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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Lise Pilon, “La condition économique de l'habitant québécois 1760-1854”. Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 1, no 2, 1977, pp. 23-35. Québec : département d'anthropologie, Université Laval.

Lise Pilon-Le 

La condition économique
de l'habitant québécois 1760-1854
”. 

Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 1, no 2, 1977, pp. 23-35. Québec : département d'anthropologie, Université Laval.

 

Introduction
 
Les rapports de production dans l'agriculture
 
L'implantation du régime seigneurial canadien
Le rapport de production seigneurial
 
La pénétration du capitalisme dans l'agriculture : 1760-1854
 
Maintien du régime seigneurial et commerce des fourrures : 1760-1790
Le régime seigneurial approvisionne le commerce en blé et en bois : 1791-1823
Les contradictions de la propriété seigneuriale : 1824-1854
 
Conclusion
 
Référence

 

Introduction

 

En 1760, la Nouvelle-France, une formation sociale à dominante commerciale, change de métropole. Comprendre sa spécificité, c'est d'abord la situer dans le contexte des relations de pouvoir entre une métropole et sa colonie. La formation sociale québécoise s'est constituée sur la base de sa dépendance envers une métropole, la France d'abord, l'Angleterre ensuite. Toutefois, la relation métropole-colonie doit être située dans le contexte plus global de la transition du féodalisme au capitalisme aux XVllle et XlXe siècles. Cette période se caractérise par la coexistence contradictoire de deux modes de production : le féodalisme et le capitalisme commercial. [1] Le commerce international constitue le champ d'activité principal du capitalisme. Au fur et à mesure du développement du capitalisme, tes rapports sociaux à la campagne sont modifiés, le féodalisme est déstructuré, et le mode de production capitaliste deviendra dominant dans l'ensemble de la formation sociale. Se développant d'abord parallèlement à l'agriculture, le capitalisme y pénétrera selon deux voies distinctes : la voie française et la voie anglaise. Au XVllle siècle, les formations sociales française et anglaise illustrent deux voies différentes de transition au capitalisme. 

La première voie, celle suivie par la France au XVIIIe siècle et le Japon au XIXe siècle, est celle que Marx a appelée "la voie réellement révolutionnaire". Le développement du capitalisme donne lieu à la pénétration du capitalisme dans l'agriculture sous un "masque féodal". Paradoxalement, et d'une manière contradictoire, l'essor du capitalisme et le contrôle qu'il exerce sur la production agricole ont pour effet de favoriser le maintien des féodaux comme classe distincte de la bourgeoisie. Le développement du capital marchand crée une demande de produits agricoles à commercialiser. Le seigneur est le dépositaire traditionnel du surplus paysan sous forme de rente en nature. Afin de mettre plus de produits agricoles dans le circuit des marchandises, le seigneur réactivera les anciens droits féodaux et augmentera la rente féodale en nature. Il s'agit d'une récupération féodale du développement du capitalisme ayant pour effet de consolider la domination féodale. Les propriétaires fonciers s'approprient tous les bénéfices de la rationalisation de l'agriculture sous l'impulsion du capitalisme, bloquant ainsi l'expansion du capitalisme. Conséquemment, cela pose la nécessité d'une transformation révolutionnaire vers le capitalisme. Le développement du capitalisme entraîne un renforcement de l'exploitation féodale des paysans et l'impossibilité à court terme pour la bourgeoisie de révolutionner ce mode de production. La bourgeoisie s'alliera donc aux paysans pour renverser la noblesse. 

La seconde voie, la voie anglaise, se caractérise par une relation différente entre la noblesse et la bourgeoisie. La noblesse y constitue une fraction distincte au sein de la bourgeoisie et non une classe différente de celle‑ci. Elle prend la direction du développement capitaliste d'abord dans l'agriculture, ensuite dans l'ensemble de la formation sociale. La pénétration du capitalisme dans l'agriculture s'effectue sous la forme d'une transformation de la rente féodale en rente capitaliste. Deux conditions sont nécessaires pour réaliser cette transformation : la mutation de la propriété féodale de la terre en propriété absolue de type capitaliste et l'élimination de la possession paysanne des terres. La Révolution anglaise a renforcé le monopole foncier des propriétaires et amorcé un processus d'expropriation violente des paysans qui aura pour résultat de faire disparaître les paysans et la petite production marchande. Trois classes sociales caractérisent alors l'agriculture anglaise, longtemps considérée comme prototype de l'agriculture capitaliste : le propriétaire foncier, le fermier capitaliste et l'ouvrier agricole. En 1760, la formation sociale anglaise a amorcé le processus d'expropriation de la paysannerie et de création d'un prolétariat agricole et industriel. Le mode de production capitaliste est dominant dans l'ensemble de la formation sociale anglaise, solidement implanté dans l'agriculture, l'industrie naissante et le commerce international, ce dernier constituant une source considérable d'accumulation de capital‑argent permettant à la bourgeoisie de financer le démarrage industriel. 

