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Enjeux épistémologiques et idéologiques
de la globalisation pour les sciences sociales.
“LES SCIENCES SOCIALES
DEVANT LA GLOBALISATION.”
Bernard CASTELLI, Bernard HOURS
Lorsqu’on parle de globalisation, on observe une circulation accrue des marchandises grâce à la suppression des barrières commerciales, la transmission accélérée des informations (y compris des connaissances scientifiques), la convertibilité internationale des monnaies, la généralisation des échanges permanents d’actions et d’obligations entre les principales places financières et l’accroissement considérable des mobilités humaines au sein du capitalisme globalisé : travailleurs non qualifiés, salariés porteurs de savoir-faire managériaux ou techniques, réfugiés civils, victimes de conflits, etc.
Ces mutations majeures de l’économie mondiale ont pu prendre forme, se développer pleinement dans le contexte d’un néolibéralisme prépondérant où les croyances économicistes en la supériorité de l’autorégulation marchande et en la perfection avérée des institutions du marché présentaient toutes les caractéristiques d’une véritable idéologie, exempte de toute considération, politique ou sociale. Avec la croissance continue des échanges « libérés », l’espace géographique s’est a contrario contracté sous l’influence d’évènements économiques et politiques majeurs : disparition du bloc soviétique, conversion de la Chine aux vertus de l’économie de marché, réintégration des pays un temps surendettés de l’Amérique latine, convoitise renouvelée pour les matières premières de l’Afrique, dynamisme conquérant des économies « émergentes... »
La saturation de la planète par la généralisation des échanges a été facilitée par l’amélioration continue des outils technologiques liés à l’information et à la communication (bases de données, Internet, réseaux sociaux...) lesquels promeuvent sans cesse, en tant que vecteurs efficaces d’accès illimité à des données hétérogènes, la diffusion élargie des [10] connaissances. À un point tel que leur immatérialité intrinsèque ne représente plus désormais un obstacle rédhibitoire les empêchant d’être considérées voire même assimilées à n’importe quel facteur de production. Attribuer toutefois l’ensemble des changements survenus récemment dans le champ des savoirs à la seule montée en puissance d’un capitalisme cognitif serait trop réducteur dans la mesure où la globalisation contemporaine constitue un processus culturel, politique et social aux conséquences difficiles à appréhender. Phénomène complexe en mouvement, elle interpelle aujourd’hui les sciences sociales tout en les interrogeant sur un renouvellement des connaissances qui inclut la critique des savoirs figés en paradigmes dominants, mais allant nécessairement au-delà.
Si les critiques adressées aux dérives du libéralisme radical sont pertinentes autant qu’abondantes, si des propositions alternatives sont ici et là avancées, un vide relatif demeure concernant la nature et le sens des processus de globalisation. La mondialisation de l’économie de marché capitaliste est bien documentée, tout comme l’émergence d’entités nouvelles provoquées par l’usage des relations sociales numériques.
Il y a bien en outre compression du temps et de l’espace. Ainsi, changer d’échelle provoque-t-il des modifications du sens des phénomènes, de la nature des sujets sociaux sur lesquelles se penchent les sciences sociales, de l’homo œconomicus au citoyen, au réseau de type Facebook, à l’inquiétude environnementale planétaire ? Quels liens sociaux sont porteurs de sens, quelles formes de solidarité émergent dans cet univers global fait de normes sectorielles et de gestion des risques généralisée ? Parmi les nombreux concepts produits par les sciences sociales depuis la fin du XIXe siècle, les phénomènes contemporains qualifiés de globalisation amènent à s’interroger sur la pertinence et la validité des outils à disposition dans les différentes disciplines.
Cet ouvrage n’entend pas apporter des réponses à toutes ces questions mais tente d’analyser les enjeux épistémologiques et idéologiques auxquels sont confrontées les sciences sociales dès lors qu’elles ont enfin cessé de nier l’existence de phénomènes globaux, de normes globalisantes comme elles le faisaient à la fin du XXe siècle. Les analyses originales et éclairantes sur la globalisation ne sont pas légion et témoignent d’un embarras manifeste. On ne cherche pas ici à reproduire la pluralité des lectures formulées, mais à interroger la globalisation et les outils des sciences sociales dans des champs à la fois actuels, globaux et riches en sciences sociales, à partir de quatre topiques de recherche qui sont respectivement les notions de crise, de gouvernance, d’acteur, de genre qui semblent au cœur des évolutions globales aujourd’hui.
