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La technoscience et ses enjeux.
Les transformations théoriques et empiriques
de la science et du risque.
Introduction
Par Caroline JOLY
Le présent ouvrage collectif regroupe d'abord des textes qui ont été présentés lors du colloque étudiant de sociologie intitulé « Les avancées de la technoscience : risque ou progrès ? » qui s'est tenu à l'Université du Québec à Montréal en avril 2010, mais également quelques articles d'étudiants qui, malheureusement, n'ont pu présenter une conférence lors de cette journée d'étude. Si l'idée de produire ce livre est née de la volonté de laisser une trace écrite de cette journée de présentations et de débats théoriques, celle d'organiser un colloque portant sur le thème des technosciences est apparue dans un souci de créer un espace de discussions critiques sur ce sujet aussi polémique que polysémique.
C'est au cours des années 1970 que le néologisme « technoscience » fût introduit pour la première fois dans la langue française. Réclamant la paternité du terme, le philosophe belge Gilbert Hottois dit avoir forgé ce mot afin de mettre en évidence l'articulation étroite entre la science et la technique à l'époque contemporaine. Par ce nouveau concept, il entendait dépasser la philosophie des sciences qui, selon lui, avait jusqu'alors réduit l'activité scientifique à de simples jeux de langage.
À partir des années 1980, le terme a acquis une signification critique qui a rendu ambigu son réfèrent. On a voulu désigner sous ce vocable la cause d'un ensemble de fléaux de l'époque actuelle, du technicisme à la technocratie, en passant par le capitalisme globalisé, le risque technologique, la pollution et l'épuisement des ressources naturelles. Concentrant donc tous les maux que connaissaient alors les sociétés, le concept de technoscience fût investi d'une [2] signification aussi négative que polémique. Depuis lors, le terme est autant utilisé pour décrire une mutation du rapport entre la science et la technique que pour désigner la cause d'une imminente apocalypse de nature technicienne qui guetterait désormais l'humanité.
Repris par le constructivisme au courant de la décennie suivante, le concept s'est encore vu attribuer une nouvelle connotation et fût alors utilisé pour souligner les jeux de pouvoir à l'intérieur de l'activité scientifique ainsi que pour critiquer la précédente posture technophobe et la conception positiviste de la science sur laquelle elle s'appuie. Aux yeux de certains représentants du courant constructiviste, notamment Bruno Latour, les technosciences ne seraient que de simples constructions résultant de rapports de force. En elles-mêmes, elles ne posséderaient donc aucune objectivité. Elles ne seraient rien d'autre, au final, qu'une rhétorique, à savoir celle de celui qui parvient à imposer ses énoncés comme vrais au cours d'une lutte d'intérêts.
À notre avis, ces quelques horizons de sens que nous venons brièvement de présenter - nous aurions pu en décrire bien davantage - indiquent qu'il demeure certainement beaucoup à penser de la « technoscience » en tant que notion articulant technique et science ainsi qu'en tant que réfèrent social et historique (comme projet, pouvoir, institution, source de risques...). En ce sens, le présent ouvrage se propose d'explorer certains sens notionnels et certaines manifestations de la technoscience, c'est-à-dire qu'il cherche à saisir la question du phénomène et de ses enjeux à travers différentes perspectives, qu'elles soient complémentaires ou contradictoires, afin de faire avancer le débat.
La discussion s'ouvre sur la thèse défendue par Michel Freitag à propos de la technoscience. Associant ce phénomène à l'émergence d'une postmodernité aux conséquences désastreuses pour la condition humaine, Freitag se situe du côté de ceux qui croient que le développement des sciences et des technologies s'est produit de telle sorte qu'elles ont acquis une capacité d'influence démesurée sur la société, au point de s'autonomiser du politique et de phagocyter l'ensemble des sphères de la pratique. S'intéressant à cette thèse, François [3] Desrochers propose, dans son article, de dresser le portrait de la cybernétique en tant que science paradigmatique ayant donné à la technoscience - et partant, à la postmodernité - les moyens de sa réalisation. L'auteur dresse d'abord l'historique de cette « science du contrôle » pour la situer au sein du paradigme informationnel qu'elle a contribué à instaurer, avant d'exposer les influences de la cybernétique sur les élites politiques et économiques au cours du XXe siècle. Caroline Joly offre ensuite une analyse théorique de cette perspective, notamment défendue par Freitag, qui associe la technoscience à un processus par lequel la technique tendrait à s'autonomiser de toute forme de normativité. Expliquant que, pour les défenseurs de cette posture, le procès d'autonomisation de la technique aurait été induit par un bouleversement radical de la hiérarchisation des activités scientifique et technique qui caractérisaient la modernité, l'auteure se demande si la technoscience correspond effectivement à un tel renversement de la relation de subordination de la technique par rapport à la science. À cette question, elle répond par la négative : le renversement de la hiérarchie moderne entre la science et la technique ne peut être ce qui caractérise la technoscience, puisque cette hiérarchie que l'on suppose aujourd'hui renversée n'existe déjà plus dans la modernité, les activités scientifiques et techniques étant désormais dans un réseau circulaire de relations. Elle soutient que ce n'est qu'en se rapportant à une conception de la science qui relève bien plus du paradigme philosophique propre à la Grèce antique que la présente perspective technophobe peut être soutenue.
