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LIRE BASTIAT
Science sociale et libéralisme
Introduction
Économiste, journaliste et homme politique, Frédéric Bastiat est l'une des figures marquantes du xixe siècle français. Mieux que quiconque à son époque, il a incarné la bataille du libéralisme et de la science contre le socialisme et l'utopie. Ses combats pour l'idée de liberté, son engagement en faveur de l'économie politique, font de lui, pendant un peu plus d'une demi-décennie, c'est-à-dire entre 1844 et 1850, l'un des principaux porte-parole du libéralisme économique en France. Avec détermination, opiniâtrement, parfois en solitaire, il s'est à maintes reprises attaqué aux principaux doctrinaires socialistes de son temps qu'il qualifiait avec son bel humour de « pétrisseurs de l'argile humain ».
De son milieu, Bastiat en a fait le procès : Louis Blanc, Victor Considérant, Pierre-Joseph Proudhon, Charles Fourier, Pierre Leroux, Etienne Cabet, pour ne nommer qu'eux, ont été peints sous sa plume à la fois comme les ennemis de la liberté et comme les adversaires de l'économie politique. Opposé aux systèmes mis en place par ces auteurs, qui forment par ailleurs un groupe assez hétérogène, Bastiat défend une méthode qui s'appuie essentiellement sur le comparatisme. Cette méthode, qui est celle aussi d'Adam Smith, de Jean-Baptiste Say, de Charles Dunoyer, permet d'expliquer, par exemple, pourquoi le libre-échange a-t-il rencontré autant d'hostilité en France alors qu'il a été reçu favorablement en Angleterre. Elle permet aussi d'identifier chez les individus les raisons, les desseins et les motivations qui sont à l'origine du vote. Elle permet enfin [10] de saisir par quels mécanismes cognitifs les sophismes en viennent à se cristalliser en idées reçues. Bastiat ne se limite donc pas à l'étude de phénomènes habituellement réservés aux économistes, comme la production et la circulation de la richesse, de sa répartition et de sa consommation ; comme les plus grands, il considère l'économie politique beaucoup plus largement encore, au point où, en lisant son œuvre, on arrive difficilement à en cerner les limites. On ne doit certes pas y voir une lacune, mais au contraire une remarquable qualité qui témoigne de l'envergure d'un propos résolument interdisciplinaire. On décèle tout de suite que Bastiat n'est pas un économiste orthodoxe ; le poids qu'il a accordé aux idées, aux croyances, l'ont rendu un peu étranger à sa propre communauté scientifique.
Bastiat a rêvé de liberté, à l'institution d'une société fondée sur la responsabilité et l'autonomie individuelles. Surtout qu'après 1848, l'étatisme, il en a suffisamment parlé, s'imposait à ses yeux comme un obstacle à la liberté. D'où son combat, avec quelques fidèles alliés, en faveur d'un régime authentiquement libéral ; d'où ses désaccords et ses innombrables querelles avec les élites intellectuelles et les décideurs. Sans doute, il lui est arrivé de s'être emporté, parfois même jusqu'au lyrisme, par ses propres aspirations, par ses convictions intimes. Cela, pour plusieurs économistes, jette quelque ombre sur sa contribution scientifique. Cette réserve est légitime. Mais elle risque d'occulter l'essentiel, à savoir que l'œuvre de Bastiat repose en général sur un argumentaire scientifiquement solide. Il s'est d'ailleurs très tôt convaincu que l'économie politique pouvait produire un savoir scientifique comparable à celui des sciences naturelles. Dans de multiples écrits, il a répété que la matière sociale était un sujet d'observations, non d'expérimentations. Positiviste, Bastiat l'a été, mais à sa manière, dans un sens fort différent en tout cas de celui d'Auguste Comte et de ses disciples. Il a refusé de croire par exemple, et ce fait est important, que les sciences sociales et les sciences naturelles devaient embrasser des principes méthodologiques communs. Du reste, Bastiat était persuadé [11] que l'explication des phénomènes sociaux se trouvait essentiellement dans la psychologie des individus. Loin d'être une simple abstraction, encore moins une « molécule passive », l'individu était d'abord à ses yeux un objet concret, un être « pensant » et « rationnel » sur lequel devaient s'édifier les sciences sociales. La remarque est importante ; elle dévoile, à elle seule, une méthode et un programme de recherche.