La globalisation provoque un certain nombre de crises par les ruptures diverses qu’elle introduit. Plusieurs contributions dans cet ouvrage amènent [11] à penser que la crise tend à apparaître comme un cadre permanent et prégnant auquel on ne peut échapper qu’en changeant de paradigme. Bernard Castelli à travers son analyse de la crise financière, héritage du capitalisme globalisé, nous met en présence d’une pathologie de l’excès de fluidité, sorte d’hémophilie financière spécifique et chronique. De son côté, Jean-Michel Servet évoque un au-delà de la crise à travers la production de connaissances transdisciplinaires nouvelles, fondées sur de nouveaux paradigmes. Pépita Ould Ahmed aborde l’économie sociale et solidaire comme alternative à la crise et souligne l’impact idéologique profond de cette notion d’alternative qui renvoie explicitement à la politique et à la démocratie comme solution de « la crise ». Ces trois contributions, qu’elles évoquent une crise financière historique, les instruments disciplinaires disponibles ou les alternatives pensables, incitent à voir dans « la crise », faite de microcrises multiples, un avatar majeur de la globalisation, non plus une rupture, mais un état permanent et durable dont la maîtrise et la régulation deviennent l’enjeu principal sous le nom de gouvernance.
Cette nécessaire bonne gouvernance fait l’objet de la contribution de Bernard Hours qui y voit le levier principal de la globalisation, via la production de normes morales et la mise en place d’une société naturalisée. Le texte de Franck Poupeau s’inscrit dans une réflexion sur la gouvernance mondiale des ressources naturelles. La gestion des problèmes environnementaux illustre avec clarté l’articulation des normes internationales, des politiques nationales, des administrations locales, des espaces urbains jusqu’aux mouvements sociaux, phénomène global s’il en est. La microfinance abordée, en Inde, par Isabelle Guérin est probablement un produit de la lutte contre la pauvreté, slogan global et multilatéral type. Les dérives caractérisées par un endettement excessif obligent à interroger ces instruments alternatifs qui ont, en partie, perdu ce caractère car les contraintes sociales statutaires demeurent et la dette continue d’être une affaire sociale totale et non exclusivement financière.
Les mouvements sociaux et leurs acteurs font l’objet de plusieurs contributions qui montrent des configurations et reconfigurations nouvelles. En effet, la figure de l’acteur social et politique a connu des mutations profondes. Les mouvements dits alternatifs ont remplacé le messianisme prolétarien et la société civile fait l’objet d’une incantation permanente, en particulier à travers les ONG dont la place est devenue essentielle dans la globalisation au cours de deux décennies. Rosinha Machado Carrion évoque au Cap-Vert la place des ONG et les pièges tendus par les institutions à une participation réelle de la société civile. Pia Rius, pour sa part, analyse les engagements des piqueteros argentins à mi-chemin entre des héros émancipateurs et les arrangements prosaïques et quotidiens qu’impose une vie précaire. Wenjing Guo, outre ses matériaux sur les réseaux homosexuels, [12] nous met en présence d’acteurs sociaux nés des réseaux internet en Chine. Ceux-ci transforment des sujets individuels en citoyens potentiels d’une société civile virtuelle, constituée de réseaux bien réels. On peut y voir un champ politique postmoderne original et annonciateur de modes d’expression politique et sociale à explorer par les sciences sociales.
Parmi tous les acteurs sociaux, les actrices-femmes ont acquis une puissance symbolique extrême. Elles représentent un symbole fort et global de figures contemporaines de l’émancipation. À ce titre, elles sont exposées à de multiples manipulations idéologiques. Monique Selim analyse l’importation des gender studies en Chine et les usages qui en sont faits. Angelica Wehrli traite des avortements de filles au Vietnam, préférence masculine s’il en est. Mathieu Caulier présente la genèse et le développement des ONG féministes au Mexique, entre santé reproductive et revendication genrée. Monique Selim souligne enfin que les normes de genre, globales par excellence, véhiculent d’énormes ambiguïtés et contradictions dont l’examen et la connaissance ouvrent des pistes de recherche fécondes pour les sciences sociales.
La globalisation tend à offrir aux sciences sociales un objet totalisant appelé marché, au singulier, au lieu et place des sociétés, objets naguère des sciences sociales. Mais les rapports marchands ne sont pas des rapports sociaux tant que les hommes et les femmes ne se vivent pas exclusivement comme des consommateurs et des producteurs mais comme des sujets, exposés autant à la concurrence qu’à la solidarité, producteurs de liens insérés dans des rapports que les sciences sociales scrutent depuis plus d’un siècle. Si ceux-ci évoluent et se modifient, ils demeurent et il appartient aux sciences sociales de les analyser.
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