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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Seymour Martin Lipset et Stein Rokkan, “Le parti politique: agent de conflit et instrument d’intégration.” In Sociologie politique. Tome 2, pp. 196-212. Textes réunis par Pierre Birnbaum et François Chazel. Paris: Librairie Armand Colin, 1971, 346 pp. Collection U2, sociologie politique.[Autorisation accordée par M. Pierre Birnbaum de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales accordée le 28 septembre 2010.]

[196]

Sociologie politique.
Tome 2.

“Le parti politique : agent de conflit
et instrument d’intégration.”

Seymour Martin LIPSET et Stein ROKKAN


Tout au long de l’histoire des régimes des pays occidentaux, le terme de « parti » a signifié division, conflit, opposition au sein d’un corps politique [1]. Étymologiquement, ce mot vient de « part », et depuis le moment où il apparut pour la première fois dans le discours politique à la fin du Moyen Âge, il a toujours conservé cette référence à un ensemble d’éléments en concurrence ou en opposition avec un autre ensemble à l’intérieur d’un certain tout unifié [2].

On nous objectera que, depuis que le vingtième siècle nous a donné une abondance de partis monolithiques, de partis totalitaires et de « systèmes monopartisans », ces expressions évoquent un autre sens du terme, un usage divergent. C’est l’illustration d’une ambiguïté ancienne dans l’usage du terme. Dans Wirtschaft und Gesellschaft, Max [197] Weber discute l’utilisation du terme de « parti » dans les descriptions de la politique des cités italiennes médiévales, et affirme que les Guelfes Florentins « cessèrent d’être un parti » au sens sociologique du terme lorsqu’ils se confondirent avec la bureaucratie au pouvoir dans la cité [3]. Weber refusait explicitement d’accepter une quelconque équivalence entre le terme de « parti » tel qu’il est employé dans les descriptions de la politique délibérément compétitive, et le terme de « parti » tel qu’il est employé dans les systèmes monolithiques. Cette distinction est analytiquement importante, mais l’utilisation du terme comporte encore une unité latente. Le parti totalitaire ne fonctionne pas par l’intermédiaire d’une freie Werbung — par l’intermédiaire d’une libre compétition sur le marché politique. Mais il est encore une partie d’un tout plus vaste, et il est encore en opposition à d’autres forces à l’intérieur de ce tout. Le parti totalitaire type est composé de la partie active, mobilisatrice, du système national : il ne dispute pas à d’autres partis les postes et les faveurs, mais il cherche toujours à mobiliser le peuple contre quelque chose — contre les forces d’opposition conspirant au sein de la communauté nationale, ou contre les pressions menaçantes des ennemis de l’extérieur. Il se peut que, d’un point de vue occidental, des élections totalitaires n’aient pas grand sens, mais elles ont néanmoins des fonctions de légi-timation importantes : elles sont le « rituel de confirmation » dans une campagne continue menée contre l’opposition « cachée », les oppo-sants illégitimes du régime établi.

[198]

