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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Tontines et banques au Cameroun. Les principes de la Société des amis. (1991)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Alain HENRY, Guy-Honoré TCHENTE et Philippe GUILLERME-DIEUMEGARD, Tontines et banques au Cameroun. Les principes de la Société des amis. Paris : Les Éditions Karthala, 1991, 166 pp. Collection : Économie et développement dirigée par Georges Courade. [Alain Henry nous a accordé le 26 avril 2017 l’autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[7]

Tontines et banques au Cameroun.
Les principes de la Société des amis.

Introduction

Tanda, pasanuku, gamaiyah, isusu, susu, hagbad, xitique, arisan, paluwagan, chit fund, pia huey, hui, ko, et enfin shwa... c'est-à-dire tontines.

En écrivant ce livre, nous avons cherché à avancer sur la voie d'un développement qui soit à la fois moderne et africain [1].

La modernisation économique impose des règles nouvelles qui semblent s'opposer bien souvent aux valeurs traditionnelles des sociétés africaines. Chacun peut observer des comportements qui sont étrangers à une conception moderne de l'organisation sociale. Mais dès qu'il s'agit d'envisager des solutions, ces attitudes, jugées trop exotiques, ne sont guère prises en compte, sauf pour envisager un futur « changement des mentalités ». Pourtant, les modèles de gestion mis en place demeurent inefficaces, voire déstructurants. Il faut alors se demander si la difficulté pourrait être résolue en cherchant simplement à « vaincre les résistances culturelles ».

Des travaux récents ont montré que la mise en œuvre des rationalités techniques et économiques se fait à chaque fois selon des modalités propres au contexte culturel [2]. Dans chaque pays, on obéit d'autant mieux aux [8] règles modernes que l'on s'y sent poussé par les exigences d'une tradition locale. Aux États-Unis, les rapports sociaux sont encadrés par une tradition nationale qui s'appuie notamment sur un respect religieux des contrats. De même, la manière française de s'attacher aux valeurs techniques d'un métier fait intimement appel à un sens ancien de l'honneur professionnel. L'avenir de l'Afrique pourrait également dépendre de la manière dont elle saura réemployer ses valeurs anciennes au service de son développement. Il s'agit donc moins d'opposer « logiques économiques modernes » et « logiques sociales traditionnelles » que de chercher à articuler leurs impératifs respectifs. Dans cette perspective, il paraissait utile de chercher à mieux connaître les valeurs sociales dont les sociétés africaines sont actuellement porteuses.

Nous interrogeant donc sur ce qui, dans les faits culturels, peut être de l'ordre du changement ou au contraire de la permanence, nous nous sommes intéressés, par un détour du regard sociologique, à une institution très populaire : la tontine. Sa vitalité laissait penser qu'elle devrait constituer une source précieuse d'information sur des sociétés en mutation rapide. Parallèlement à l'aspiration au progrès, chacun doit essayer d'y respecter les valeurs qui, selon les coutumes locales, ont toujours fait partie de la sagesse ancestrale.

Alors qu'elles sont d'origine obscure, les tontines existent sur tous les continents [3]. Elles apparaissent partout sous une figure commune. Leurs adhérents s'y associent pour mettre en commun leurs cotisations et chacun y reçoit à tour de rôle le capital rassemblé. Au cours de chaque séance, l'épargne collectée est ainsi redonnée à l'un des participants. Le fonctionnement de ces associations fait [9] généralement appel aux mêmes valeurs : la confiance, la solidarité, la prévoyance... Les opérations financières qui y sont réalisées incitent à vouloir les comparer aux services bancaires. Sur un plan économique, nombreux sont ceux qui souhaitent mieux connaître les fonctions qu'elles remplissent. Certains s'interrogent même sur la possibilité de tirer parti de leur existence dans les programmes de développement. Aujourd'hui, elles occupent donc une place croissante dans les réflexions des économistes.

Simultanément, les tontines montrent en chaque contrée un visage singulier. Plus que des changements de noms ou des modifications partielles de règles, on y trouve les comportements propres à chaque milieu. La confiance ou la solidarité s'y font et s'y défont selon des mécanismes particuliers. Derrière la similitude des mots, les mêmes valeurs n'y sont pas comprises et pratiquées de la même manière. L'étude des tontines exige, pour l'observateur étranger, un effort particulier de compréhension. À ignorer leur caractère local, il risque, au mieux, d'être incapable d'aider à leur valorisation, au pire, d'altérer son analyse. Inversement, l'observation de leurs singularités peut le renseigner sur les spécificités d'une culture.