Cet article a pour but d'étudier la condition paysanne sous le régime seigneurial dans la formation sociale québécoise de 1760 à 1854. Pour comprendre en quoi consiste le régime seigneurial canadien, il importe de le situer dans le contexte de la transition du féodalisme au capitalisme de même que dans le contexte des rapports de domination coloniale. À titre d'hypothèse, cette période sera considérée comme période de transition vers la domination du mode de production capitaliste dans la formation sociale coloniale. Elle se présente sous la forme de la coexistence du capitalisme commercial et de rapports de production de type seigneurial dans l'agriculture, c'est‑à‑dire basés sur l'extorsion par un seigneur d'un surtravail paysan par le moyen de redevances seigneuriales. 

Nous tenterons, dans la première partie, de déterminer la nature des rapports de production dans l'agriculture québécoise à partir de l'examen du régime seigneurial canadien. La seconde partie esquissera les étapes de la pénétration du capitalisme dans l'agriculture. Nous y distinguerons trois étapes : - la fin du XVIIIe siècle où le rapport de production seigneurial sert principalement de soutien au commerce des fourrures ; - le début du XIXe siècle, où l'agriculture devient le soutien principal du commerce colonial orienté vers l'exportation du blé et du bois canadien ; - les années 1820-1854, où une contradiction profonde se développe entre le rapport de production seigneurial et le développement du capitalisme. 

 

Les rapports de production
dans l'agriculture
 

 

Quelle est la nature du rapport de production fondamental dans l'agriculture de la fin du XVIlle siècle à la première moitié du XIXe siècle ? Quelle est la position de classe des paysans québécois dans la formation sociale coloniale ? 

 

L'implantation du régime seigneurial canadien

 

Aux XVlle et XVIlle siècles s'amorce en France un processus de dépossession lente et progressive des paysans résultant de la hausse de la rente féodale en nature. Cependant, la voie française de dépossession des paysans n'entraîne pas l'expulsion massive des paysans, mais une expulsion sélective de ceux-ci, les paysans pauvres et moyens étant soumis à une rente croissante. Là où la hausse de rente met en cause la reproduction sociale du paysan, il en résulte un endettement chronique de la paysannerie et l'abandon des terres par les plus pauvres. Toutefois, une partie des paysans pauvres démunis de terre et de moyens de production ne peut entrer directement au service du capital. Un sous‑prolétariat urbain composé de chômeurs, de mendiants et de vagabonds se formera. En temps de crise économique, ce sous-prolétariat constitué d'artisans et de paysans dépossédés formera le contingent des immigrants qui, à titre d'engagés ou de soldats, accepteront un contrat de servitude dans les colonies. C'est dans ce contexte que nous devons comprendre l'émigration des Français au Canada aux XVIIe et XVIIIe siècles. 

Dans la colonie, l'immigrant est d'abord un travailleur dépossédé de terre et de moyens de production dans son pays d'origine. Contraint d'accepter la servitude pour payer son passage dans la colonie, il ne peut s'installer de plein droit qu'après avoir "fait son temps", passant alors du statut d'immigrant à celui d'habitant donnant accès à la terre et au commerce des fourrures. 

D'une manière inverse et complémentaire, le travailleur dépossédé en France est repossédé de terre et de moyens de production en Nouvelle-France. L'engagé, force de travail vendue pour une durée limitée, devient producteur direct, possesseur de terre dans la colonie. Cette repossession de l'immigrant a essentiellement pour but d'établir une nouvelle société en attirant une main‑d'oeuvre suffisante. Toutefois, cette repossession est contradictoire et problématique et elle ne se fait pas sans heurts. 

