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Jean Piaget et Neuchâtel.
L’apprenti et le savant.
Avant-propos
Cet ouvrage paraît alors que l’on célèbre le centième anniversaire de la naissance de Jean Piaget. Ce livre n’est cependant ni un éloge de circonstance ni une biographie qui retrace dans le menu les faits et gestes et le parcours intellectuel du savant. D’autres l’ont déjà fait avec talent, et l’apport scientifique de Piaget n’a pas fini d’être évalué, analysé, reconsidéré. L’intention n’est donc pas « d’expliquer » Piaget, encore moins de déceler, a posteriori, une trajectoire toute tracée par le destin.
L’ambition, ici, est autre : nous avons souhaité, avant toute chose, reconstituer le contexte historique, au sens large du terme, qui a permis l’éclosion de la pensée de Jean Piaget. Nous avons cherché à recréer le « climat » qui a favorisé tant de savoir et tant de curiosité pour tout ce qui touche à la connaissance. Certes, il y a une grande part de génie personnel chez Piaget, mais, comme il l’enseignait d’ailleurs, son œuvre est aussi le résultat d’un processus, celui d’un homme qui s’est formé dans un milieu social et culturel particulier ; dans un « bouillon de culture », pourrait-on dire pour emprunter une métaphore biologique.
Qui sont alors les artisans de cette culture ; qui sont les coauteurs, les partenaires, les provocateurs qui animèrent les débuts de la carrière de Jean Piaget ? A quels événements, à quelles idées fut-il confronté ? Sur l’arrière-plan que constitue l’histoire particulière de Neuchâtel se dessine la vie de la famille et de son entourage, l’éducation, la scolarité et le parcours universitaire, mais aussi les premières amitiés, la fréquentation de la société des Amici Naturae, des cercles chrétiens, des milieux scientifiques. La première partie de ce livre est entièrement consacrée à ce tableau de Neuchâtel dans le premier quart de ce siècle, à ces années décisives pour la destinée future de Piaget. Si nous insistons sur ces racines, c’est pour montrer à quel point la démarche de Piaget est redevable à ses premières interrogations, combien elle est imprégnée du riche terreau de son pays natal.
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Dans une seconde partie, nous avons cherché à montrer comment Piaget a réussi à se situer au centre d’un foisonnement de théories qui surgissent dès la seconde moitié du XIXe siècle dans les sciences, et en particulier en sciences sociales. Piaget a su occuper une place éminente au carrefour d’un grand nombre de disciplines, prenant en compte aussi bien la pédagogie que la logique, la philosophie et la sociologie que la psychologie de l’enfant. Dès ses premiers écrits, dans les années 1910, Piaget est présent dans les débats qui animent le monde universitaire de ce siècle.
Sa silhouette se découpe sur la toile de fond constituée par les courants scientifiques de son époque que nous dessine ici John Rijsman : on voit la psychologie naître des travaux du physiologiste russe Ivan Pavlov et de l’approche de Wundt qui fonde en Allemagne le premier laboratoire de psychologie expérimentale ; elle surgit aussi d’une nouvelle façon de concevoir la folie - ou plutôt l’inconscient - en psychiatrie, avec Freud à Vienne et Jung à Zurich ; la pédiatrie balbutiante « réinvente » le rôle de l’enfance et se penche sur les conditions psychologiques de l’éducation : Montessori à Rome, Decroly à Bruxelles, Claparède à Genève, puisant outre-Atlantique une partie de son inspiration. L’instruction publique, devenue obligatoire, connaît des problèmes d’administration qui, eux aussi, marqueront la nouvelle psychologie, en particulier au travers des travaux de mise au point d’un « test d’intelligence » par Alfred Binet. C’est d’ailleurs dans son laboratoire, qu’à l’instigation de Théodore Simon, Jean Piaget conduira ses premières études de psychologie de l’enfant en se souvenant sans doute des débats psychanalytiques auxquels il vient d’assister comme étudiant à Zurich. Il pense aussi aux rapports entre la logique et l’élaboration des connaissances que posait son maître neuchâtelois, le philosophe Arnold Reymond et à ses propres expériences au sein du mouvement de jeunesse fondé à Neuchâtel par Pierre Bovet, ce chrétien fervent, lecteur lui aussi de William James.