N'empêche que Bastiat l'homme de science a été peu reconnu ; on a souvent retenu de lui l'image d'un « homme de bon sens » [1], d'un polémiste ou d'un pamphlétaire chevronné. Bon nombre d'historiens français de la science économique ont souvent regardé sa contribution d'assez haut, lui reprochant d'importantes lacunes au niveau méthodologique. Plusieurs ont ainsi douté de l'originalité de ses analyses. Selon Louis Baudin, par exemple, c'est l'aspect théorique qui est « le moins satisfaisant » de l'œuvre de Bastiat, et il s'empresse aussitôt de reconnaître que notre auteur est en revanche un pamphlétaire « hors pair » [2]. Bastiat est cependant en partie responsable des jugements radicaux ou des préjugés tenaces que l'on a portés sur son travail, et lui-même en était d'ailleurs parfaitement conscient. Son style flamboyant, son humour, sa verve, son goût pour la polémique ont sans aucun doute contribué, du moins pour un assez long moment, à l'écarter du panthéon de la science économique. Il n'y a pas si longtemps encore on se contentait de présenter Bastiat comme « l'homme des paraboles et des harangues » [3].
Dans cette foulée, on ne s'étonnera guère de voir que dans certains manuels d'histoire de la pensée économique le nom de Bastiat ne fasse l'objet que d'une courte note ou d'un paragraphe [12] hâtif, quand il n'est pas carrément ignoré [4]. Ainsi, Henri Denis fait en quelque sorte comme si l'économie politique libérale en France s'éteignait après le passage Jean-Baptiste Say [5]. Raymond Barre, quant à lui, se contente de dire un peu sèchement que les années 1820-1840 représentent « l'époque de l'économie romantique, sentimentale et même passionnelle » [6]. Une période fondamentale de l'histoire des idées et du libéralisme venait ainsi d'être pratiquement occultée. Pierre Rosanvallon ne s'y trompait donc pas en affirmant que dans « la première moitié du xixe siècle français, les années 1814-1848, a globalement assez peu mobilisé l'attention des historiens et la pensée politique de cette période n'intéresse encore qu'une poignée de spécialistes. On ne lit pratiquement plus, et on ne réédite donc pas, à de rares exceptions près, les œuvres de Guizot, Thiers, Cousin, Rémusat, Royer-Collard, Mignet, Augustin Thierry, Ballanche, Bonald, pour ne citer que quelques-uns des noms les plus illustres. Tous ces auteurs sont implicitement renvoyés à l'image ennuyeuse d'une période sans consistance propre. Temps faible de l'histoire, et de la pensée simultanément, voué à un statut secondaire, mis sans dommage entre parenthèses » [7]. Il est assez singulier de noter ici que Bastiat n'est même pas inclus dans cette liste d'une dizaine de noms dont l'œuvre souffre précisément d'un manque important de reconnaissance. Il devient ainsi un auteur oublié, d'une époque oubliée. Pourtant, pendant une bonne partie de la seconde moitié du xixe siècle, Bastiat a suscité de nombreux écrits et commentaires d'un intérêt toutefois inégal. Que les travaux de François Bidet, de Georges de Nouvion ou de P. Ronce soient parfois fastidieux ou peu instructifs, en raison sans doute des longues discussions biographiques et des [13] résumés trop fidèles à l'œuvre qu'on y trouve, importe peu au demeurant. Car ils ont le mérite, et ce n'est pas l'un des moindres, de témoigner de la vivacité de l'œuvre de Bastiat ; ils contribuent, en ce sens, à en entretenir la mémoire autant chez le public cultivé que chez les praticiens des sciences sociales naissantes.