Quelle que soit la structure du régime, les partis ont servi d’agents principaux de mobilisation et, en tant que tels, ont aidé à l’intégration des communautés locales à la nation ou à la fédération plus large. C’était vrai des premiers systèmes de partis en compétition, et c’est particulièrement vrai des nations à système de parti unique de l’époque postcoloniale. Dans son analyse très pénétrante de la formation du système de parti américain, William Chambers a rassemblé un ample assortiment d’indices du rôle intégrateur des premiers partis nationaux, les fédéralistes et les républicains-démocrates : ce furent les premières organisations véritablement nationales : elles représentèrent les premiers efforts couronnés de succès pour arracher les Américains à leur communauté locale et à leur État, et pour leur donner des rôles dans le système politique national [4]. Les analyses des partis existants dans les nations neuves du XXe siècle parviennent à des conclusions similaires. Ruth Schachter a montré comment les organisations africaines de parti unique ont été utilisées par les leaders politiques pour « éveiller un sens national plus large de la communauté » et pour créer des liens de communication et de coopération entre les populations territoriales et ethniques [5]. Dans les systèmes de partis rivaux, on peut analyser ce processus d intégration à deux niveaux : d’une part chaque parti établit un réseau de canaux d’intercommunications territoriales, et de cette manière sert à renforcer les identités nationales ; d’autre part, le fait qu’il joue véritablement le jeu de la concurrence sert à placer le système national de gouvernement au-dessus de n’importe quel ensemble particulier de fonctionnaires. Du même coup, les citoyens sont encouragés à distinguer entre leur loyauté envers le système politique dans sa totalité, [199] et leurs attitudes à l’égard de groupes d’hommes politiques en compétition ; tandis que les candidats au pouvoir auront intérêt, au moins s’ils ont quelque chance d’y parvenir, à maintenir cet attachement de tous les citoyens au régime et à ses lois de l’alternance. Dans un régime monolithique, on n’encourage pas les citoyens à faire la différence entre le système et les personnes en poste. La masse des citoyens a tendance à assimiler régime et programmes politiques des différents leaders et, d’ordinaire, les détenteurs du pouvoir exploitent les loyautés nationales existantes à leur profit personnel. Dans ces sociétés, toute attaque dirigée contre les leaders politiques, ou contre le parti dominant a tendance à devenir une attaque dirigée contre le système politique lui-même. Des querelles relatives à des programmes ou à des personnes spécifiques soulèvent immédiatement les problèmes fondamentaux de la survie du système. Dans un système de partis rivaux, les adversaires de l’équipe gouvernementale peuvent bien être accusés d’affaiblir l’État ou de trahir les traditions de la nation, mais le maintien de l’existence du système n’est pas en danger. Un système de partis rivaux protège la nation du mécontentement de ses citoyens ; au lieu d’être portés sur le système global, les griefs et les attaques sont dirigés vers l’équipe des gens en place [6].

Des sociologues comme E. A. Ross [7] et Georg Simmel [8] ont analysé le rôle intégrateur joué par les conflits institutionnalisés dans les systèmes politiques. La création de canaux réguliers pour l’expression des intérêts opposés a contribué à stabiliser la structure d’un grand nombre d’États-nations. Le processus d’égalisation des statuts des diverses confessions [200] a permis d’atténuer au maximum le choc des premiers conflits portant sur des problèmes religieux. L’extension du suffrage et la liberté d’expression politique ont servi à renforcer la légitimité de l’État-nation. L’ouverture de canaux autorisant l’expression de conflits latents ou manifestes entre les classes au pouvoir et les classes déshéritées a peut-être déséquilibré beaucoup de systèmes à leur début, mais en définitive a contribué à fortifier l’État avec le temps.

