dans le domaine des conjectures quasi fabuleuses. J’ai écrit, il y a vingt-cinq ans, une étude sur la mante religieuse. Chacun sait qu’il s’agit d’un orthoptère, chez qui la femelle dévore le mâle au moment de l’accouplement. Je me demandai pourquoi l’insecte suscite un intérêt si vif et si partagé. Là où la mante est fréquente, elle est objet de superstition, sinon de culte. Elle acquiert une dimension mythique et il arrive, comme en Afrique du Sud, qu’on en fasse le Dieu suprême. J’ai alors étudié systématiquement les mythes qui la concernaient et aussi certains récits ou délires où il n’était nullement question de la mante religieuse, mais où le héros ou le patient finissaient par être dévorés par une femelle démoniaque au vagin denté. D’un côté, on constate le comportement réel d’un insecte courant, comportement automatique que l’on peut stimuler ou freiner par des injections chimiques ou hormonales adéquates ; de l’autre des fables significatives et des représentations obsessionnelles d’origine et de nature purement psychiques.
Le réflexe déclenché est caractéristique de l’insecte, la représentation est l’apanage de l’homme. Mais elles se correspondent : l’une apparaît comme le reflet de l’autre dans une conscience qui aurait réussi à faire une image d’une quasi-fatalité biologique. Or, on peut modifier, contester, suspendre, chasser une image, même si elle apparaît obsédante. Elle laisse place à l’hésitation et même au refus. L’insecte n’a pas ce recours. Il doit acquiescer et n’est pas même conscient qu’il acquiesce.
C’est pourtant à cause des mœurs de la mante ou de l’araignée que l’homme crée de telles fables et nourrit de tels cauchemars. D’une connivence analogue, les ailes des papillons fournissent un autre exemple. J’abandonne délibérément les oiseaux-jardiniers, dont l’activité esthétique est extérieure à eux-mêmes, tout comme celle de l’homme et j’ai l’idée, aberrante au premier abord, que les ailes des papillons pourraient être considérées comme des tableaux intérieurs. Certes, sous cette forme, la proposition ne peut que déconcerter, mais si l’on prive le mot tableau de toute acception humaine et qu’on désigne par là une surface couverte de taches de couleurs disposées sans but utile, alors tableaux et ailes de papillons présentent un caractère commun : l’inutilité chatoyante. Inutilité, car les papillons volent aussi bien avec des ailes blanches ou transparentes, comme celles des cigales ou des libellules. D’un côté, cependant, les ailes des papillons font partie de l’organisme de l’insecte, leurs dessins sont blason fixe et immuable de l’espèce. L’individu n’en est pas responsable et ne les a pas créés. Ils se perpétuent, identiques à eux-mêmes, de génération en génération. Au contraire, le peintre invente et colore une toile extérieure en connaissance de cause et d’une manière chaque fois nouvelle. Il crée et manifeste ainsi un talent, un génie, du moins une intention personnelle. Par conséquent, si, par impossible, quelqu’un se demandait a priori ce qui se passerait si un démiurge commandait (se référant aux deux extrémités des lignes d’évolution qui s’opposent) à l’insecte et à l’homme de remplir une surface avec des taches de couleurs, c’est bien à quelque chose comme l’aile du papillon interne, organique et tribal, que parviendrait la gent esclave et instinctive ; et c’est quelque chose comme les tableaux, externes et variables à l’infini, que devrait obtenir en effet une créature capable de liberté et d’invention. Sous une autre forme, le même contraste reparaît. Chez le papillon, il n’y a pas d’erreur possible et la perfection est immédiate et inévitable. Mais il n’y est pour rien. Chez le peintre, il y a chance d’erreur, à chaque instant dans la conception comme dans l’exécution. Il se trompe sans cesse, mais rectifie, il échoue, puis réussit. Quoi de moins comparable à la pseudo-nécrose qui répartit des écailles microscopiques à la surface des ailes des lépidoptères et qui détermine ainsi le dessin de leurs ailes ? Pourtant, dans les deux cas, il y a organisation de couleurs assemblées en pure perte, comme si la nature débordait chacun des deux règnes et employait leurs démarches opposées pour un même jeu ou un même plaisir.