Mais au début du XXe siècle, Bastiat est soudainement perçu comme un homme du passé ; il devient victime d'une sorte d'indifférence qu'un Emile Lesenne disait avoir du mal à expliquer [8]. L'arrivée du nouveau siècle le rend en quelque sorte étranger ; le renouvellement de la science économique y contribue sans doute pour une bonne part, mais il reste que le style de l'auteur, les débats qu'il a engagés, les problèmes qui l'ont occupé ne sont visiblement plus au goût du jour. Frédéric Passy l'a constaté : « peu d'écrivains ont été plus lus et ont excité chez leurs lecteurs plus d'admiration et de sympathie » que Bastiat. Toutefois, ajoutait-il, en ne cherchant point à dissimuler sa mélancolie : « Les temps sont changés ; et de cette popularité, il ne reste plus pour la génération actuelle, pour la jeunesse surtout, qu'un souvenir un peu effacé » [9]. Après la Première Guerre mondiale, surtout en France, Bastiat n'est plus guère lu, son occultation se cristallise ; il tombe alors dans un oubli quasi total. Le purgatoire que lui impose l'histoire des idées est sévère, la sentence est lourde ; elle va durer plusieurs décennies - pas loin d'un siècle, en fait.
En 1983, Florin Aftalion remet Bastiat sur le marché des idées en présentant et publiant un recueil de quelques-uns de ses plus importants textes afin, dit-il, « de réparer une injustice ». Mais qui se souvient encore de cet auteur, demande-t-il ? « Dans son pays, pour ainsi dire personne. En revanche, aux États-Unis, sa gloire ne s'est jamais tout à fait éteinte. Plusieurs de ses ouvrages ont été traduits en anglais et sont [14] couramment disponibles en cette langue. Des travaux récents sur l'homme et son œuvre y ont également été publiés. Quel dommage qu'en France le lecteur poussé par une saine curiosité pour un auteur que ses adversaires ont réussi à discréditer et à faire oublier, n'ait d'autres recours que la Bibliothèque Nationale ou le bouquiniste spécialisé » [10]. Quelques années plus tard, le sombre constat d'Aftalion ne peut manifestement plus s'appliquer. Dans les années 1990, en effet, à l'aube du bicentenaire de sa naissance, Bastiat sort finalement de l'ombre de manière aussi soudaine qu'il y était entré.
Aujourd'hui, la redécouverte de Bastiat est annoncée de toute part. Outre Gérard Minart qui vient de lui consacrer une biographie intellectuelle [11], Jacques Garello [12], dans un ouvrage collectif publié sous sa direction, de même que dans un numéro spécial du Journal des économistes et des études humaines, a su grouper des spécialistes de divers horizons qui offrent aux idées de Bastiat une nouvelle reconnaissance posthume. À cela s'ajoutent de nombreuses rééditions de ses plus importants écrits [13]. Dans un article récent, Jean-Jacques Rosa ne manquait pas du reste de se réjouir de l'actualité de Bastiat. « Claude Frédéric Bastiat revient à la mode, écrit-il. Ignoré en France pendant la plus grande partie du siècle dernier il est récemment devenu l'économiste français certainement le plus cité outre-Atlantique, en particulier dans les milieux intellectuels et les « think tanks » libéraux où ses écrits ont été traduits et largement diffusés. Il est redécouvert aujourd'hui [15] dans son propre pays » [14]. Cette remarque est précieuse : elle indique une tendance nouvelle, elle témoigne d'un indéniable changement d'attitude vis-à-vis d'une œuvre qui peut encore nous éclairer et nous instruire.
