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Jean LECA et Bruno PALIER
“Protection sociale.
L’intérêt d’une analyse politique.”
In : Revue française de science politique, 45e année, n° 4, 1995. pp. 539-544.
La Revue française de science politique publie un numéro spécial regroupant des textes historiques et comparatifs portant sur la protection sociale [1], alors que l'on célèbre le cinquantième anniversaire de la promulgation de l'ordonnance du 4 octobre 1945, texte fondateur de la Sécurité sociale française, et que la situation et l'avenir de notre système de protection sociale constituent aujourd'hui un enjeu important du débat politique.
Ce numéro ne cherche pas à se tourner vers le passé pour seulement commémorer un événement important dans l'histoire de la protection sociale française, mais bien plutôt pour montrer l'intérêt du « détour par l'histoire » et du « détour par l'étranger » pour comprendre et analyser les enjeux actuels ayant trait à la protection sociale en France.
Aux jeux olympiques des généralisations socio-historiques, Karl Polanyi mériterait certainement une médaille aux côtés de Marx, Tocqueville, Weber et quelques autres. C'est à lui que l'on doit la formulation la plus claire du principe de la protection sociale, l'un des deux mouvements qui « gouvernent la dynamique de la société moderne ». Le premier mouvement est le principe du libéralisme économique, visant à l’établissement d'un marché auto-régulateur, appuyé sur les classes commerçantes et utilisant largement les méthodes du laisser faire et du libre commerce ; l’autre est le principe de la protection sociale, visant autant à la conservation de l'homme et de la nature, qu'à l’organisation productrice, appuyé sur ceux qui sont immédiatement affectés par l'action délétère du marché et d'abord mais non exclusivement les travailleurs et les paysans et utilisant les méthodes de la législation protectrice, des associations restreignant l'accès au marché et d'autres instruments d'intervention [2]. Cinquante ans après sa parution, ce texte, quasiment contemporain du plan Beveridge, semble toujours dessiner l'agenda des recherches et des débats théoriques, malgré l'influence de la littérature sur les « défaillances du gouvernement » et les vacuités de la justice sociale, ainsi que les amères réflexions des déçus du « fléau du bien », de l'expansion des « entitlements » et de la « fin de l'égalité ».
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On conçoit habituellement les pays de l'OCDE comme structurés par les deux mécanismes du marché et de l'État (en l'espèce démocratique). Les individus y sont simultanément des agents du marché et des citoyens. Il s'ensuit, comme le rappelle Adam Przeworski [3], qu'il existe deux mécanismes par lesquels les ressources peuvent être allouées et distribuées. Le marché est un mécanisme d'échange où des propriétaires en positions inégales prennent des décisions décentralisées. L'État est un système qui organise la distribution de ressources dont il n'est pas propriétaire, sur la base de droits et de titres distribués différemment de la distribution marchande. Ces deux systèmes ne produisent pas le même résultat, car la préférence collective manifestée par le marché n'est pas la même, sauf accident, que celle qui est manifestée par les élections, la politique bureaucratique ou les mobilisations sociales. La « protection sociale » relève du second système, en couvrant par des mesures et des programmes publics certains risques (dont la liste varie et peut être étendue ou restreinte, par exemple maladie, vieillesse, accidents du travail, chômage, charges d'enfants) considérés comme privant les hommes et les femmes des moyens d'exercer leurs droits humains et éventuellement leurs fonctions de citoyens. L'État prélève des ressources sur le marché, ou oblige les agents marchands à transférer ou épargner des ressources afin que fonctionnent différents mécanismes de couverture des risques.