Cette dialectique conflit-intégration est au centre des préoccupations actuelles en sociologie comparée des partis politiques. Dans cette étude, nous insisterons sur les conflits et leur traduction en systèmes de partis politiques, sans pour autant négliger les fonctions d’intégration des partis. Nous avons simplement choisi, en partant des tensions et des clivages latents ou manifestes, de traiter des tendances au compromis et à la réconciliation, qui se greffent sur cette toile de fond constituée par les conflits initiaux. Nous nous intéressons aux partis considérés comme des alliances dans des conflits portant sur des programmes et des engagements au sein du corps politique. Les partis exercent sur le sociologue une double fascination. Ils servent à cristalliser et expliciter les intérêts en lutte, les tensions et les contrastes latents dans la structure sociale existante, et ils obligent sujets et citoyens à s’allier par-delà les lignes de clivages structurels, à se consacrer en priorité à tel ou tel rôle actuel ou futur dans le système. Les partis ont une fonction d’expression ; ils développent une rhétorique servant à traduire des contrastes existant dans la structure socio-culturelle en demandes et pressions. Mais ils ont également des fonctions instrumentale et représentative : ils forcent les porte-parole des multiples intérêts à conclure des marchés, à échelonner les demandes et à « agréger » les pressions. Les petits partis peuvent se contenter de fonctions d’expression, mais aucun parti ne peut espérer conquérir une influence décisive sur les affaires d’une communauté sans une volonté évidente d’aller au-delà [201] des clivages existants pour établir des fronts communs avec des ennemis et des opposants virtuels. Ce fut vrai, au premier stade de la formation des partis autour des coteries ou clubs de notables et de parlementaires, mais le besoin de larges alliances devint encore plus prononcé avec l’extension des droits de suffrage à de nouvelles strates de citoyens. [...] La plupart des partis aspirent à une position majoritaire dans les pays occidentaux ; ce sont des conglomérats de groupes d’opinions différentes sur un large éventail de problèmes, mais cependant unis dans leur hostilité plus grande vis-à-vis de leurs concurrents des autres camps. Des conflits et des controverses peuvent naître d’une grande variété de relations dans la structure sociale, mais seuls quelques-uns d’entre eux tendent à polariser la politique d’un système donné. Il y a une hiérarchie des bases de clivage dans chaque système, et ces ordres de primauté politique non seulement varient selon les régimes, mais tendent encore à subir des changements au cours du temps. De telles différences, de tels changements dans le poids politique des clivages socio-culturels posent des problèmes fondamentaux pour la recherche comparative : à quel moment la région, le langage ou le fait ethnique ont-ils le plus de chances de provoquer la polarisation ? A quel moment la classe aura-t-elle la primauté et à quel moment les engagements confessionnels et les identités religieuses constitueront-ils également d’importantes bases de clivage ? Quels ensembles de circonstances ont le plus de chance de favoriser des compromis entre de telles oppositions au sein des partis et dans quels cas sont-ils le plus susceptibles de créer des problèmes entre les partis ? Quels types d’alliance ont tendance à accroître la tension qui s’exerce sur le système politique et quels sont ceux qui permettent de l’intégrer ? C’est à des questions de cet ordre que la sociologie politique comparée aura à répondre dans les années à venir. Il n’y a pas pénurie d’hypothèses mais, jusqu’à présent, l’analyse approfondie portant sur plusieurs systèmes a été à peine ébauchée.

[202]

On a souvent suggéré qu’une tension beaucoup plus lourde s’exercerait sur les systèmes où les principales lignes de clivage porteraient sur la morale et la nature de la destinée humaine, plutôt que sur des sujets aussi communs et susceptibles de négociation que les prix des marchandises, les droits du débiteur et du créancier, les salaires et les profits, et la propriété des biens. Toutefois ceci ne nous mène pas très loin ; ce que nous désirons savoir, c’est le moment où l’un des types de clivage s’avérera plus marquant que l’autre, le type d’alliance qu’ils ont suscité, et les conséquences que ces constellations de forces ont eues dans la formation d’un consensus au sein de l’État-nation. Nous partirons des diverses sources logiquement possibles de tensions et d’oppositions dans les structures sociales, et nous procéderons ensuite à un inventaire des exemples concrets d’expression politique de chaque ensemble de conflits. C’est moins un schéma d’analyse exhaustif qu’une orientation de recherche que nous avons tenté d’esquisser.

Plans de clivage :
un modèle possible


Le schéma à quatre volets de classification des fonctions d’un système social, imaginé par Talcott Parsons, fournit un point de départ commode pour inventorier les bases de clivage possibles.

Ce schéma a été développé à l’origine dans les Working Papers in the Theory of Action [9] et a été tiré d’un croisement [203] des quatre dilemmes fondamentaux d’orientation inhérents aux rôles joués par les acteurs des systèmes sociaux.

Tableau 1

Classification des objets inclus dans une situation

Attitudes envers les objets

Fonctions correspondantes dans le système

I. Universalisme

- Particularisme

II. Accomplissement

- Qualité

III. Spécificité

- Diffusion

IV. Affectivité

- Neutralité affective

Adaptation Intégration Réalisation des fins Latence : maintien des modèles et libération des tensions


On en est venu à se servir de ce schéma abstrait comme paradigme fondamental dans une série de tentatives successives pour tracer un plan des courants et des moyens d’échange entre les acteurs et les collectivités à l’intérieur de systèmes sociaux ou à l’intérieur de sociétés territoriales globales. Le paradigme distinguait quatre « sous-systèmes fonctionnels » et six types de relations d’échange dans chaque société.