De grandes questions intéressent alors les esprits scientifiques : les rapports de l’individu et du social, l’évolution des espèces et celle de la connaissance, le rôle de l’inné et de l’acquis, etc. Piaget est l’enfant d’une époque complexe, d’un terrain fertile, d’une quête engagée, comme le sont de nombreux autres acteurs de cette aventure intellectuelle. Sa réception sera d’ailleurs multiple et variée : comme le montre ici même Daniel Hameline, il y a plusieurs figures de notre héros.
Le parcours de Jean Piaget
Né le 9 août 1896 à Neuchâtel, la petite capitale d’une république et canton suisse située au pied de la chaîne jurassienne, Jean Piaget est éduqué dans un milieu de culture et de foi. Une scolarité sans problème l'autorise à emprunter des chemins de traverse ; il se passionne bien vite pour les sciences [9] naturelles, aidé dans ses premiers pas par des chercheurs, par des professeurs attentifs et bienveillants. Il noue de nombreux contacts avec des camarades qui partagent ses interrogations. Attiré également par le christianisme social qu’illustre le pasteur Paul Pettavel dans cet autre pôle intellectuel, économique et artistique du canton de Neuchâtel qu’est la ville de La Chaux-de-Fonds, il s’engage dans ses débats. Les publications de jeunesse de Piaget témoignent de cette double passion pour les problèmes scientifiques et pour les idées philosophiques et religieuses.
Piaget paraît effectuer ses études à la Faculté des sciences de l’Université de Neuchâtel en dilettante, occupé à établir aussi des contacts étroits avec les disciplines enseignées dans les autres facultés. Sa santé fragile l’oblige à de fréquents séjours dans les Alpes ; il en profite pour récolter des mollusques qui fourniront la matière première de sa thèse. Mais ce travail de doctorat paraît bien mince, tandis que de nombreuses publications assurent déjà sa réputation dans les milieux spécialisés.
Biologiste, préoccupé de philosophie des sciences et des rapports entre croyance et connaissance, Piaget se décrira comme faisant un détour par la psychologie pour s’interroger, par des méthodes nouvelles, sur la question centrale de l’épistémologie. Et c’est peut-être malgré lui qu’il est connu aujourd’hui avant tout comme un psychologue, voire comme un pédagogue.
Après sa solide formation neuchâteloise, Piaget part donc poursuivre ses études à Zurich et à Paris. Il se trouve à une croisée de chemins, entre la culture allemande et française : Kant et Bergson, mais aussi Freud et Léon Brunschvicg. Dans son chapitre, Jean-Jacques Ducret nous montre Piaget cherchant en psychologie de l’enfant des outils pour avancer sa recherche philosophique en épistémologie et des sciences, mais aussi pour, d’une certaine manière, vérifier les hypothèses formulées par son maître Arnold Reymond. Il s’inspire ses travaux de malacologie en transposant dans la psychologie les concepts d’accommodation et d’assimilation.
Installé à Genève à partir de 1921, il y effectue l’essentiel de sa carrière universitaire. Celle-ci est entrecoupée de séjours à Neuchâtel, à Lausanne et à Paris. Dans sa ville natale, il reviendra enseigner la philosophie et l’histoire des sciences, la psychologie et la sociologie de 1925 à 1929. Dans la capitale française, berceau de sa famille maternelle, il travaillera d’abord dans le laboratoire de Binet. Bien des années plus tard, il reviendra y enseigner en 1942 au Collège de France, puis comme remplaçant de Maurice Merleau-Ponty dans la chaire de philosophie de la Sorbonne, en 1952.