Le développement du commerce colonial nécessite celui d'une agriculture locale. Créer une paysannerie locale est le seul moyen, à long terme, d'attacher les immigrants à la colonie et de développer le commerce avec la métropole. 

Cependant, il n'était pas suffisant de créer une paysannerie locale, il fallait que celle‑ci soit assujettie à la propriété foncière. Ayant obtenu un monopole du roi à condition de peupler la colonie, les compagnies commerciales ont initié le régime seigneurial en Nouvelle-France. Ainsi, dès les débuts de la colonie, la seigneurie est condition de réalisation d'un monopole commercial. 

La seigneurie étant conçue comme la seule forme normale de propriété foncière, il n'était pas possible ou concevable à l'époque de créer une paysannerie sans créer la seigneurie comme moyen de l'encadrer. La seigneurie permet aussi à la métropole de recréer constamment la dépendance de sa colonie envers elle. D'une part, elle favorise la stabilisation d'une classe dominante locale. Faire de ceux qui contrôlent le commerce des fourrures dans la colonie des propriétaires fonciers, c'est leur donner un pouvoir économique considérable au sein de la colonie pour mieux servir les intérêts de la métropole. D'autre part, la seigneurie vise à fixer les colons à la terre et à exercer sur eux un contrôle. La seigneurie permet donc à la fois de s'assurer la fidélité d'une classe dominante locale et d'encadrer la population afin de reproduire le commerce colonial. 

 

Le rapport de production seigneurial

 

Le régime seigneurial recrée dans la colonie le rapport de production seigneur-paysan sur la base d'un prélèvement sur le surproduit paysan. Toutefois, le contexte colonial nous empêche de considérer que ce rapport de production est identique à ce qui existait dans la France médiévale. Ce qui caractérise le régime seigneurial canadien, c'est, du moins pour la période du Régime français, la limitation des pouvoirs économique, politique et militaire du seigneur par l'État métropolitain représenté dans la colonie par l'Intendant. En passant dans la colonie, la seigneurie a perdu tous ses attributs militaires. L'État métropolitain et la classe dominante qui le contrôle veulent empêcher la création d'une classe de puissants propriétaires fonciers pouvant rivaliser avec le roi. Le seigneur est obligé de concéder les terres de sa seigneurie à titre de redevances à des censitaires qui en font la demande contre des redevances précisées par la coutume ou dans le contrat de concession. 

Le seigneur n'a pas la propriété absolue des terres de sa seigneurie, il a un droit de propriété éminente lui donnant droit de faire payer à ceux à qui il a concédé des terres des redevances seigneuriales. 

Le censitaire canadien est soumis aux droits seigneuriaux suivants : le cens, la rente, la banalité, les lods et ventes, le retrait féodal. L'ensemble de ces droits seigneuriaux est contrôlé par l'État métropolitain représenté dans la colonie par l'Intendant sous le Régime français. 

Le cens, bien que monétairement peu important, est au centre du système seigneurial puisqu'en le payant le censitaire reconnaît la propriété éminente du seigneur sur sa terre et son droit d'exiger tous les autres droits seigneuriaux. Le taux usuel du cens était d'environ un sol par arpent de front. [2] 

La rente est payable annuellement au seigneur et elle n'est pas rachetable. La rente peut être payée au seigneur en nature, en argent ou en travail. La forme de paiement de la rente qui prédomine est le paiement combiné en nature et en argent. Cependant, le seigneur peut choisir le type de paiement qui lui convient, exigeant un paiement en nature, en blé de préférence, quand le prix du blé est à la hausse ou en argent quand les prix sont à la baisse. La rente en nature peut aussi être payée en chapons. La rente en argent doit être payée en monnaie française, non seulement pendant le Régime français mais aussi jusqu'en 1843 dans la majorité des seigneuries du gouvernement de Montréal. La rente est perpétuelle, inscrite dans le contrat de concession et portable au manoir seigneurial le 11 novembre de chaque année, fête de la Saint-Martin. 

La rente peut aussi être payée en travail sous forme de corvées. Le nombre de jours de corvées est exactement prévu dans le contrat de concession et il est limité à trois ou quatre jours par an. Les corvées servent principalement à la culture du domaine seigneurial et le censitaire peut s'en dispenser en payant 40 sols par journée de corvée inscrite dans son contrat. C'est alors un moyen pour le seigneur d'augmenter la rente sans en augmenter le taux. 

