[115]
“Théorie du totalitarisme.”
par Luc Ferry
et Évelyne Pisier-Kouchner
- Chapitre III. Le totalitarisme [115]
- Section 1. Théorie du totalitarisme, par L. Ferry et E. Pisier-Kouchner [115]
- 1. La notion de totalitarisme [117]
- 2. Difficultés relatives à l’objet [122]
- 3. L’impuissance du marxisme [129]
- 4. Retour du politique [139]
- a. H. Arendt [144]
- b. R. Aron [145]
- c. C. Lefort [146]
- 5. Un régime nouveau est-il explicable ? [151]
- a. H. Arendt [152.
- b. A. Besançon [152]
- Bibliographie [157]
Avec l’émergence, au xxe siècle, des régimes fasciste et nazi, l’histoire des doctrines politiques s’enrichit d’une notion nouvelle. À la pensée libérale classique qui s’efforce de trouver dans la séparation de l’État et de la société civile un fondement et une garantie de l’État de droit, Benito Mussolini oppose l’idée d’un État totalitaire appelé à réaliser une unité collective qu’aucune extériorité ne vient limiter : « Pour le fascisme, tout est dans l’État et rien d’humain ou de spirituel n’existe et encore moins n’a de valeur en dehors de l’État. En ce sens le fascisme est totalitaire, et l’État fasciste, la synthèse et l’unité de toutes les valeurs, interprète, développe et donne pouvoir à tous les aspects de la vie d’un peuple. » Ce thème est nouveau et, servant d’autojustification à l’arbitraire politique, il permet au fascisme de s’opposer au libéralisme : opposition qui s’énonce moins dans les termes d’un retour à d’anciennes valeurs dégradées ou perdues que sous la forme d’une révolution permanente destinée à réaliser une unité constamment menacée, donc constamment démentie. Ce projet, tel que le désigne ainsi Mussolini, acquiert dans la doctrine politique une spécificité dont l’étude ne saurait se confondre avec celle du fonctionnement des régimes fascistes. Néanmoins notre propos n’est pas ici de retracer l’histoire de cette doctrine totalitaire telle que la présentent ses partisans, ni d’examiner sous quelles variantes et avec quels réajustements spécifiques elle devient le langage même du nazisme [1] ; on n’essaiera pas davantage de lui comparer systématiquement [116] la version stalinienne d’un communisme qui prétend à la fois au renforcement de l’État et à l’unification sociale.
L’étude du totalitarisme, telle qu’elle est menée ici, se situe dans une tout autre perspective : il s’agit d’évaluer les conditions de validité d’une notion qui, dans le contexte des années 1930, fait son apparition dans la théorie politique et sert peu à peu à désigner dans leur spécificité les régimes nazi et stalinien. En 1940, le Ier Congrès de l’American philosophical society en fait son thème principal. En 1951, après que les survivants ont pu témoigner de l’ampleur du génocide nazi, paraît l’œuvre fondamentale de Hannah Arendt, The origins of totalitarianism. Aujourd’hui, bien que faisant l’objet des contestations les plus vives, le terme est entré dans le vocabulaire politique usuel, avec toutes les imprécisions qu’une telle mode peut lui faire subir. Aussi est-il nécessaire de mener une enquête théorique permettant de s’interroger sur le contenu même de la notion de totalitarisme et d’en examiner les significations (subdivision 1).
Mais ainsi ramenée à ses dimensions théoriques, la notion de totalitarisme suscite des objections qu’il importe d’examiner. Certaines d’entre elles, d’ordre méthodologique, sont destinées à faire apparaître l’impossibilité d’une définition même de l’objet totalitarisme. Aussi sérieuses soient-elles et, donc, nullement négligeables ici, ces objections ne portent toutefois que sur les modes d’application d’un type idéal, sans en remettre en cause la construction intrinsèque. On s’efforcera donc de mettre à jour les présupposés qui peuvent entraîner cette confusion des problèmes de définition et d’applicabilité (subdivision 2).
L’examen de tels présupposés conduit à prendre au sérieux une série d’objections importantes concernant plus particulièrement les aspects idéologiques et les enjeux politiques de cette réflexion théorique sur le totalitarisme : celle-ci, biaisée dès l’origine par l’antimarxisme et minée par la guerre froide, reposerait essentiellement sur une construction naïvement favorable à la « démocratie libérale » : son impuissance « scientifique » tiendrait donc à l’introduction inévitable, bien que subreptice, de constants jugements de valeur. Ici encore, ces objections peuvent arguer d’une abondante littérature d’inspiration « antitotalitaire », à diffusion largement assurée, uniquement vouée à établir une filiation parentale ou une relation de cause à effet entre le texte de Marx et le « goulag ». On tentera plutôt de comprendre ici comment l’apparition de la notion de totalitarisme prend acte de l’impuissance du marxisme à analyser le nazisme ou le stalinisme. En ce sens, l’antimarxisme qui préside bien à la réflexion sur le totalitarisme prend une signification différente de celle d’un pur et simple jugement de valeur, a fortiori d’un pur et simple argument de polémique. Une chose est d’affirmer, arguments théoriques ou pas à l’appui, que la doctrine de Marx peut être dite totalitaire, une autre que cette même doctrine livre des instruments théoriques inutiles ou dangereux pour la compréhension du totalitarisme. Les deux affirmations peuvent d’ailleurs se combiner sans que pour autant l’on perde de vue qu’elles ont des significations et des portées différentes (subdivision 3).