On peut donc difficilement parler de Bastiat sans parler des travaux qu'il a suscités et inspirés. En soi, son héritage intellectuel relève du plus haut intérêt du point de vue de l'histoire et de la sociologie des idées : les éloges les plus dithyrambiques, comme les critiques les plus acerbes, ou même les silences les plus lourds, expriment le parcours sinueux d'une œuvre qui a souvent provoqué les émotions les plus contrastées. Albert Schatz l'a bien noté : « Tempérament essentiellement combatif, polémiste de race, Bastiat a été dans tous ses écrits et jusque dans l'exposé de sa propre doctrine, un passionné : il a été jugé avec passion. Pour ses adversaires, il est resté la personnification de l'optimisme intransigeant et aveugle de ses idées, toutes marquées de cette tare, rien ne mériterait de survivre. Quelques-uns même ont employé comme symbolique l'expression d'optimisme à la Bastiat. Pour certains de ses partisans, il est devenu, sinon un dieu dont chaque parole est un oracle, du moins un saint entouré d'un culte pieux et parfois un peu ridicule » [15].
L'analyse des travaux des commentateurs de Bastait soulève donc des questions cruciales. Pourquoi par exemple ceux du xixe siècle et de la première moitié du XXe s'efforcent-ils le plus souvent de le présenter simplement comme un polémiste ou comme un pamphlétaire ? Et pourquoi ceux d'aujourd'hui tentent-ils, dans bien des cas, de dégager de son œuvre une pertinence scientifique, en décelant notamment la présence de ses idées chez les économistes autrichiens, chez Arthur Laffer [16] [16] ou encore chez les fondateurs de la théorie du Public Choice ? [17] À défaut d'apporter une réponse définitive à cette question, le contexte respectif dans lequel s'inscrivent ces diverses interprétations donne au moins un commencement d'explication. Il faut d'abord noter que les premiers exégètes de Bastiat étaient souvent vus, à tort ou à raison, comme les continuateurs de ses combats. La plupart d'entre eux gravitaient autour du Journal des économistes et publiaient leurs travaux chez l'éditeur Guillaumin. Aussi, au milieu du xixe siècle, alors que l'étatisme et les théories collectivistes semblaient triompher sans partage, les nombreux pamphlets de Bastiat sont vite devenus une source d'inspiration importante pour un Gustave de Molinari, un Michel Chevalier ou un Jean-Gustave Courcelle-Seneuil qui ont milité en faveur du libre-échange ou encore pour un Yves Guyot, engagé dans une âpre lutte idéologique avec les socialistes. Bref, l'utilisation du travail de Bastiat à des fins essentiellement polémiques et militantes a sans doute contribué pour une bonne part à le figer dans le temps, en le réduisant notamment à des enjeux singuliers et à un contexte sociopolitique étranger au nôtre. Pourtant, comme le note justement Joseph Lefort, et c'est dans cette direction que s'oriente la présente étude, « Bastiat ne voulut pas toujours se renfermer dans ce rôle, utile mais borné, de lutteur que lui avaient imposé les circonstances ; il désira également apporter sa pierre à l'édifice de la science » [18].
Reste que si les griefs de Bastiat contre le protectionnisme puis le socialisme ont été sincèrement salués par certains de ses contemporains, cela n'a pas contribué pour plusieurs à en faire un chef d'école ou un économiste unanimement reconnu par ses pairs, du moins en France. La réception plus ou moins [17] favorable des Harmonies économiques l'indique clairement. Bastiat en prend acte lui-même : « Les Harmonies passent inaperçues ici, si ce n'est d'une douzaine de connaisseurs. Je m'y attendais ; il ne pouvait en être autrement. Je n'ai pas même pour moi le zèle accoutumé de notre petite église, qui m'accuse d'hétérodoxie ; malgré cela j'ai la confiance que ce livre se fera faire place petit à petit » [19]. Roger de Fontenay avance quant à lui que la parution des Harmonies économiques provoqua « un silence froid dans l'école déroutée, et (que) le Journal des économistes se déclara contre les idées de Bastiat » [20]. Une première image de Bastiat s'est ainsi imposée, avant d'être vivement contestée par Prosper Paillottet quelques années plus tard. « M. de Fontenay, écrit-il, a été mal renseigné, et il est bien certain qu'à cette époque il ne lisait pas notre Revue quand le volume des Harmonies parut. L'école, pour parler comme M. de Fontenay, savait ce qu'il contenait, et par les conversations quotidiennes, et par les fragments publiés dans le Journal des Économistes, les Débats, etc., et par les leçons de la rue Taranne. Elle ne fut donc pas déroutée, et le silence froid n'a jamais existé que dans l'esprit de ceux qui ont renseigné M. de Fontenay (...) Le Journal ne se déclara nullement contre « les idées » de Bastiat, dont les neuf dixièmes étaient les siennes et celles des fondateurs de la science » [21]. L'abondance des articles qui sont consacrés à Bastiat dans le Journal des économistes après sa mort jusqu'au tournant du siècle vient pour ainsi dire donner une crédibilité supplémentaire au témoignage de Paillottet. Aussi, c'est pendant cette période que ses œuvres complètes sont l'objet de plusieurs rééditions.