Le taux usuel des rentes jusqu'en 1760 est de 20 sols par arpent de front pour une terre moyenne de trois arpents de front, ou d'un sol par arpent de superficie et un chapon ou 1/2 mine de blé par 20 arpents de superficie. Pour une terre moyenne de trois arpents de front par 30 arpents, soit une superficie de 90 arpents, le censitaire paiera entre 3 et 8 livres sous le Régime français. Les rentes seront de 20% plus élevées à Montréal qu'à Québec. 

Le seigneur dispose de monopoles où, en échange d'un service obligatoire au censitaire, celui-ci lui paie une redevance. Ce sont les banalités. En Nouvelle-France, le censitaire est assujetti à la banalité du moulin seigneurial. Cela signifie qu'il doit faire moudre le blé dont il disposera pour sa consommation personnelle au moulin banal et payer 1/14e de sa production en blé comme droit de mouture. Il en coûtera cher aux censitaires qui ne feront pas moudre leur blé au moulin banal, le seigneur pouvant les poursuivre en justice pour entrer dans son droit. 

Afin de rendre les mutations de terre difficiles dans la seigneurie, l'acquéreur d'une terre doit remettre au seigneur les lods et vente. Il s'agit d'une taxe de 1/12e du prix de vente devant être payée en argent dans l'année qui suit la transaction contre quoi le seigneur lui délivre un titre de possession. À ce droit de lods et ventes se rattache le droit de retrait féodal où le seigneur peut se porter acquéreur d'une terre vendue dans sa seigneurie en priorité sur les autres acheteurs. En cas de non paiement des redevances seigneuriales, le seigneur pratique le retrait censuel enlevant le droit de possession de sa terre pour la rattacher au domaine seigneurial et la concéder de nouveau. 

Le rapport de production seigneurial prend une forme différente à chaque étape du développement de la colonie. Relativement faibles au début de la colonie, les redevances seigneuriales augmentent en valeur relative et absolue, constituant un fardeau de plus en plus lourd à supporter pour le censitaire au fur et à mesure que se peuple la colonie. 

Au XVlle siècle, la faible population, la lenteur des défrichements et l'absence de débouchés pour la production agricole incitent peu les seigneurs et les censitaires à s'intéresser à l'agriculture, le commerce des fourrures étant beaucoup plus profitable. Les revenus seigneuriaux sont faibles, la majorité des seigneurs ayant moins de 300 livres de revenu annuel. Les seigneurs s'adonnent au commerce des fourrures, s'engagent dans la bureaucratie et l'armée. Seules les seigneuries religieuses, grâce à une politique active de peuplement, réussissent à vivre de leurs revenus seigneuriaux. L'agriculture sert alors uniquement de support au commerce. Les redevances sont faibles en valeur absolue mais relativement élevées compte tenu de la pauvreté des colons. Sans capital de départ, devant accomplir un travail pénible s'étendant sur plusieurs années pour défricher la terre, l'obligation de payer la rente seigneuriale dès la seconde année d'installation représente un fardeau pour le censitaire. 

Au XVllle siècle l'augmentation de la population et l'ouverture de marchés extérieurs stimulent la production agricole. Pour la première fois les seigneuries apparaîtront rentables malgré les investissements que le seigneur doit y faire (construction d'un moulin à farine). Les premières tentatives d'élever le taux des rentes et de spéculer sur les terres non concédées se manifesteront à ce moment. De 1708 à 1741, il semble que ce genre de tentatives soit fréquent de la part des seigneurs. Les corvées, inexistantes au XVlle siècle, sont remises en vigueur dans les contrats de concession de 1708 à 1717, au grand mécontentement des censitaires. Ceux‑ci font appel à l'intendant qui abolira les corvées pour les nouveaux contrats en 1717, les censitaires devant exécuter celles qui sont déjà inscrites dans leur contrat de concession. Profitant de l'absence de contrats écrits dans certaines seigneuries, certains seigneurs tentent d'augmenter le taux des rentes. Plutôt que de concéder les terres non défrichées à titre de redevance, certains seigneurs essaient de vendre ces terres. Les Édits de 1711 et les Arrêts de 1732 viseront à mettre fin à ces pratiques mais les seigneurs en retarderont longtemps l'application. Malgré l'intervention de l'intendant comme modérateur l'exploitation des censitaires augmente à la fois en valeur relative et en valeur absolue. L'augmentation des rentes en témoigne. Ainsi, dans la seigneurie de Longueuil, la rente seigneuriale pour une terre de 90 arpents de superficie augmente de 72% entre 1677 et 1723, passant de 5 livres à 8 livres 12 sols. Dans la même seigneurie, la rente passera de 12 livres 10 sols en 1765 à 31 livres 17 sois en 1845 pour la même superficie, ce qui représente une augmentation de 154%. 