Trois de ces ensembles de relations d’échange intéressent le spécialiste de sociologie politique au plus, haut point : Il souhaite savoir comment les collectivités solidaires, les communautés latentes d’intérêts et de vues, et les associations

[204]

Tableau 2
Le paradigme parsonien des relations d’échange
dans la société globale


[205]

et mouvements manifestés au sein d’une société territoriale donnée limitent les options et influent sur les décisions des leaders du gouvernement et leurs agents d’exécution — ce sont tous les processus de relation d’échange existant entre les sous-systèmes I et G [10].

Il souhaite savoir combien les individus et les ménages dans la société sont prêts ou répugnent à être mobilisés pour une action par les divers associations et mouvements, et comment ils tranchent en cas de concurrence ou de conflit entre les différents agents mobilisateurs — toutes ces questions sont du domaine des relations d’échange entre les sous-systèmes L et I.

Il se préoccupe enfin de découvrir les constantes dans le comportement des individus et des ménagés dans leurs relations d’échanges directes (de L à G, de G à L) avec les agents territoriaux du gouvernement, que ce soit en tant que citoyen soumis aux lois, contribuable et appelé du contingent, ou électeur aux consultations et élections institutionnalisées.

Cependant notre tâche dans cette étude est plus restreinte. Nous n’avons pas l’intention de nous occuper de toutes les relations d’échange entre I et G, entre I et L, ou entre L et G. Les relations d’échange entre I et G ne nous concernent que dans la mesure où elles favorisent le développement de systèmes de partis concurrents. Nous nous intéressons [206] aux relations d’échange entre I et L seulement dans la mesure où elles permettent d’établir des liens marqués d'appartenance, d’identification, et d’aptitude à la mobilisation entre des partis donnés et des catégories données d’individus et de ménages. Et nous ne nous intéressons pas à toutes les relations d'échange entre L et G, mais seulement à celles qui trouvent leur expression dans les élections et les arrangements pour une représentation formelle.

D’après le paradigme de Parsons, nos tâches sont en fait au nombre de quatre :

Il nous faut d’abord examiner la structure interne du domaine I pour un certain nombre de sociétés territoriales : quels clivages se manifestèrent dans la communauté nationale dans les premières phases de consolidation, et quels clivages apparurent lors des phases postérieures de centralisation et de croissance économique ? Ce sont des questions de ce type qui seront traitées dans la section suivante.

Ensuite notre tâche consiste à comparer des séries de relations d’échange entre I et G, peur mettre en évidence des régularités dans les processus de formation d’un parti. Comment les clivages hérités trouvent-ils une expression politique, et comment l’organisation territoriale de l’État-nation, la séparation des pouvoirs entre exécutif et législatif et l’élargissement des droits de participation et de consultation affectèrent-ils le développement d’alliances et d’oppositions entre les tendances et mouvements politiques, et finalement produisirent-ils un système de parti original ? Ces questions nous occuperont dans les deux sections suivantes.

Notre troisième tâche consiste à étudier les conséquences de ces développements sur les relations d’échange entre I et L. Quelles identités, quelles solidarités, quelles potentialités de communauté d’expérience et de destin purent être renforcées et utilisées par les partis naissants, et quelles sont celles qui durent être affaiblies ou ignorées ? Où, dans la structure sociale, les partis eurent-ils la tâche la plus [207] facile dans la mobilisation d’un soutien stable, et où rencontrèrent-ils les plus infranchissables barrières de la méfiance et du refus ?