Charles Gide semble pourtant rester parfaitement insensible à de tels arguments ; et en 1887 dans la première livraison [18] de la Revue d'économie politique qu'il vient alors de fonder, il rappelle à son tour que Bastiat n'a pas été un véritable chef d'école. « Ses théories, précise-t-il, ont été maintes fois réfutées à l'étranger et en France elles n'ont trouvé, même dans l'école libérale, que de rares défenseurs » [22]. Gide contribue ici à porter un dur coup à la postérité de Bastiat, en le décrivant comme un homme seul, isolé.
Ces débats et ces témoignages anciens dépassent au fond la personnalité et l'œuvre de Bastiat ; ils contribuent peut-être davantage à mettre en lumière l'incontestable difficulté qu'a traditionnellement eue la pensée libérale à s'imposer en France. Pascal Salin écrit à ce sujet que « la dérive libérale est un des faits majeurs de l'histoire de la France, aussi bien sur le plan de la pensée que sur le plan de la pratique politique » [23]. Dans ce contexte, l'œuvre de Bastiat était donc condamnée d'avance à la marginalité. Tel n'est plus le cas aujourd'hui. L'anti-libéralisme français, qui n'a point cessé de se développer au cours du XXe siècle, lui confère en quelque sorte une légitimité renouvelée. Car Bastiat, en bon témoin, prend le problème à sa base. Il comprend tout de suite, pour prendre un langage moderne, que le planisme et le constructivisme mènent à l'échec.
Mais ce n'est pas tout. S'il est en effet intéressant de redécouvrir avec un peu plus d'un siècle et demi de recul la fécondité des arguments qu'il a mobilisés contre les multiples utopies de son temps, il est également pertinent de remarquer combien plusieurs de ses idées théoriques ont été reprises par la science économique du XXe siècle. Et depuis une dizaine d'année pour plusieurs économistes c'est du reste moins les combats et les polémiques auxquelles Bastiat a participé que la richesse de son héritage sur la science économique qu'il importe de dégager. Les récentes études de Jörg Guido Hülsmann [24], [19] de J.A. Dorn [25], de Jean-Philippe Feldman [26] et de Mark Thornton [27] ont clairement établi par exemple la présence d'innombrables points de rencontre entre la pensée de Bastiat et celle des économistes issus de la tradition autrichienne. On peut signaler aussi dans cette foulée la préface de Georges Lane à la réédition des Harmonies économiques où il situe Bastiat sur le territoire de la science - au sens le plus exact du terme - en établissant de manière originale des liens méthodologiques entre notre auteur et certains physiciens comme Henri Poincaré et Ernst Mach, notamment. En plaçant le concept d'harmonie au centre de ses analyses, Bastiat épouse une vision de la science qui s'accorde avec celle du début du XXe siècle. Il y a eu la « loi de Say », mais il nous faut maintenant considérer aussi la « loi de Bastiat », dit Lane ; celle-ci, qui repousse par avance le keynésianisme, s'articule autour de l'idée que « les services s'échangent contre les services » [28]. Bastiat apparaît donc, à travers ces multiples interprétations, comme un esprit compliqué, plein de diversité. C'est que, chez lui, et ce fait est assez singulier, le pamphlétaire, le polémiste, bref le défenseur du libéralisme, ne sont point étrangers à l'homme de science : ces différentes figures se supposent l'une et l'autre, et on les rencontre, à