 

La pénétration du capitalisme
dans l'agriculture : 1760-1854

 

Considérant que cette période se caractérise par la transition vers la domination du mode de production capitaliste dans l'ensemble de la formation sociale coloniale, nous distinguerons trois étapes principales de cette transition selon la forme du rapport de production seigneurial.
 

Maintien du régime seigneurial
et commerce des fourrures : 1760-1790

 

Après avoir d'abord essayé d'éliminer le système seigneurial pour lui substituer des institutions démocratiques et capitalistes, l'Angleterre renonce à son projet et décide de maintenir le régime seigneurial. Les raisons qui vont amener la classe dominante métropolitaine à cette décision sont d'ordres politique et militaire. L'existence d'un déséquilibre numérique entre colonisateur et colonisés amène le colonisateur à vouloir se concilier la classe dominante locale pour contrebalancer les visées trop autonomistes des colonies américaines. Le Parlement de Londres est contrôlé majoritairement par la classe des propriétaires fonciers. Afin de diviser ses colonies pour les mettre en tutelle, la métropole remplacera la bourgeoisie marchande française par une bourgeoisie anglaise tirant son existence de sa relation avec la métropole. Dans ce but, l'administration coloniale, appuyée par Londres, s'alliera avec l'ancienne classe dominante dont les différentes fractions se sont unies en un seul groupe, celui des propriétaires fonciers (seigneurs et clergé). Il en résultera un renforcement des assises socio‑économiques de ce groupe dans la colonie, lui conférant une importance politique et économique qu'il n'avait jamais eue. 

La même période verra l'ascension d'une bourgeoisie capitaliste anglaise à partir du commerce des fourrures. L'articulation de l'agriculture au capitalisme est faible à cause de l'insuffisance de débouchés pour les produits agricoles. La bourgeoisie du castor s'intéressera cependant à l'agriculture par l'achat de seigneuries. 

Le rapport de production seigneurial se modifie. L'intendant qui jouait le rôle de modérateur entre seigneurs et censitaires n'existe plus. Les anciennes lois relatives à la Coutume de Paris sont restaurées. Les seigneurs, ayant maintenant comme seul revenu les redevances seigneuriales, réactivent les anciens droits, perçoivent les arrérages et augmentent le taux des rentes seigneuriales, celles-ci passant de deux sols par arpent de superficie à huit sols. 

 

Le régime seigneurial approvisionne le commerce
en blé et en bois : 1791-1823

 

Le déclin du commerce des fourrures amène la bourgeoisie à réorienter son activité vers l'exportation du blé et du bois sous l'impact de l'ouverture du marché métropolitain pour ces produits. Cette réorientation de l'activité commerciale entraîne la pénétration du capitalisme dans l'agriculture, accentuant les contradictions du régime seigneurial. 

Dans un premier temps, la hausse du prix du blé stimule la production agricole grâce au progrès des défrichements. L'agriculture bas‑canadienne repose sur des techniques agricoles archaïques ayant une productivité élevée sur des terres nouvellement défrichées mais qui ne permet pas le renouvellement du sol de sorte qu'au bout de quelques années, les rendements décroissent jusqu'à épuisement du sol. Afin de stimuler les paysans à produire davantage les marchands prêtent sur achat de terre. Le revenu seigneurial augmente et la propriété foncière devient très lucrative. Le seigneur exige le paiement des rentes en blé pour commercialiser le surproduit paysan et il augmente les rentes pour s'en approprier une part importante. La condition paysanne s'améliore quelque peu pendant une brève période. 

Dans un second temps s'amorce une baisse de la productivité agricole entraînant la chute rapide du revenu paysan. Les seigneurs réagiront en misant sur la rareté des terres pour maintenir leur revenu. 