De ce schéma simpliste découlent les trois problèmes de recherche qui occupent les acteurs depuis un gros siècle, et les sciences économiques et sociales depuis soixante ans : 1) l'analyse des mécanismes (par exemple, sélectivité ou universalité des bénéficiaires, financement par les cotisations ou par l'impôt, allocation par capitalisation ou par transfert, gestion étatique et administrative ou gestion associative), et V établissement de typologies heuristiques ; 2) l'explication causale, fonctionnelle ou systémique de l'émergence, du maintien et de la résistance ou du déclin de tel ou tel mécanisme, en termes de choix rationnels, de contrôle social, de lutte de classes, de « besoins » du système économique, de logiques culturelles ou idéologiques, héritées ou produites par la dynamique de la citoyenneté, explication pouvant conduire à des propositions de « solutions » quand le savant se fait expert ; 3) la mise en ordre des théories empiriques ou normatives justifiant logiquement et moralement (étant donné l'état de l'esprit public) telle ou telle mesure. Par exemple, la protection suppose-t-elle une « communauté » qui la soutienne, comme semblait le penser T.H. Marshall [4], ou peut-elle fonctionner sur la base d'une [541] culture publique « mince » (avec de très fortes cultures de groupes étanches les uns aux autres) ? Détruit-elle la vertu, V estime de soi, voire la solidarité, et dans quelles conditions ? Comment articuler en période de « crise de ressources » la logique marchande gouvernée par la rationalité du self interest des propriétaires et la logique de la protection gouvernée par la rationalité des offreurs professionnels de protection et des ayants droit bénéficiaires ?
Une belle bibliothèque serait remplie par tous les excellents travaux s'étant attaqués à l'un ou l'autre de ces trois problèmes, des Webb à Thomas H. Marshall, Richard Titmuss, Harold Wilensky, Hugh Heclo, Peter Flora, Jens Alber et Arnold Heidenheimer jusqu'à Gosta Esping-Andersen ou Robert Castel (dix autres seraient à citer). Les articles qui sont ici présentés n'ont pas l'ambition d'offrir une nouvelle théorie, mais seulement de contribuer à une meilleure compréhension de la protection sociale en complétant et en nuançant les tableaux comparatifs aux dessins trop nets. Ceux-ci sont de la plus grande utilité pour identifier clairement (et avec toutes les précautions et les précisions nécessaires, car l'identification des droits et des bénéficiaires de la protection n'est pas la même chose que le jugement passé sur le degré général d'égalité et de bien-être dans une société) les « performances » observables dans différents cas concrets et décider si Von est en présence d'un processus d'homogénéisation touchant des pays à trajectoires différentes (c'est ce que fait Walter Korpi dans ce numéro). Mais ils peuvent aller plus loin et présenter le développement de la providence étatique comme un mouvement unilinéaire et uniforme (Flora, Alber) répondant à des problèmes structurels communs aux régimes démocratiques capitalistes, ayant donné lieu à diverses expérimentations pour parvenir à plusieurs types de capitalisme du bien-être (Esping-Andersen) désormais confrontés au même type de crise de ressources sinon toujours de légitimité. La faiblesse (relative) de cette approche réside dans la difficulté d'expliquer de façon toujours convaincante les différences observées, mais surtout dans le très grand nombre de « puzzles » et d'« anomalies » constitués par des pays ou des domaines aberrants par rapport aux modèles : la France fut longtemps dans ce cas, mais on peut y ajouter le « puzzle » des États-Unis (Skocpol), de l'Australie (Castles), l’étatisme « mal fondé » de la Grande-Bretagne (Dunleavy) [5]. La présente livraison relève les chemins sinueux et parfois contradictoires empruntés par le paritarisme français ou le compromis de Beveridge anglais.
Une approche concurrente est dès lors très tentante qui soulignerait la path dependency, la « dépendance par rapport aux chemins empruntés », pour recourir à des explications de type historique, limitées à un seul cas et abandonnant toute grande ambition comparative pour se borner à expliquer l’émergence et le développement d'un système particulier de protection. La faiblesse de cette approche, symétrique de la précédente, est de conduire à une explication historiciste où la description de [542] ce qui s'est passé est tenue pour l'explication de ce pourquoi cela s'est passé comme ça : la path dependency ne pèse plus seulement sur les choix politiques et institutionnels, mais sur les théories explicatives de ces choix ; un processus historique contingent est tenu pour l'illustration (ou mieux l'application) d'un pattern général... construit justement à partir de l'examen du processus particulier même ! D'où l'intérêt de procéder à des comparaisons par paires ou par triades permettant d’identifier de plus près la nature des variables dépendantes, de mieux spécifier les puzzles et surtout de traiter l'ensemble du « contexte » de la protection (les marchés du travail, le statut des familles, les systèmes de partis et de syndicats, les cultures et les idéologies politiques) comme « un ensemble de configurations causales concrètes, susceptibles de rendre compte d'importants patterns historiques » [6].