divers degré, dans pratiquement toutes les thématiques qu'il a abordées. Tel est, d'une certaine manière, le jugement auquel parviennent Charles Gide et Charles Rist : « Son sel est un peu gros, [20] écrivent-ils, son ironie un peu lourde, sa discussion un peu superficielle, mais sa mesure, son bon sens, sa clarté, font une impression inoubliable, et je ne sais si ses Harmonies et ses Pamphlets ne sont pas encore aujourd'hui le meilleur livre qu'on puisse conseiller au jeune homme qui aborde pour la première fois l'étude de l'économie politique. » [29]. La remarque est nuancée ; elle contraste radicalement en tout cas avec les propos lapidaires de 1887. Mais s'agissant de Bastiat, il faut dire que Charles Gide n'en est pas à une contradiction près [30]. Il faut donc y insister : Bastiat a proposé l'une des interprétations les plus ambitieuses du libéralisme de son époque qui tient à la fois d'une critique du socialisme primitif et d'un souci de théorisation de l'économie politique. Sa pensée est beaucoup plus sophistiquée qu'elle n'y paraît au premier abord. Elle ne pourrait d'ailleurs se restreindre, comme le font souvent croire plusieurs de ses commentateurs, à sa dimension strictement économique. Certes les thèmes que Bastiat a abordés - le libre-échange, la concurrence, le travail, etc. - ont largement contribué à l'y réduire. Il ne s'est pourtant pas limité à ces questions, même s'il les a longuement traitées. Il a aussi accordé une attention particulièrement importante à la dimension politique, morale, sociale et religieuse [31]. Son libéralisme est conçu largement, il ne se borne pas à un seul versant. En fait, Bastiat a pratiqué et défendu un libéralisme tout court, sans autre épithète. De ses écrits, c'est d'ailleurs toute une théorie du libéralisme qui se dégage, parfois en filigrane dans les textes les plus obscurs : on y décèle une vision de la société industrielle naissante, une passion pour la liberté, une opposition très nette au conformisme intellectuel ou encore à ce qu'on appellerait aujourd'hui le « politiquement correct ». Comme l'a souligné Pascal Salin, Bastiat « a donné ses [21] lettres de noblesse au libéralisme philosophique » [32]. Au cœur du projet théorique de Bastiat et des libéraux, la liberté devient donc, selon la judicieuse remarque d'Henri Beaudrillart, « le fond moral de l'économie politique » [33].
Cet ouvrage, on l'aura compris, ne se veut aucunement une biographie intellectuelle de Bastiat. On y trouve bien sûr quelques points de repère s'agissant de sa vie personnelle et de ses principales réalisations, mais ceux-ci servent seulement à fixer les idées ou à mieux circonscrire un paysage intellectuel singulier. On ne saurait négliger le fait ici que les nombreux problèmes sociaux et économiques de son temps lui ont servi d'inspiration. Ce contexte n'explique pas tout Bastiat cependant. Et si à le lire on comprend la nécessité du débat frontal qu'il a soulevé entre le libéralisme et le socialisme, de même si on saisi l'importance pour lui d'imposer sa vision du monde auprès des masses et des décideurs, on ne doit pas négligé les enjeux cognitifs qu'il a soulevés. Si les socialistes ont proposé un nouvel ordre social purement artificiel et parfaitement chimérique, c'est d'abord, selon Bastiat, parce qu'ils souscrivaient à une vision de la science qui reposait sur de fausses prémisses.