Le déclin de la productivité agricole et le blocus continental orientent la bourgeoisie vers le commerce du bois à partir de 1809. Les seigneurs disposant de terres en bois debout non concédées s'intéresseront au commerce du bois. Au lieu de concéder ces terres à titre de redevances aux habitants désirant établir leurs fils, ils y exploitent la forêt. Les paysans sont contraints de morceler leurs terres en lots de plus en plus petits et étroits. 

La paysannerie se différencie économiquement en trois couches ou fractions distinctes : les paysans pauvres, les paysans moyens et les paysans aisés. C'est au niveau de l'avoir immobilier que la différence est la plus visible. La superficie moyenne des terres des paysans pauvres et moyens diminue alors qu'elle augmente pour la fraction des paysans aisés. En termes d'avoir mobilier, de production agricole, de créances et de dette, ces trois fractions se distinguent. La période que nous étudions verra s'accentuer l'écart entre les fractions pauvres et aisées de la paysannerie. D'une manière générale, l'ensemble de la paysannerie est endettée. Cependant, cet endettement ne se répartit pas également pour l'ensemble des paysans. Les paysans pauvres s'endettent pour se maintenir dans l'agriculture, les paysans moyens s'endettent pour agrandir leurs parcelles alors que les paysans aisés ont peu de dettes et beaucoup de créances. 

Le déclin de la production du blé et l'enracinement de l'agriculture dans une crise permanente au cours de la première moitié du XIXe siècle auront pour résultat une détérioration de la condition paysanne dans son ensemble, de la condition des paysans pauvres et moyens en particulier.

 

Les contradictions de la propriété seigneuriale :
1824-1854

 

Le développement du rapport de production seigneurial par l'augmentation des rentes entraînera deux conséquences : 1) l'appauvrissement d'une portion croissante de la paysannerie et l'exode vers les Etats‑Unis ; 2) le blocage de l'expansion du capitalisme. 

Les rapports seigneur‑paysans deviennent de plus en plus contradictoires. Les seigneurs continuent d'augmenter le taux des rentes, obligeant les paysans à renouveler leur contrat de concession à des conditions de plus en plus onéreuses, multipliant les réserves concernant le bois de construction et les emplacements pour des moulins à scie, ne concédant de nouvelles terres qu'à des taux prohibitifs. Les paysans s'entassent sur des parcelles de plus en plus petites et ils doivent s'endetter lourdement pour agrandir leurs parcelles et installer leurs fils dans l'agriculture. La propriété foncière jouera un rôle important dans la création d'une force de travail dépossédée de ses moyens de production, contraignant un nombre de plus en plus grand de paysans à quitter l'agriculture. À partir des années 1830, les paysans endettés, les journaliers n'ayant aucun moyen de vivre prennent la route des Etats‑Unis pour constituer la première génération de la classe ouvrière. La condition économique des paysans se détériore de plus en plus et la paupérisation devient une réalité quotidienne. La baisse du revenu paysan amène la reconversion de l'agriculture vers les cultures de subsistance (avoine, pomme de terre). Il est de plus en plus courant qu'à la mort de l'un des conjoints, le survivant ne puisse acquitter les dettes de la succession et qu'il soit nécessaire de vendre une partie ou la totalité de la terre pour acquitter les dettes les plus pressantes. Ce sont les fractions pauvres et moyennes qui subissent ces conséquences. Une minorité de paysans aisés ayant réussi à accroître son avoir immobilier et à obtenir des rendements agricoles suffisants dispose d'un capital qu'elle investira dans l'usure sous forme de prêts aux paysans moyens et pauvres, aux journaliers et aux artisans. L'usure résulte de l'impossibilité pour le capital d'origine agricole de s'investir productivement dans les conditions imposées par le rapport de production seigneurial. 