Mais Genève demeure le point de référence. Il y est appelé par Edouard Claparède et Pierre Bovet, les fondateurs de l’Institut Jean-Jacques Rousseau, pour travailler à leurs côtés. Il deviendra directeur de cette institution, charge qu’il pourra assumer grâce à des codirecteurs, d’éminents pédagogues, ses compatriotes neuchâtelois originaires de La Chaux-de-Fonds Samuel Roller et Laurent Pauli. À partir de 1929, Piaget enseigne l’histoire de la pensée [10] scientifique à la Faculté des sciences de l’Université de Genève, où il occupera aussi une charge d’enseignement de psychologie expérimentale ainsi que la chaire de sociologie, de 1939 à 1952. Il est nommé à la présidence du Bureau international de l’éducation en 1929. En 1936, il enseigne à Lausanne la psychologie expérimentale et la sociologie.
C’est à Genève toujours qu’il fonde un Centre international d’épistémologie génétique en 1955. La création de ce laboratoire original et pluridisciplinaire marque le début d’un impressionnant parcours scientifique de vingt-cinq ans, ponctué par une somme de publications difficilement égalable.
L’œuvre de Piaget ne se résume pas, tant elle est diverse et abondante. Et pourtant elle s’enracine toujours d’une même question : comment la connaissance est-elle possible ? Sa production s’étend sur quelque soixante-dix années de travail fécond et connaît une diffusion et un retentissement considérables. On ne compte plus les traductions dans toutes les langues d’ouvrages qui feront référence dans les universités et laboratoires du monde entier. Controversé souvent, mais admiré la plupart du temps, Piaget a été honoré de plus de trente titres de docteur honoris causa et récompensé à maintes reprises. Il reçut le Prix Erasme en 1972 et le Prix Balzan en 1980, comparable au Nobel pour les sciences sociales. La Fondation des Archives Jean Piaget, à Genève, continue de recueillir articles et témoignages sur l’illustre savant.
L’homme d’un système
Dans cet ouvrage, Jean Piaget apparaît bien comme l’homme de la continuité, de la fidélité à un système cohérent ; il représente le scientifique qui trace patiemment et laborieusement le même sillon, qui poursuit sa tâche avec constance, rassemblant les forces de ses collaborateurs pour construire une œuvre bien spécifique. De ses premiers essais sur les mollusques à ses travaux les plus brillants et les plus élaborés sur le développement de l’intelligence humaine, Piaget demeure dominé par une seule idée, mais qu’il exprime de multiples manières, fidèle en cela à l’enseignement de Bergson.
Piaget paraît cependant bien déroutant, tant sont nombreuses les voies qu’il explore, et il convient de chercher le système qui sous-tend tout ce foisonnement. On le voudrait parfois philosophe, mais il s’est brouillé avec eux en les traitant de « sages », se refusant d’accorder la moindre crédibilité scientifique à des écrits qui ne se fondent pas sur l’expérimentation ; seuls, parmi eux, les logiciens ont maintenu le contact, même s’il est parfois tendu.
Piaget est-il alors un psychologue ? Oui, mais pour mieux aborder d’autres problèmes, déplacer le champ de la recherche psychologique pour faire de l’épistémologie. Les Russes qui le lisent attentivement, comme le relate René Van der Veer, lui reprocheront le peu d’importance qu’il accorde au facteur social. Il ne se préoccupe guère des faits sociaux (tout en enseignant la sociologie) [11] et il quitte le terrain de la psychanalyse avec laquelle il règle rapidement ses comptes.
Il n’est pas vraiment pédagogue non plus, même s’il maintient une grande ambiguïté dans ce domaine. Engagé dans le Bureau international de l’éducation, souvent cité comme théoricien de l’Éducation nouvelle, il souhaite paradoxalement ? étudier la pensée de l’enfant hors de toute influence extérieure, et en particulier de celle de l’école comme le rappelle ici Oelkers. Pourtant, il a beaucoup contribué aux progrès de la pédagogie : en se réclamant de ses théories sur le développement de l’intelligence de l’enfant et ses stades, d’autres ont modernisé l’institution scolaire pour en faire un instrument au service de l’enfant et de la compréhension mutuelle.
Moins de vingt ans après sa mort, il est encore bien difficile d’établir le bilan et de mesurer avec précision la totalité des apports de Piaget à notre culture scientifique ; il convenait toutefois d’initier un travail que d’autres se chargeront certainement de poursuivre.
Jean-Marc Barrelet
Anne-Nelly Perret-Clermont
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