Notre tâche finale consiste à utiliser ces diverses données pour approfondir l’analyse des relations d’échange entre L et G dans l’opération des élections et de la désignation des députés. Dans quelle mesure les répartitions électorales reflètent-elles les clivages structurels d’une société donnée ? En quoi le comportement électoral est-il affecté par le rétrécissement des options provoqué par le système de partis ? et dans quelle mesure les efforts d’endoctrinement et de mobilisation sont-ils entravés par le développement d’une machine électorale politiquement neutre, la formalisation et la standardisation des procédures, et l’introduction du vote secret [11] ?

Sous-tendant cette interprétation du schéma parsonien, il y a un simple modèle à trois phases du processus d édification de la nation.

[208]

Dans la première phase, les poussées de pénétration et de standardisation venant du centre national augmentent les résistances territoriales et soulèvent les problèmes d’identité culturelle. Le « Suis-je Virginien ou Américain ? » de Robert E. Lee est l’expression typique des tensions engendrées entre G et L par les processus d’édification de la nation.

Dans la deuxième phase, ces oppositions locales à la centralisation produisent un certain nombre d’alliances entre les communautés de la nation : les potentialités de communauté de destins familiaux qui s’inscrivent dans le quadrant L engendrent des associations et des organisations dans le quadrant I. Dans certains cas, ces alliances opposeront une partie du territoire national à une autre. C’est typiquement le cas dans les pays où un certain nombre de loyautés opposées à l’ordre établi convergent : fait ethnique, religion, et classe en Irlande sous la domination anglaise, langue et classe en Belgique, Finlande, Espagne et Canada. Dans d’autres cas, les alliances tendront à gagner toute la nation et soulèveront les opposants les uns contre les autres dans chaque localité.

Dans la troisième phase, les alliances dans le quadrant I entreront dans le quadrant G et obtiendront un certain degré de contrôle non seulement sur l’usage des ressources centrales nationales (relations d’échange de G à A), mais aussi sur la canalisation des courants de légitimation de L à G. Ceci peut trouver un mode d’expression dans les réformes du droit de vote, dans les changements de procédures d’inscription sur les listes électorales et de scrutin, dans de nouvelles règles d’alliances électorales, et dans des extensions des domaines d’intervention du législatif.

Ce modèle peut être développé dans plusieurs directions. Nous avons choisi initialement de centrer notre attention sur les différenciations possibles dans le quadrant I, lieu de la formation des partis et des constellations de partis dans les démocraties de masse.

[209]

Dimensions de clivage et d’alliance

Deux dimensions de clivage :
territoriale-culturelle et fonctionnelle


Talcott Parsons a jusque-là accordé, d’ailleurs de manière surprenante, peu d’attention aux possibilités de différenciation dans le quadrant I. Parmi ses collaborateurs, Smelser a consacré beaucoup d’ingéniosité au développement d’un schéma abstrait pour expliquer les réactions et les mouvements collectifs [12], mais ce procédé compliqué d’analyse palier par palier porte essentiellement sur l’apparition de manifestations particulières, et ne fournit aucun indice pour classer et comparer des systèmes de mouvements sociaux et de partis politiques, dans des sociétés historiquement données. Nous ne pouvons espérer combler cette lacune de la littérature théorique, mais nous sommes tentés de suggérer une direction de développement conceptuel à partir du paradigme de base a, g, i, l. Nous suggérons que les clivages décisifs et leurs expressions politiques peuvent être rangés dans un espace à deux dimensions engendré par les deux diagonales de la double dichotomie :

[210]

Tableau 3
Une interprétation possible de la structure interne du quatrant I



Dans ce modèle, les dichotomies parsoniennes ont été transformées en coordonnées continues : la droite l-g représente une dimension territoriale de la structure du clivage national, et la droite a-i, une dimension fonctionnelle [13].

À l’extrémité i de l’axe territorial, nous trouverions des oppositions strictement locales aux empiètements des élites nationales dominantes ou aspirant à la domination, et de leur bureaucratie : ce sont les réactions typiques des régions périphériques, des minorités linguistiques, et des populations menacées culturellement aux pressions de la machine de l’État-nation, centralisatrice, unificatrice et rationalisante. À l’extrémité g de l’axe, nous trouverions les conflits, non pas entre unités territoriales à l’intérieur du système, [211] mais à propos du contrôle, de l’organisation, des buts et des options politiques du système global. Ceux-ci pourraient prendre la forme de luttes directes entre élites aux prises pour le pouvoir central, mais pourraient également refléter des différences plus profondes dans les conceptions de la nation, sur les priorités internes et les stratégies externes.