Peut-être n’est-il pas d’autre explication au fait que la beauté des ailes de papillons n’est pas insensible aux hommes. Ils sont complices au sein de la même nature, tissés dans la même trame et relevant d’un dénominateur commun. L’impression de beauté naît ainsi de la géométrie première et générale qui fait que les fleurs, les coquilles, les ailes des papillons non seulement semblent belles, mais sont à la source de l’idée même de beauté. La nature entière est géométrique, mais d’une géométrie esclave et spécialisée, comme les outils internes des insectes dont je parlais au début. Les radiolaires anticipent au fond des océans les polyèdres parfaits de Platon. Or il n’y a pas beaucoup de polyèdres parfaits. Il y en a cinq et il n’y en aura jamais davantage. La démonstration est irréfutable, à la portée d’un élève de lycée. Les oursins, les coquilles, les corolles, les toiles d’araignées dérivent également d’une économie élémentaire et universelle, origine de la notion humaine de beauté. Ensuite se développe la géométrie inventive de l’homme, avec ses hyper-espaces et ses dimensions imaginaires, qui ne sont accessibles qu’à travers ces outils et ce langage inédits que constituent les symboles mathématiques.
Je récapitule alors les exemples précédents : mœurs de la mante religieuse et mythologie correspondante, perversions des fourmis, ailes des papillons et peintures humaines, géométrie générale de l’univers, unité profonde des ressorts de l’instinct de jeu (compétition, simulacre et vertige). Je me persuade alors que la fraternité de l’univers humain et de l’univers animal s’étend bien au-delà de la simple biologie.
Un dernier argument sera celui du masque. Avec le masque, comme tout à l’heure avec la dimension esthétique, nous sommes en présence d’un phénomène qui recouvre l’humanité entière et qui la déborde. Le masque est un ustensile universel et inexplicable par la seule biologie. On a étudié les diverses peuplades de la planète. Toutes ne connaissent pas la charrue, le harpon, la roue, l’arc ou le tour du potier, le levier ou la brouette. Mais on n’en connaît aucune qui ignore le masque. C’est comme si l’homme était né masqué, comme si une des premières tâches de l’homme primitif avait été, non pas de fabriquer le masque, mais d’apprendre à s’en débarrasser, comme il apprit par la station debout à s’affranchir de son destin de quadrupède.
Le masque a trois fonctions principales : dissimulation : il aide à devenir invisible ; déguisement : il aide à se faire passer pour un autre ; intimidation : il est employé pour susciter une peur irrationnelle et d’autant plus efficace. Tout à l’heure, je me suis hasardé à expliquer par les mœurs de la mante religieuse certains mythes, délires et obsessions de l’espèce humaine. De là même façon, à ces trois fonctions du masque (dissimulation, travesti et intimidation) correspondent chez les insectes des comportements bien attestés et chez les hommes des mythes et des préoccupations permanentes. Pour la dissimulation, il convient d’évoquer les fables d’homme invisible, depuis Gygès qui en tournant son anneau échappe aux regards, jusqu’à l’Homme invisible de Wells et les récits apparentés où le héros s’efforce de s’approprier un manteau, un chapeau ou quelque accessoire magique, qui fait qu’on ne le verra pas alors qu’il continuera de voir les autres. En second lieu, intervient le goût du travesti, c’est-à-dire le besoin de se croire un autre ou de faire croire momentanément à autrui qu’on est un autre. Ce besoin est assurément à la source du Carnaval, du théâtre et, en général, de tout divertissement ou cérémonie où intervient le déguisement, en commençant par le plaisir que tout enfant éprouve à se croire conquérant, explorateur ou cosmonaute, indien ou shérif, locomotive, sous-marin ou fusée spatiale, par la vertu du premier accessoire venu. Quant à l’intimidation, avoir peur et faire peur, j’en suis persuadé, est un ressort essentiel, non pas seulement du comportement humain, mais de l’univers animal tout entier. Il s’agit ici d’une peur hyperbolique, qui ne correspond à aucun danger réel, mais qui provoque néanmoins un frisson décisif. L’effroi que produit le masque vain simulacre pourtant en demeure l’exemple le plus frappant.