Pour la bourgeoisie capitaliste, le régime seigneurial constitue de plus en plus un blocage majeur au développement du capitalisme. Elle combattra le régime seigneurial et réussira à éliminer tout ce qui bloque l'expansion du capitalisme, c'est-à-dire ce qui fait que ce régime est un obstacle à la libre circulation du capital et à la constitution d'un marché national. Les lods et ventes, le monopole foncier du seigneur embarrassent la bourgeoisie capitaliste. Dans les villes et là où s'installe un développement industriel (compagnies de transport), le maintien du régime seigneurial signifie l'appropriation par le seigneur, à titre de propriétaire foncier, de tous les bénéfices du développement du capitalisme sans qu'il y soit pour quelque chose. L'abolition partielle du régime seigneurial par la loi de 1854 signifie pour la bourgeoisie la libération des entraves au développement du capitalisme. Le seul bénéficiaire réel de cette loi sera la bourgeoisie capitaliste qui obtiendra pour elle‑même la libération des servitudes de la propriété seigneuriale. Cette loi ne changera pas fondamentalement le rapport de production seigneurial pour le censitaire et ce sont eux qui paieront le prix de cette loi puisque les seigneurs seront indemnisés en totalité de tous leurs droits. Les censitaires seront exemptés des banalités et des lods et vente qui constituaient les principaux obstacles au capitalisme. Mais ils ne seront pas exemptés de la rente seigneuriale qui devient une rente constituée rachetable pour un capital dont la rente constitue le revenu annuel à un intérêt de 6%. Le censitaire peut racheter en totalité la rente en versant un capital qui correspond à 25 années de rente annuelle à 6% ou continuer à la paver chaque année. La majorité des cultivateurs québécois ne disposant pas du capital suffisant pour racheter la rente, continuera à la payer chaque année au seigneur ou à ses représentants jusqu'en 1940. La loi de 1854 est donc une abolition partielle du régime seigneurial qui se fera fondamentalement au détriment des paysans. La petite bourgeoisie présente à l'Assemblée n'a jamais reconnu la nature oppressive du système pour les paysans. Le mécontentement paysan contre le régime seigneurial sera dérivé et canalisé vers le nationalisme, la petite bourgeoisie imposant aux paysans son idéologie selon laquelle "la seigneurie protège la nationalité canadienne-française contre les attaques des britanniques" (Ouellet 1971 :354). 

 

Conclusion

 

Jusqu'à très récemment, les historiens se sont comportés comme si les groupes autres que ceux qui composaient la classe dominante (seigneur, marchands, religieux) n'avaient pas existé. On a écrit beaucoup de livres, alimenté de nombreux débats sur la classe dominante ou ses différentes fractions alors que la condition des groupes sociaux ayant formé la majorité de la population n'a pas suscité le même intérêt. Pourquoi ce silence ? Tout se passe comme si le peuple du Québec, constitué de voyageurs et d'engagés, d'artisans, de pêcheurs, de paysans, de bûcherons et d'ouvriers n'avait pas existé, comme si l'Histoire était le monopole des classes dominantes, présupposant par là que les masses populaires auraient toujours été passives. Le silence des historiens sur la condition paysanne comme sur les autres couches du peuple constitue un processus d'occultation illustrant l'emprise profonde des classes dominantes sur le passé. L'histoire d'une classe exploitée et dominée, c'est aussi l'histoire du silence du discours historique sur elle. Le discours historique dominant a donné une image fausse de la condition paysanne en l'idéalisant et en niant les rapports d'exploitation auxquels les paysans étaient soumis. La lecture de la plupart des travaux sur le régime seigneurial illustre bien cette tendance. Le régime seigneurial y est considéré comme la "sauvegarde de la nationalité canadienne-française", le "rempart de l'assimilation". Certains vont jusqu'à reconnaître que le système a pu devenir oppressif pour les paysans, mais la cause ne réside pas dans le système lui‑même mais dans les abus que les seigneurs anglais auraient commis envers leurs censitaires. 

Contrairement au discours historique dominant sur le régime seigneurial, nous avons constaté que les paysans québécois ont une longue tradition de résistance et de lutte tantôt passive, tantôt active contre l'imposition de corvées, de rentes et autres redevances par le seigneur et le curé. Les habitants de la seigneurie de Longueuil sont en cela exemplaires. Entre 1722 et 1851, les habitants de cette seigneurie se sont révoltés à 18 reprises contre leur seigneur et leur curé. Manifestant très souvent leur opposition au service militaire, à la construction d'une nouvelle église, à l'augmentation des redevances seigneuriales et à l'imposition de corvées, ils seront les premiers à donner le signal de l'insurrection en 1837 et à prendre les armes contre les troupes anglaises. 

Les habitants de Longueuil ont été l'objet d'une exploitation importante et continue. Le revenu seigneurial augmente de 503% entre 1773 et 1857, passant de 9,090 livres tournois à 54,900 livres tournois. Pendant la même période, la population de cette seigneurie a triplé et la production agricole n'a fait que doubler. 