Les conflits le long de l’axe a-i traversent les unités territoriales de la nation. Ils produisent des alliances d’individus et de ménages situés ou orientés de manière comparable dans une grande quantité de localités et tendent à saper la solidarité héritée des communautés territoriales établies. À l’extrémité a de cette dimension, nous trouverions le conflit typique portant sur les répartitions à court terme ou à long terme des ressources, des produits, et des bénéfices de l’économie : les conflits entre producteurs et acheteurs, entre travailleurs et employeurs, entre emprunteurs et prêteurs, entre locataires et propriétaires, entre contribuables et bénéficiaires. À cette extrémité, les alignements sont spécifiques et les conflits tendent à être résolus par le biais d’un marchandage rationnel et l’établissement de règles universelles de répartition. Plus nous nous déplaçons vers l’extrémité i de l’axe, plus les critères d’alignement deviennent diffus, plus l’identification au groupe « nous » devient intense, et plus le refus du groupe « eux » devient intransigeant. À l’extrémité i de la dimension, nous trouvons les oppositions typiques « ami-ennemi » des mouvements étroitement unis, religieux ou idéologiques, à la communauté environnante. Le conflit ne porte plus sur des gains ou des pertes spécifiques, mais sur des conceptions de droit moral et sur l’interprétation de l’histoire et de la destinée humaine ; l’appartenance n’est plus une question d’affiliations multiples, mais bien un engagement diffus — de vingt-quatre heures [sur vingt-quatre — incompatible avec d’autres attaches au sein de la communauté ; et on ne laisse plus la communication s’établir librement par-delà les lignes de clivage, mais on la restreint et la réglemente pour [212] protéger le mouvement des impuretés et des germes de compromis.

On trouve rarement des clivages historiquement connus aux pôles des deux axes : un conflit concret est rarement d’ordre exclusivement territorial ou fonctionnel, mais il nourrira des tensions dans les deux sens. Le modèle sert essentiellement de grille dans l’analyse comparée des systèmes politiques : la tâche est de localiser les alliances derrière des partis donnés à des époques données dans cet espace à deux dimensions.

Les axes ne sont pas facilement mesurables, et il se peut qu’ils ne satisfassent pas aux critères d’étalonnage rigoureux ; néanmoins, ils semblent heuristiquement utiles dans des tentatives telles que la nôtre, où l’on cherche à replacer les variations empiriques des structures politiques dans les cadres conceptuels de la théorie sociologique moderne.

Party Systems and Voter Alignments :
Cross-National Perspectives
,
New York, The Free Press of Glencoe,
1967, pp. 3-11.


[1] Pour une analyse très éclairante de la place de la théorie des partis dans l’histoire de la pensée politique, voir Erwin Faul, « Verfemung, Duldung und Anerkennung des Parteiwessens in der Geschichte des politischen Denkens », Pol. Viertelj.schr., 5, mars 1964, pp. 60-80.

[2] Pour une discussion générale des usages du terme « parti » dans le contexte d’une analyse comparative des systèmes politiques pluralistes opposés aux systèmes politiques monolithiques, voir G. Sartori, Parties and Party Systems, New York, Harper and Row, 1967.

[3] « Wenn eine Partei eine geschlossene, durch die Verbandsordnung dem Verwaltungsstab eingegliederte Vergesellschaftung wird — wie z. B. die « parte Guelfa » — so ist sie keine Partei mehr, sondern ein Teilverband des politischen Verbandes », Wirtschaft und Gesellschaft, 4e éd., Tübingen, Mohr, 1956, I, p. 168 ; voir l’essai de traduction dans The Theory of Social and Economic Organisation, New York, The Free Press of Glencoe, 1947, pp. 409-410.