Combiner histoire et comparaisons détaillées semble donc nécessaire pour aborder un domaine où l'on n'a pas attendu la construction européenne pour que jouent les influences réciproques, comme le montre l'étude du cas de la France, inspiré à la fois par le système d'assurance sociale mis en place par Bismarck et par les propositions contenues dans le rapport Beveridge. Notre système a pourtant suivi sa voie propre, marqué par son histoire, et dont les traces pèsent encore sur les enjeux actuels, même si les débats contemporains tendent à le faire oublier.
S'ils s'inscrivent tous dans une perspective historique, les textes que nous présentons ici permettent aussi de prendre la mesure du « poids du politique » sur la construction et l’évolution des systèmes de protection sociale. Le superbe travail récent de Theda Skocpol, Protecting soldiers and mothers [7], fournit un argument quasi définitif en faveur de ce qu'elle nomme la polity centered approach. À leur manière, ces textes devraient aussi permettre de montrer combien notre discipline peut (et pourrait plus encore) enrichir de ses instruments d'analyse et de ses réflexions théoriques les recherches portant sur ces domaines.
Ce numéro commence par situer le système français de sécurité sociale dans son contexte historique et politique de long terme (Gilles Follet et Didier Renard), avant de s'arrêter sur la période de l'immédiat après-guerre, qui constitue un moment essentiel dans l'élaboration et la mise en place du système en France (Nicole Kerschen), tout comme dans les deux pays européens qui apparaissent souvent comme des références dans ce domaine, la Grande-Bretagne et l’Allemagne (José Harris, Werner Abelshauser). Walter Korpi combine ensuite histoire et comparaison afin d'appréhender la situation du système français de protection sociale entre 1930 et 1985. Cet ensemble de textes fournit ainsi des éléments d'analyse et de compréhension des enjeux politiques [543] actuels portant sur le système français de sécurité sociale, qui sont rappelés par Bruno Palier et Giuliano Bonoli.
Gilles Pollet et Didier Renard étudient la genèse et les usages de l'idée et de la gestion paritaire dans le système de protection sociale français. Ce texte souligne à la fois l’importance accordée à la gestion par les représentants des employeurs et des employés en matière d'assurance sociale (la « gestion par les intéressés » voulue en 1945, et objet de débat aujourd'hui), mais aussi le rôle toujours plus important joué par l'État dans ce domaine. Malgré les évolutions récentes, les principes et le mode d'organisation du système de sécurité sociale qui se met en place avec l’ordonnance du 4 octobre 1945 constituent toujours le socle principal du système actuel. Nicole Kerschen les rappelle à travers l’étude détaillée du plan français de sécurité sociale de Pierre Laroque. Le rapport Beveridge fournit une grille de lecture heuristique pour montrer ce qui, dans le système qui se met en place en 1945, tient du contexte général européen et ce qui tient des spécificités françaises.
Ainsi, la mise en place du système français n'est pas sans rapport avec ce qui se passe au niveau européen, et notamment avec ces deux références que constituent le système allemand (avec les régimes d'assurance sociale mis en place par Bismarck et avec la notion d'économie sociale de marché) et le système britannique (« beveridgien »). Werner Abelshauser reconstruit une histoire de la protection sociale allemande autour des enjeux et débats portant sur la notion d'économie sociale de marché et sur la réforme tentée par Erhard. Son analyse permet de complexifier les approches parfois simplifiées du système bismarckien en soulignant notamment les enjeux économiques liés à tout système de protection sociale. José Harris fournit une interrogation historique sur les conditions idéologiques qui ont présidé à la mise en place du système britannique de protection sociale. L'auteur y construit une analyse serrée des éléments constitutifs du « compromis de Beveridge », en combinant plusieurs explications pour rendre compte des choix effectués après-guerre en Grande-Bretagne. Ces explications resituent dans le contexte politique de l’époque les notions qui structurent traditionnellement les débats sur la protection sociale dans les pays anglo-saxons : citoyenneté, assurance sociale contre assistance sociale, gender issue.