En 1722, 1810, 1812, 1824, les habitants de Longueuil se sont opposés ouvertement à leur curé pour protester contre le fardeau économique que leur imposait la construction d'une église ou d'un presbytère, contre la mainmise du curé sur la Fabrique, pour des écoles laïques contrôlées par les habitants de la paroisse plutôt que par le curé. En 1719 et 1796, ils refusent les corvées publiques s'ajoutant à leurs multiples obligations pour la construction de fortifications, la construction et l'entretien de routes. De 1792 à 1837, les habitants s'opposeront à six reprises à l'augmentation des redevances et au refus de concéder du seigneur. Ils refuseront d'élire leur seigneur à l'Assemblée, adresseront plusieurs pétitions à l'Assemblée dénonçant les pratiques du seigneur et ils prendront les armes lors de l'insurrection de 1837. 

Les habitants ont donc pris conscience de l'exploitation qu'ils subissaient et ils ont manifesté à plusieurs reprises leur opposition. Cependant, les paysans n'ont jamais pu faire valoir leur position de classe autrement que comme classe‑appui, par l'intermédiaire de l'une des fractions de la classe dominante. 

Les relations des paysans avec la petite bourgeoisie illustrent l'incapacité des paysans à imposer leur point de vue de classe. Nous distinguerons deux étapes dans les relations paysans-petite bourgeoisie. 

La première étape correspond à a montée politique de la petite bourgeoisie qui, comme classe montante, aspire à devenir une bourgeoisie nationale. La petite bourgeoisie s'oppose à la bourgeoisie capitaliste anglaise et aussi à l'alliance entre l'administration coloniale et l'aristocratie cléricale. Ayant des aspirations démocratiques et libérales, elle s'alliera aux paysans dont elle endossera les aspirations anti-seigneuriales. Cette classe remet en question le lien colonial et, d'une manière secondaire et plus ou moins ambiguë, le régime seigneurial, pour instaurer un capitalisme local prenant appui sur l'agriculture. Elle s'appuiera sur le mécontentement populaire suscité par le régime seigneurial et inscrira à son programme les revendications paysannes concernant l'abolition du régime seigneurial sans indemnités aux seigneurs et l'abolition de toutes les dettes au seigneur. Un grand nombre de paysans a participé aux insurrections de 1837, particulièrement ceux de la Rive Sud de Montréal, changer un système qui devenait pour eux de plus en plus oppressif. 

L'échec de la révolution bourgeoise à laquelle aspiraient les Papineau, les Chenier et les Nelson, se solde par l'élimination politique de la fraction la plus progressiste de la petite bourgeoisie, le renforcement de la mainmise du clergé sur la population et l'alliance de la fraction la plus réactionnaire de la petite bourgeoisie avec celui‑ci. S'amorcera alors la seconde étape des relations entre cette classe et les paysans. Elle se caractérise par la domination politique et idéologique du clergé et de la petite bourgeoisie sur les paysans, cette classe ayant réaffirmé son accord avec la situation coloniale et le régime seigneurial. Une idéologie ultramontaine, nationaliste et agriculturiste construira une image idéale du paysan, niant l'exploitation dont il est l'objet et contribuant à la maintenir. Cette relation de domination entre ces deux classes couvrira la seconde moitié du XlXe siècle jusqu'à la fin des années 1950. 

 

RÉFÉRENCE

 

OUELLET F. 1971 Histoire économique et sociale du Québec : 1760-1850. Montréal : Fides.



[1]    Le féodalisme est distinct du mode de production féodal qui caractérise l'Europe occidentale médiévale. Il est le résultat de la décomposition du mode de production féodal sous l'impact du capitalisme. Politiquement, il prend la forme de la monarchie absolue.

[2]    II s'agit de la monnaie française dont l'unité monétaire est la livre tournois. Une livre tournois comprend 20 sols et un sol équivaut à 12 deniers. Pour la période que nous étudions, la monnaie française et la monnaie anglaise coexistent. Nous poserons les équivalences suivantes : la livre française correspond au chelin anglais (1 chelin = 1.4 livre fr.), le sol équivaut au penny anglais (1 sol = 1/2 pence). Une livre sterling comprend 28 livres françaises.


Revenir à l'auteur: Jacques Brazeau, sociologue, Univeristé de Montréal Dernière mise à jour de cette page le samedi 31 mai 2008 13:55
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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