Au plan méthodologique, la démarche de Bastiat n'a cependant rien de complètement inédit. Ceux qui pratiquent l'économie politique, que ce soit Jean-Baptiste Say [34] ou Charles Dunoyer [35], pour ne prendre que ces exemples, sont persuadés du caractère réaliste de leur discipline. En ce sens, Bastiat est [22] bien le continuateur de cette tradition qu'il espère représenter et mieux faire connaître. C'est là, sans doute, une raison supplémentaire de le lire. En inscrivant son œuvre au centre d'un moment décisif de l'histoire du libéralisme français, une redoutable idée reçue vole tout de suite en éclats, à savoir que le libéralisme, principalement le libéralisme économique, serait le fait exclusif des pays anglo-saxons. L'œuvre de Bastiat offre ainsi un solide démenti à Friedrich Hayek qui a déjà parlé de « l'absence totale d'une tradition libérale en France » [36].
Le pittoresque Bastiat, dans ce siècle de l'histoire, donne donc une coloration nouvelle à la fois au libéralisme et à l'économie politique. Il ironise, ricane. Il est aussi un penseur insoumis. Il sourcille devant les efforts des philosophes de son temps pour conférer une spécificité à ce social qui déresponsabilise le citoyen. Il rejoint ici son contemporain Tocqueville même s'il ne le cite que très rarement. Les similitudes entre Bastiat et l'auteur de La Démocratie en Amérique ne sont pourtant pas négligeables. Dans un récente étude, Raymond Boudon a lourdement insisté pour que, s'agissant de Tocqueville, on reconnaisse l'homme de science sous l'écrivain [37]. Cette réflexion peut s'appliquer mutatis mutandis à Bastiat. On la trouvera pour ainsi dire au centre du présent ouvrage.
[1] Cf. A. Barrère, E. Le Héron, & P. Lévy, Histoire de la pensée et de l'analyse économiques, t. 1, Paris, Cujas, 1994, p. 501. On trouve sensiblement les mêmes propos dans l'ouvrage ancien d'A. Espinas, Histoire des doctrines économiques, Paris, Armand Colin, 1891, p. 329.
[2] L. Baudin, Frédéric Bastiat, Paris, Dalloz, 1962, p. 24, p. 27.
[3] M. Baslé et al., Histoire des pensées économiques : les fondateurs, Paris, Sirey, 1988, p. 80.
[4] A. Cabanis, « Pessimisme et dysharmonies chez Frédéric Bastiat », in Un libéral : Frédéric Bastiat, Toulouse, Presses de l'Institut d'études politiques de Toulouse, 1988, p. 51-52.
[5] H. Denis, Histoire de la pensée économique, Paris, PUF, 1966, p. 309.
[6] R. Barre, Économie politique, t. 1, Paris, PUF, 1955, p. 47.
[7] P. Rosanvallon, Le moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985, p. 11.
[8] É. Lesenne, Frédéric Bastiat et l'extension du rôle de l'État, Paris, Giard et Brière, 1906, p. 3.
[9] F. Passy cité par P. Ronce, Frédéric Bastiat : sa vie, ses ouvres, Paris, Guillaumin, 1905, p. i-ii.
[10] F. Aftalion, « Introduction », F. Bastiat, Œuvres économiques, Paris, PUF, 1983, p. 7.
[11] G. Minart, Frédéric Bastiat (1801-1850). Le croisé du libre-échange, Paris, L'Harmattan, 2004.
[12] Voir J. Garello, Aimez-vous Bastiat ?, Paris, Romillat, 2002.
[13] Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas, Paris, Les Belles Lettres, 1993 et 2001 ; Frédéric Bastiat défenseur du bon sens économique, Montréal, Institut économique de Montréal, 2002 ; Sophismes économiques, Les Belles Lettres, Paris, 2005 ; Harmonies économiques, Paris, Éditions du trident, 2006 ; The Bastiat Collection, Auburn, Mises Institute, 2007.
[14] J.-J. Rosa, « Bastiat : illusions et désillusions libérales », Commentaire, vol. 28, n. 109, 2005, p. 258.
[15] A. Schatz, L'individualisme économique et social : ses origines, son évolution, ses formes contemporaines, Paris, Armand Colin, 1907, p. 282.