L'étude que nous présentons est le résultat d'une enquête de terrain réalisée au sein des tontines à enchères du Cameroun. Au cours de notre visite, nous avons voulu regarder leur double face, celle de leur figure générale et celle de leur physionomie locale. Pareille approche semblait d'ailleurs rencontrer les préoccupations de ceux qui en font partie : « La tontine est comme un éléphant : trop gros pour être vu en entier quand on est à côté ou dedans, mais quand on est au loin, on n'en voit jamais qu'une face à la fois [4]. »

Nous étions ainsi invités à rejoindre le point de vue de la sociologie, lorsqu'elle considère que « pour comprendre un fait social, il faut l'appréhender totalement, c'est-à-dire du dehors comme une chose, mais cependant comme [10] une chose dont fait partie intégrante l'appréhension subjective que nous en prendrions si nous la vivions » [5]. Notre travail s'est donc appuyé à la fois sur le témoignage de ceux qui les approchent de près et sur les éléments dont dispose un observateur distant. Pour ce faire, nous sommes partis des données écrites relevées sur place (règlements des groupes, documents comptables,...) ainsi que de plusieurs interviews dont certaines ont été enregistrées. Enfin, une partie de nos observations résulte de la participation directe de l'un d'entre nous à de telles associations [6].

Puisqu'il est difficile d'en voir toutes les faces à la fois, ces quelques pages ne sauraient offrir une vision exhaustive du phénomène. Soulignons que notre analyse se limite à une catégorie bien particulière d'associations : celles qui nous sont léguées aujourd'hui par la tradition bamiléké. Selon nous, certains des traits rapportés débordent de ce cadre régional strict et peuvent être versés au bénéfice d'un grand nombre des cultures de l'Afrique sub-saharienne. Cependant le lecteur se souviendra que, d'un point de vue scientifique et sauf mention particulière, nos propos ne concerneront que les tontines du groupe que nous avons étudié.

De façon plus précise, nos recherches nous ont conduits auprès d'une quinzaine de groupes, situés à Douala et à Yaoundé. L'échantillon considéré n'est pas représentatif au sens purement statistique du terme. Nous n'avons donc pas établi de comptages sociologiques. Notre démarche, pour être essentiellement qualitative, n'en est pas moins rigoureuse. A la faveur d'une écoute patiente, nous avons essayé d'entrer dans la familiarité de nos hôtes. Écartant les opinions qui pouvaient paraître trop anecdotiques, nous avons cherché à comprendre la manière dont nos interlocuteurs concevaient spontanément leurs rapports sociaux. Certaines [11] concordances devaient apparaître entre leurs propos et ce qui s'observe en d'autres lieux de la vie camerounaise. Notant enfin la présence d'attitudes inédites sous d'autres cieux, nous avons essayé de reconstruire les logiques propres à ce milieu. Nos hypothèses ont été fréquemment corroborées par les dires de la tradition orale locale ou de la littérature anthropologique contemporaine [7].

Bien qu'ayant examiné l'évolution récente des tontines, nous n'avons guère abordé le champ de l'analyse historique et politique qui aurait pu apporter des lumières complémentaires. Notre objectif était moins de montrer la voie suivie par l'évolution d'une culture que d'entrevoir comment ses principes anciens sont réinterprétés en des formes nouvelles, rarement prévisibles. Nous nous sommes donc tournés vers les milieux urbains, placés dans une mouvance moderne. Les groupes que nous avons rencontrés rassemblaient des personnes de situations sociales et professionnelles diverses. Nous y avons croisé des employés, des fonctionnaires, des commerçants, des banquiers ou même des patrons d'entreprises [8].

Ainsi, la première partie de cet ouvrage nous permettra de planter le décor et de décrire les principes de fonctionnement des tontines. Nous découvrirons leurs objectifs multiples, les acteurs qui les composent et leur langage caractéristique. Au second chapitre nous examinerons leurs mécanismes économiques et financiers, et notamment la question de l'utilisation des capitaux qui y circulent. Nous proposerons également un modèle servant à calculer les taux d'intérêts effectifs. Notons d'ores et déjà que nous n'avons pu résoudre les difficultés habituellement rencontrées dans ce type de calculs, que grâce à l'enseignement des interviews : sans l'anthropologie, l'économie souffre parfois de myopie.

Les deux chapitres suivants nous amèneront au cœur du rôle pédagogique des tontines. Régies par la confiance, placées [12] sous le signe de l'amitié, elles donnent de ces vertus une image idéale, en même temps qu'elles dressent un tableau des comportements sociaux acceptables. Les valeurs qu'elles transmettent sont associées par nos interlocuteurs à l'origine de la vie et au respect des libertés. Ils en ont tous témoigné, chacun à sa manière, ce qui est contresigné par la vitalité locale de l'institution.