[4] W. Chambers, Parties in a New Nation, New York, Oxford University Press, 1963, p. 80.

[5] Ruth Schachter, « Single-Party Systems in W est Africa », American Political Science Review, 45, 1961, p. 301.

[6] Pour une analyse générale de ce processus, voir S. M. Lipset et al, Union Democracy, New York, The Free Press of Glencoe, 1956, pp. 268-269.

[7] E. A. Ross, The Principles of Sociology, New York, Century, 1920 pp. 164-165 (« La société est cimentée par ses conflits internes »).

[8] G. Simmel, Soziologie, Berlin, Duncker und Humblot, 1923 et 1958, chap. IV ; en voir la traduction dans Conflict and the Web of Group Affiliations, New York, The Free Press of Glencoe, 1964

[9] T. Parsons, R. F. Bales et K. A. Shils, Working Papers in the Theory of Action, New York, The Free Press of Glencoe, 1953, chap. 3 et 5.

On trouve le premier développement approfondi de ce schéma dans T. Parsons et N. J. Smelser, Economy and Society, Londres, Routledge, 1956. On trouve un nouvel énoncé dans T. Parsons, « General Theory in sociology », dans R. K. Merton et al. (ed.), Sociology today, New York, Basic Books, 1959, pp. 39-78. D’importantes révisions de ce schéma furent esquissées dans T. Parsons, « Pattern variables revisited », American Sociological Review, 25, 1960, pp. 467-483, et ont été présentées avec plus de détails dans « On the concept of political power », Proceeding of American Philosophy and Sociology, 107, 1963, pp. 232-262. Pour une tentative d’utilisation du schéma parsonien dans l’analyse politique, voir W. Mitchell, The Polity, New York, The Free Press, 1962 ; voir aussi son récent Sociological Analysis and Politics : The theories of Talcott Parsons, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1967.

[10] Parsons a précisé les « intrants » et les « extrants » des relations d’échange entre I et G en ces termes :

Soutien général
«------------------

Direction effective
-----------------------»

G. Politique

Soutien des programmes politiques
«-----------------------------------

Public I

Décisions contraignantes
---------------------------»

Voir E. Burdick et A. Brodbeck, « Voting and the equilibrium of the american political System », dans American Voting Behavior, New York, The Free Press of Glencoe, 1959, pp. 80-120.

[11] Talcott Parsons, dans une communication privée, a mis en évidence un certain nombre de difficultés dans ces formulations. Nous avons isolé les attributs fonctionnels dominants d’une série d’actes politiques concrets sans prendre en considération leurs nombreuses fonctions secondaires. Il est clair qu’un vote peut être traité comme un acte de soutien d’un mouvement particulier (L-I) ou d’un ensemble particulier de leaders (I-G), aussi bien que comme un acte caractéristique des relations d’échanges directes entre les ménages et les autorités territoriales constituées (L-G). Nous soutenons que dans l’étude de la politique électorale de masse des systèmes compétitifs occidentaux, on doit faire une distinction décisive entre le vote, acte formel de légitimation (le représentant élu est légitimé par le total des votes, même par ceux de ses opposants), et le vote, expression d’une fidélité au Parti. L’unification des procédures électorales et la formalisation de l’acte de préférence atténue cette distinction entre légitimation (L-G) et soutien (L-I). Pour une plus ample discussion de ces problèmes, voir S. Rokkan, « Mass Suffrage, Secret Voting and Political Participation », Archives Européennes de Sociologie, 2, 1961, pp. 132-152 ; et Talcott Parsons, « Evolutionary Universals in society », American Sociological Review, 29, juin 1964, pp. 339-357, particulièrement la discussion de l’article de Rokkan, pp. 354-356.

[12] Neil J. Smelser, Theory of Collective Behavior, Londres, Routledge, 1962.

[13] Conformément aux conventions de Parsons, nous utilisons des symboles minuscules pour les parties des sous-systèmes et des majuscules pour les parties des systèmes totaux.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 31 décembre 2020 15:53
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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