[16] Cf. J. de Guenin, « Frédéric Bastiat, précurseur de Laffer », Journal des économistes et des études humaines, vol. 7, n. 1, mars 1996, p. 147-151.
[17] V. Vanberg, « Bastiat : un pionnier du public choice », in Jacques Garello, Aimez-vous Bastiat ?, Paris, Romillat, 2002, p. 158-165 ; B. Caplan & E. Stringham, « Mises, Bastiat, Public Opinion, and Public Choice », Review of Political Economy, vol. 17, n. 1, 2005, p. 79-105.
[18] J. Lefort, « Bastiat et le libre-échange », Journal des économistes, t. 10, 4e série, 1880, p. 146.
[19] Lettre à Coudroy, commencement de 1850, OC, I, p. 103.
[20] R. de Fontenay, « Notice sur la vie et les écrits de Frédéric Bastiat », in F. Bastiat, OC, I, 1855, p. xxix.
[21] P. Paillottet, « À propos du Journal des Économistes d'il y a douze ans, - des anti-ricardiens, des anti-malthusiens, de Bastiat, et du mot malthusien », journal des économistes, 3e série, t. 38, avr.-juin, 1863, p. 113.
[22] C. Gide, « La notion de la valeur dans Bastiat au point de vue de la justice distributive », Revue d'économie politique, t. 1,1887, p. 249.
[23] P. Salin, Libéralisme, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 45.
[24] J. G. Hülsmann, « Bastiat's Legacy in Economies », The Quaterly Journal of Austrian Economies, vol. 4, n. 4, 2001, p. 55-70.
[25] J. A. Dorn, « Law and Liberty : A Comparison of Hayek and Bastiat », The journal of Lïbertarian Studies, vol. 5, no. 4, 1981, p. 375-397.
[26] J.-P. Feldman, « Bastiat précurseur de Hayek ? Essai sur la proclamation des principes libéraux et leur dévoiement par le processus de socialisation », Journal des économistes et des études humaines, vol. 6, n. 4, déc. 1995, p. 621-622.
[27] M. Thornton, « Frédéric Bastiat as an Austrian Economist », Journal des économistes et des études humaines, vol. 11, n. 2/3, juin/sept. 2001, p. 387-398.
[28] Cf. G. Lane, « Préface », F. Bastiat, Harmonies économique, Paris, Editions du Trident, 2006.
[29] C. Gide, C. Rist, Histoire des doctrines économiques, tome 1, Des physiocrates à J. Stuart Mill, Paris, Sirey, 1959 (lre éd. 1909), p. 367.
[30] Cf. A. Béraud & F. Etner, « Bastiat et les libéraux : existe-t-il une école optimiste ? », Revue d'économie politique, t. 103, vol. 2,1983, p. 287-304.
[31] Cf. P. Nemo, Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains, Paris, PUF, 2002, p. 669.
[32] P. Salin, Libéralisme, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 46.
[33] H. Beaudrillart, « Communisme », in C. Coquelin & G. Guillaumin, Dictionnaire de l'économie politique, 1.1, Paris, Guillaumin, 1864, p. 421.
[34] L'économie politique, écrit Say, « est une science parce qu'elle ne se compose pas de systèmes inventés, de plans d'organisation arbitrairement conçus, d'hypothèses dénuées de preuve ; mais de la connaissance de ce qui est, de la connaissance de faits dont la réalité peut être établie » (J.-B. Say Cours complet d'économie politique pratique, Bruxelles, Ad. Wahlen, 1844, p. 2).
[35] « On ne parle point en physique, en mathématique de ce qui doit être ; on cherche simplement ce qui est, ou comment il arrive qu'une chose soit » (C. Dunoyer, L'industrie et la morale considérées dans leurs rapports avec la liberté, Paris Sautelet, 1825, p. 20).
[36] F. Hayek cité par R. Raico, « Le rôle central des libéraux français au XIXe siècle », in Alain Madelin, Aux sources du modèle libéral français, Paris, Perrin, 1997, p. 111.
[37] R. Boudon, Tocqueville aujourd'hui, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 253-280.
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