Le rapprochement des textes de N. Kerschen, de J. Harris et de W. Abelshauser autorise ainsi une mise en contexte national comparée, qui permet à la fois de dégager les dimensions communes à ces systèmes de protection sociale (débats sur les principes, importance des enjeux et des processus économiques et politiques) et de comprendre ce qui relève des voies spécifiques, ancrées dans les histoires nationales. C'est aussi l'objet du texte de Walter Korpi qui illustre l'approche Scandinave ou « sociale démocrate » des politiques sociales, en proposant une histoire qui insiste sur les mouvements sociaux et une comparaison des « performances » du système français au regard de celles de plusieurs autres pays européens. Il montre ainsi l'intérêt que présente la [544] mise en perspective historique et comparative pour renouveler et enrichir la connaissance de phénomènes trop souvent étudiés en restant à l'intérieur de nos frontières, sans un regard pour l’extérieur (ce qui n'a pas empêché de nombreux commentateurs d'affirmer pendant longtemps que nous avions le meilleur système de protection sociale du monde...). Le texte de Walter Korpi souligne aussi la nécessité de voir encore s'affiner l'analyse du cas français au sein de recherches comparatives largement développées par ailleurs.
Cet ensemble de textes fournit enfin un éclairage et un recul qui permettent de mieux analyser les difficultés du système français de sécurité sociale (enjeux financiers, économiques, sociaux mais aussi politiques) qui sont rappelées dans le texte de Bruno Palier et de Giuliano Bonoli. Ce texte permet de dégager les grandes tendances de l’évolution de la protection sociale de 1945 à nos jours, à travers l'analyse des représentations et du traitement des « crises de la sécurité sociale ». Il insiste sur la dimension politique des enjeux, dimension qui a souvent été euphémisée, et rarement étudiée pour elle-même.
Jean LECA, Bruno PALIER
[1] Les cinq premiers textes présentés sont issus de rencontres bilatérales entre chercheurs européens organisées par la MIRE (Mission Recherche du ministère de la Santé publique et de l'assurance maladie, du ministère de la Solidarité entre les générations et du ministère chargé de l'Intégration et de la lutte contre l'exclusion) afin de favoriser le développement de recherches françaises et comparatives sur les systèmes de protection sociale en Europe. L'ensemble des actes des rencontres européennes de la MIRE, réunissant la version originale de tous les textes discutés au cours de ces rencontres ainsi que la synthèse des discussions, est disponible à la MIRE (1 place Fontenoy, 75350 Paris 07 SP).
[2] Karl Polanyi, The great transformation, Boston, Beacon Press, 1944.
[3] Adam Przeworski, « The neoliberal fallacy », Journal of Democracy, juillet 1992, p. 52.
[4] Thomas H. Marshall (Class, citizenship and social development, New York, Doubleday, 1954) tenait pour acquis que le développement social, en unifiant culturellement la communauté citoyenne, rendait toujours plus naturelle la citoyenneté sociale, voire la citoyenneté industrielle : en ce sens, la légende de l'État-providence démocratique est un mélange de logique impériale où l'honneur du Prince-État est de prendre soin de ses sujets-citoyens, et de logique de la communauté militaire (ou « mousquetaire », pour évoquer Athos « un pour tous, tous pour un ! ») où l'honneur est que tous se sentent responsables de chacun. La question n'est pas que cette philosophie est « idéaliste » (toute philosophie publique doit l'être pour remplir sa fonction normative, même l'utilitarisme, sinon elle serait inutile...) mais que ses bases matérielles changent quand la culture peut elle-même devenir un objet de protection sociale (une culture devant payer pour une autre sous forme d'action affirmative, par exemple) dans un contexte de globalisation économique mondiale.
[5] Ces exemples sont mentionnés d'après les contributions à Francis G. Castles (éd.), The comparative history of public policy, Cambridge, Polity Press, 1989.
[6] Theda Skocpol, « Emerging agendas and recurrent strategies in historical sociology », dans T. Skocpol (éd.), Vision and method in historical sociology, Cambridge, Cambridge University Press, 1984, p. 375.
[7] Cambridge, Harvard University Press, 1994.
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