Les insectes mimétiques se confondent avec le gris de l’écorce, avec le vert de l’herbe, avec le jaune du sable ou le blanc de la neige. Souvent ils renoncent brusquement à se dissimuler et exhibent soudain des ocelles, c’est-à-dire de faux yeux énormes, jaunes, noirs ou rouges. En même temps, des spasmes les secouent, ils émettent des bruits stridents, ils adoptent une attitude qui les magnifie, ils secrètent un liquide urticant. Il est tentant de rapprocher ces manifestations de la conduite du sorcier qui surgit de la brousse, qui, lui aussi, arbore un masque muni d’énormes yeux, comparables aux ocelles des insectes, entourés comme eux de couleurs rutilantes et avec le même puits obscur au milieu, le trou noir qui fait qu’on ne voit pas l’œil ou qu’on sent tout de même le regard, c’est-à-dire qu’on se trouve fasciné et terrorisé par une pupille qui voit et qu’on ne voit pas. Le moyen de ne pas s’estimer alors à la merci d’une si magique puissance ? Entre les ocelles hypnotiques et les soubresauts de l’insecte d’une part, le masque, les danses, les bruits du tam-tam, des crécelles et des rhombes du sorcier, je ne puis apercevoir de différences essentielles. Les mêmes ressources sont mises en jeu pour les mêmes fins.
Il existe ainsi très généralement dans les sociétés primitives une sorte de complexe du masque. Son importance est telle qu’il peut souvent passer pour le ressort essentiel de leur fonctionnement.
Il s’agit d’une composition de simulacre et d’extase, de mimique et de possession où l’acteur en même temps n’est pas dupe et, au moment de l’accès, se trouve pour ainsi dire pris à son jeu. Il incarne alors sincèrement les ancêtres ou les dieux. Les sociétés secrètes à initiation imposent leur domination par cet usage conjoint du mystère et de la transe dont le masque est à la fois le support et le véhicule. Les porteurs de masques rassemblent en eux tous les pouvoirs : le pouvoir religieux, puisque les êtres masqués passent pour l’incarnation momentanée de l’au-delà et des esprits des ancêtres ; le pouvoir politique, puisque, cachés derrière leurs travestis rituels, ils terrorisent le reste de la population, soit féminine, soit adolescente ; le pouvoir économique enfin, puisqu’ils exigent des offrandes et qu’ils font payer cher les degrés successifs d’initiation qui confèrent le droit de porter des masques de plus en plus redoutables.
Je ne serais pas hostile à voir s’élaborer une vaste théorie de la civilisation qui la montrerait commençant au moment où l’homme abandonne le complexe de simulacre et de possession que caractérise l’emploi institutionnel du masque et par conséquent l’usage de la transe, du vertige et de la panique, pour adopter un autre système de coexistence où, cette fois, les principes de gouvernement seraient fondés en raison et ne reposeraient plus sur le simulacre et l’hypnose. L’histoire montre assez que c’est le début de tout ordre politique améliorable ou méthode d’administration perfectible.
Je donnerai une ultime illustration de la sortie de l’homme au dehors de l’univers purement animal. Les animaux, insectes ou vertébrés, sont entièrement pris dans le cycle des saisons, c’est-à-dire que l’histoire est pour eux, dans le meilleur des cas, un gigantesque calendrier. Elle se répète indéfiniment en passant dans des phases identiques. Or jusqu’à l’ère chrétienne, ou très peu auparavant, les hommes ont conçu l’histoire comme un éternel retour. Ils imaginaient un temps annulaire, non irréversible, où chaque instant en répète un autre qui a déjà eu lieu exactement semblable et que d’autres répéteront non moins identiquement dans l’infinité du futur. Ce temps cyclique est notamment celui de l’Orient, Inde ou Chine. C’est aussi celui de la philosophie grecque. Unanimement aristotéliciens, platoniciens, stoïciens ont défendu la conception d’un temps circulaire où chaque nouveau cycle verrait un nouveau Socrate épousant une nouvelle Xantippe et mêmement condamné à mort sous les mêmes accusations de nouveaux Anytos et Meletos. Les chrétiens pour qui il était inconcevable que le Christ fût crucifié une infinité de fois dans des circonstances identiques à chaque nouvelle grande révolution des astres, ont rejeté la conception du temps cyclique et imposé celle du temps linéaire, déjà adoptée par les historiens et les législateurs. Ainsi, en théorie comme en pratique, à la répétition saisonnière, succéda une chronologie rectiligne, c’est-à-dire un cadre où les événements ne se répètent pas, où l’histoire et par conséquent le progrès deviennent possibles, où les connaissances s’accumulent et où l’effort de l’homme n’est pas vain, mais porte des fruits.
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Il était nécessaire à l’homme pour devenir homme d’apprendre à conserver, à transmettre et à accumuler son savoir. Dès avant l’invention de l’écriture, il y eut un moment où il essaya de séparer du flux volant des paroles communes qui s’évanouissent aussitôt que prononcées, certaines formules qui lui paraissaient dignes d’avoir prise sur la mémoire de telle façon qu’il pût les retrouver, les tenir en réserve et s’en servir à nouveau.