Outre la technoscience elle-même, il semblait aussi important de réfléchir à la notion de risque, puisque le phénomène y renvoie presque inévitablement. Les textes de Mathieu Charbonneau et de Michel Ratté visent précisément à alimenter le débat autour de cette notion. Dans son article, Charbonneau s'intéresse à la théorie de la société du risque (TSR) élaborée par Ulrich Beck ainsi qu'aux différentes critiques qui lui ont été adressées. Il explique, dans un premier temps, que la société du risque fut théorisée par Beck dans le souci de rendre compte, à l'intérieur d'une théorie générale de la société, des dangers de catastrophes et de crises écologiques globales induits par le développement techno-industriel et la [4] technoscience. L'auteur poursuit son analyse de la TSR en en pointant les forces et les faiblesses, et termine sa réflexion en indiquant que les avancées de la technoscience sont, d'après cette même théorie, à la fois source de risques et de progrès. Michel Ratté s'intéresse lui aussi aux notions de risque et de catastrophe dans ses deux textes. Dans l'article « Notes sur quelques lieux communs de la défense du principe de précaution contre l'option catastrophiste », il défend l'idée selon laquelle le réalisme entendu du principe de précaution demeure dans l'ombre du catastrophisme malgré le fait que les tenants dudit principe tiennent à l'en isoler, entre autre, par sa différentiation du « principe responsabilité » conceptualisé par Hans Jonas. Ratté critique quatre lieux communs qu'entretiennent les tenants du principe de précaution dans leur critique du catastrophisme. Notamment, il soulève le fait que la consolidation réciproque, dans un esprit de restriction, des principes de précaution et de développement durable conduit à la marginalisation du thème de la catastrophe et contribue, en ce sens, à nous faire oublier que le catastrophisme est une position nécessaire à l'esprit de la prudence dans notre monde. Dans l'article intitulé « Le catastrophisme rationnel de Jean-Pierre Dupuy et le problème de son bergsonisme », Ratté nous propose cette fois une correction de l'option de Dupuy. Entérinant l'importance que Dupuy accorde à l'intrigue épistémique selon laquelle, en matière de catastrophe, on est dans la situation de savoir et ne pas croire ce que l'on sait, il propose la mise en œuvre d'une phénoménologie du quotidien permettant de comprendre en profondeur les sources de cette étrange incrédulité et de l'inertie à l'égard de la catastrophe. Après la critique méticuleuse du recours de Dupuy à des éléments de la pensée de Bergson dans sa proposition d'une solution métaphysique à ce paradoxe épistémique, Ratté affirme l'urgence de la phénoménologie, car, selon lui, Dupuy continu d'opter pour la voie jonasienne de l'heuristique de la peur avec le stratagème de la prophétie de malheur crédible, ce qui est à double tranchant. L'heuristique de la peur, si elle n'est plus le fruit d'une imagination fictionnelle (qui n'engage effectivement que le pouvoir de représentation en image), peut très bien devenir la terreur par la rumeur qui est indifféremment la rumeur par [5] la terreur. La prudence catastrophiste rationnelle peut-elle fréquenter ainsi le seuil d'une catastrophe sociale, demande Ratté ? N'y aurait-il pas d'autres voies à chercher par la médiation de la phénoménologie pour organiser le tour de force d'un dépassement de l'inertie du quotidien devant la catastrophe ?
Les deux derniers textes de l'ouvrage se penchent sur des exemples très concrets de risques induits par les activités industrielles et technoscientifiques sur notre environnement et sur les moyens mis en œuvre par les sociétés libérales capitalistes afin de contrôler et de minimiser ces mêmes risques. Dans son texte, Jérôme Cormier s'intéresse à l'évolution historique des modes de régulation juridiques et institutionnels de l'action humaine dans sa relation avec l'eau. À travers la notion de « modernisation écologique », l'auteur retrace le processus de rationalisation du rapport à l'eau au Québec et explique comment la constitution d'une « chose eau » dans laquelle se cristallise notre volonté de réguler l'effet de nos actions économiques, scientifiques et techniques sur la nature s'est appuyée sur des représentations et des valeurs particulières que le peut regrouper à l'intérieur de deux structures paradigmatiques concurrentes, à savoir le paradigme hygiéniste et le paradigme de la ressource naturelle. Clôturant le livre, le texte de Danie Royer se questionne à savoir si le programme gouvernemental de valorisation de la biomasse forestière constitue, comme le prétendent ses défenseurs, une réelle solution aux problèmes environnementaux causés par l'exploitation de sources d'énergie non renouvelables. Analysant, à travers la philosophie politique du Progrès, le rapport que nos sociétés occidentales entretiennent avec la nature depuis la modernité, Royer conclut qu'aucune technologie ne parviendra jamais à surmonter la crise écologique qui nous guette, mais que seul un changement radical de notre attitude vis-à-vis de la nature nous sauvera de la catastrophe.
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