Cherchant enfin à connaître la part qu'elles pourraient avoir dans une perspective de développement, il nous fallait examiner l'évolution passée et future des tontines. D'origine traditionnelle, elles se sont adaptées aux contraintes de la modernité. Comme la société qui les entoure, elles ont évolué selon des allures très diverses. Les groupes aux règles nouvelles y côtoient des associations de type traditionnel. Le nouveau et l'ancien vivent l'un à côté de l'autre et se juxtaposent parfois au sein des mêmes entités. Quel que soit leur degré d'évolution, elles montrent que la modernisation sociale n'est pas uniquement fondée sur la raison pure, mais qu'elle s'enracine aussi dans la force d'une tradition. Moins orientées vers des finalités financières qu'on ne semble le croire, les tontines sont un symbole d'incitation à l'épargne qui mériterait d'être encouragé. Mais surtout, elles semblent avoir une mission d'intégration sociale.

L'analyse nous ouvrira enfin à une meilleure connaissance de cette société africaine d'aujourd'hui qui est engagée dans la voie difficile du progrès. Il nous paraît quelque peu hâtif d'affirmer que « dans le domaine de l'organisation, les possibilités de l'Afrique, comparées à celles d'autres régions du monde, sont très limitées » [9]. Les tontines, par la complexité et la fiabilité de leur gestion, en constituent un contre-exemple admirable. Mais surtout, elles donnent à voir des ressorts dont les institutions modernes pourraient tirer profit. Les banques seraient ainsi bien inspirées de ne pas ignorer des principes qui, dans ce contexte, sont à la base d'une relation fructueuse avec [13] les clients. Notre dernier chapitre signalera les pistes possibles allant dans cette direction.

Globalement, l'éclairage qui se trouve ainsi projeté sur ce milieu social révèle des cohérences qui augurent de la validité de nos analyses. Souhaitons cependant que d'autres enquêtes de ce type viennent prochainement compléter, voire infirmer certains de nos résultats.

Le lecteur l'aura deviné, les tontines ont à nos yeux un bel avenir, ne serait-ce que parce qu'elles ont conservé une mémoire vive de leurs origines. C'est aussi le témoignage qu'en donnent leurs adhérents. Avant de leur rendre visite, nous devons leur exprimer ici nos chaleureux remerciements. Acceptant de nous fournir de nombreuses explications, ils ont eu la gentillesse de nous initier aux multiples aspects de leur pratique sociale. Nous leur laisserons donc largement la parole. Ils sont les premiers auteurs de ce texte. Nous avons essayé, autant que possible, de respecter la confidentialité de certaines informations. L'origine de nos sources a, en particulier, été protégée. Nous avons cependant scrupuleusement retranscrit le contenu de leurs propos. La syntaxe parfois surprenante qui s'en dégage tient aux hésitations habituelles du langage parlé, dévoilées par le magnétophone. Nous les avons restituées en l'état, à la fois par souci de rigueur technique et pour en préserver la fraîcheur spontanée. Si, pour certains de nos hôtes, le français n'est qu'une seconde langue, nous restons étonnés de leur prodigieuse capacité à s'exprimer avec autant de bonheur dans la parabole. Que ceux qui nous ont aidés sachent bien que si nous avons laissé échapper quelques confidences, ce n'aura été que dans un désir de mieux faire partager la passion avec laquelle nous avons cherché à comprendre ces associations d'amis, espérant ainsi contribuer à leur avenir.

[14]



[1] Cette recherche a été effectuée dans le cadre du « CEREBE-Gestion et Société » (CNRS) sous la conduite de Ph. d'Iribarne que nous remercions pour son aide et pour ses conseils.

[2] Ph. d'Iribarne, La logique de l'honneur, gestion des entreprises et traditions nationales, Seuil, 1989. Les observations mentionnées ci-après sont tirées de cet ouvrage.

[3] Le mot « tontine » employé en français tire son origine du nom d'un banquier napolitain, Lorenzo Tonti, qui passe en Europe pour en être son créateur. Les différents noms cités en exergue viennent respectivement du Mexique, de Bolivie, d'Egypte, du Nigeria, du Ghana, de Somalie, du Mozambique, d'Indonésie, des Philippines, d'Inde, de Thaïlande, de Chine, du Japon et enfin de l'Ouest-Cameroun. Cf. « Rapport sur le développement du monde, 1989 », Banque mondiale.

[4] Les citations qui seront rapportées sans autres références sont tirées des interviews que nous avons réalisées.

[5] C. Lévi-Strauss, « Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss », in Sociologie et Anthropologie, M. Mauss, PUF, éd. 1983.

[6] L'enquête de terrain a été réalisée par Ph. Guillerme-Dieumegard et G. Tchente dans le cadre de leur mémoire de DESS (Université de Rennes I, 1990). Les principales données concernant l'enquête sont détaillées en annexe 1.

[7] Notre démarche méthodologique a été plus amplement analysée par G. Barbichon, « L'ethnologie des organisations », in Ethnologie française, n° 2-90.

[8] Pour plus de précisions, voir annexe 1.

[9] E.V.K. Jaycox, discours adressé au Conseil de la Banque mondiale (7-12-1988).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 1 octobre 2017 7:55
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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