A cette fin, l’homme paraît avoir employé deux moyens principaux : le proverbe et la prosodie, c’est-à-dire le vers. Introduire à l’intérieur de la phrase des symétries, des allitérations, des balancements équilibrés, des rappels de sonorités ou de syllabes tendait à en faire des formules mémorables. Plus tard, au moment où l’homme s’avisa qu’à chaque son, concept ou donnée des sens, il était possible de faire correspondre un symbole dessiné, le principe de l’écriture était trouvé et le problème résolu. Désormais n’importe quelle connaissance était consignée, stabilisée, pouvait être le point de départ d’une nouvelle recherche. L’animal ingénieux avait trouvé le moyen de capitaliser le savoir.
Alors, après combien de vicissitudes et de balbutiements, suivent les inventions des différents outils, celles des machines à fabriquer des outils, puis des machines à fabriquer des machines. Nous arrivons à aujourd’hui, et à l’objet même de ces Rencontres. Dès le début, l’homme a refusé d’être un être adapté dans et par son organisme. Il s’est efforcé de se forger des ustensiles extérieurs qui lui permettaient de s’adapter à n’importe quelles conditions. Il s’est agi pour lui de multiplier la force de ses muscles et l’acuité de ses sens. Il y a réussi, d’une part, par le levier, la vapeur, l’électricité, la fission de l’atome ; d’autre part, par la loupe, les différentes espèces de microscope et de télescope, par les radioscopes, les spectroscopes et l’appareillage entier de l’optique ou de l’acoustique modernes. En outre, l’homme apprenait à vaincre la distance grâce à des véhicules de plus en plus rapides. Par le scaphandre, le sous-marin, le bathyscaphe, par le ballon et l’avion, il s’est frayé une voie à travers les divers éléments et, tout récemment, jusque dans l’absence d’élément : le vide intersidéral.
Enfin, l’homme a conçu des machines propres à reproduire les opérations mécaniques de l’esprit plus vite et mieux que l’esprit ne peut faire. Elles effectuent infailliblement les calculs les plus compliqués à une vitesse prodigieuse. Il faut prendre garde que toutes ces opérations, qui sont opérations mécaniques de l’esprit, celles dont le résultat existe virtuellement, ne sont pas de la pensée. A certains égards, elles sont même le contraire. Une anecdote le fera comprendre, elle est d’un temps où n’existaient pas encore les ordinateurs. On demandait à Paul Painlevé comment il avait inventé une des machines à calculer déjà complexes qui existaient alors. « C’est très simple », répondit-il, et il entreprit un modeste calcul démonstratif, mais se trompa dans l’opération. On le lui fit remarquer : « Voilà, conclut-il, j’ai inventé la machine à calculer parce que je ne savais pas calculer. » En effet, rien n’est plus différent que calculer et inventer la machine à calculer. C’est en quoi cette anecdote est significative. Rien de commun entre concevoir, fabriquer une machine, la programmer, c’est-à-dire lui donner les éléments adéquats de réponses aux problèmes qui lui seront posés et les opérations purement automatiques dont on l’a, ce faisant, rendue capable. Tout est dans l’homme. La machine n’est et ne sera jamais que de la ferraille, une matière manufacturée où passe un courant avec de misérables grésillements. Le miracle est que l’homme ait su imaginer et exécuter un engin qui lui mâchait la besogne et lui épargnait un travail mental pénible, lent et fastidieux.
Je ne comprends pas cette espèce de terreur, de nature assurément mythologique, que notre temps semble ressentir à l’égard des machines et de leurs perfectionnements. Elles ne sont rien que du verre et du métal, que fait frémir une énergie domestiquée. Elles ne peuvent rendre que les services très précis que chaque fois l’homme leur demande dans un langage approprié : leur nature, qui est bien dans l’affaire ce qui lui a coûté le plus d’efforts et de génie. Le reste, la part de la machine... est machinale, justement. Je m’en persuade : le vrai problème est de se demander d’où vient en l’homme son effroi des machines, esclaves construites par lui sur ses calculs et pour son service ?
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La conférence de Roger Caillois a été suivie d’un entretien public ‘La grande chaîne des êtres’, présidée par M. Jean Starobinski.
Conférence et entretien sont disponibles aux pages 11-30 et 165-187 du recueil des Rencontres internationales de Genève 1965, Editions de La Baconnière, Neuchâtel, 1965. |