À considérer comme inséparable de la réflexion sur le totalitarisme cette prise en considération de l’impuissance théorique du marxisme, on est conduit à penser que c’est l’historicisme qui interdit de comprendre la nature et la fonction [117] spécifiques de l’idéologie dans le totalitarisme, en tant qu’elle est rapportée, comme d’ailleurs les formes politiques, à un niveau purement « superstructurel ». Mais si la notion de totalitarisme permet de mettre en valeur le rôle de l’idéologie, elle doit cependant répondre à une nouvelle objection : tous les régimes politiques modernes, plus ou moins marqués d’idéologie, n’ont pas nécessairement un caractère totalitaire. Aussi l’étude du totalitarisme, événement à la fois moderne et nouveau, conduit-elle à mettre à jour les spécificités d’une combinaison particulière d’idéologie et de terreur qui le distinguent de régimes passés (subdivision 4).
Enfin, en supposant résolues ces différentes difficultés, on ne peut faire l’économie d’une interrogation portant sur le statut même de l’explication du totalitarisme : comment penser le « nouveau » sans l’aide de la « pensée héritée », comment penser l’historicisme sans historicisme ? Comment se défaire de l’argument de causalité sans pour autant abandonner le « principe de raison » ? Telle est la question majeure que l’étude du totalitarisme permet au moins de poser : la posant, elle fait le lien obligé de la science et de la philosophie politiques (subdivision 5).
1. La notion de totalitarisme
Pourquoi la création d’un nouveau terme si ce n’est pour indiquer que les catégories traditionnelles de la théorie politique sont désormais jugées insuffisantes, impuissantes à cerner la spécificité d’un certain nombre de régimes politiques ?
On peut s’étonner toutefois que la théorie politique ne se soit pas contentée d’utiliser le terme de fascisme qu’elle n’a généralement pas hésité à importer dans nombre de classifications contemporaines des régimes politiques. Il existe d’ailleurs une abondante littérature, savante ou partisane, qui tente de légitimer une comparaison systématique entre fascisme de droite et fascisme de gauche. Quel qu’en soit l’intérêt pour la théorie du totalitarisme, cette comparaison présente l’inconvénient de maintenir une distinction idéologique traditionnelle entre les concepts de droite et de gauche, distinction dont la théorie du totalitarisme prétend précisément remettre en cause certaines implications. En outre, le terme de totalitarisme vise une nouveauté dont le terme de fascisme ne peut rendre compte dès lors qu’il a servi à désigner différentes sortes de dictatures conservatrices ou de régimes de parti unique qui ne deviennent pas totalitaires tant que l’État n’y prétend pas « absorber toute la société » et que l’idéologie n’y prend pas cette « expansion démentielle », sans rapport avec la revendication d’une légitimité traditionnelle même non soustraite à la discussion. C’est là, par exemple, l’argument invoqué par R. Aron dans Démocratie et totalitarisme (Aron, 1965 a, p. 289 s.) qui lui permet d’établir un rapport étroit entre la nouveauté visée par le terme de totalitarisme et le caractère révolutionnaire du régime ainsi désigné.
C’est pour la même raison qu’est délaissé le terme de despotisme et rejetée la thèse soutenue par K. Wittfogel d’une identité entre stalinisme et despotisme oriental. Peu importe ici l’argumentation interne de la thèse de Wittfogel ; on notera que totalitarisme et despotisme oriental « ne se recouvrent pas entièrement », [118] que si les deux termes désignent en commun un État « gestionnaire unique du travail », une bureaucratie « classe privilégiée unique », et des antagonismes « sans lutte de classe au sens occidental du terme », il n’en reste pas moins qu’ « aux traits ordinaires des despotismes bureaucratiques s’ajoutent la volonté de changement du parti révolutionnaire et une idéologie d’inspiration rationaliste qui constitue par elle-même une critique de la réalité », que « le despotisme asiatique ne comportait pas la création d’un homme nouveau et l’attente de la fin de la préhistoire » (Aron, 1965 a, pp. 318-319). Les régimes qui seront désignés par le terme de totalitarisme ont donc ceci de commun qu’ils appartiennent à la catégorie de régimes révolutionnaires, quelle que soit par ailleurs la portée attribuée aux différences dans l’expression même de cette volonté révolutionnaire.
Cet accent mis sur l’idée de révolution entraîne des conséquences décisives : associé à l’idée de révolution, l’usage de la notion de totalitarisme vise à mettre en déroute la pensée politique héritée du xixe siècle : avec l’émergence du mal totalitaire s’écroule l’idée de progrès et, avec celle-ci, le double espoir d’une unification sociale a-conflictuelle et d’une dynamique démocratique égalitaire.
Libéraux et marxistes ont hérité en commun, même si leurs interprétations des rythmes diffère, d’une représentation linéaire et continuiste du processus historique : l’histoire va dans le bon sens, le sens du progrès. Or c’est cette représentation même qui est à l’œuvre dans le « mal radical » en même temps qu’elle empêche de le penser : tel est le difficile paradoxe que prétend affronter celui qui réfléchit sur « le phénomène qui domine notre siècle », « révélateur historique, sous la forme crue du renversement d’une entreprise en son contraire », mais révélateur aussi d’une impuissance de la pensée progressiste coupable de complicité : car un tel phénomène, « pouvons-nous vraiment croire que la pensée héritée nous donne les moyens de le comprendre » (Gauchet, 1976) ?
Ce qui s’écroule avec cette idée de progrès, n’est-ce pas une même représentation de la société sous le signe de l’un, représentation imaginaire que l’expérience totalitaire va inscrire dans la réalité ? À priori, l’affirmation peut paraître paradoxale : le discours fasciste ne prétend-il pas combattre ce qui, dans l’idéologie bourgeoise, et donc dans le capitalisme, se réclame de la division sociale et « introduit la dissension dans la belle totalité organique et stable de la société traditionnelle » alors que le discours stalinien, au contraire, se réclamerait d’une théorie principalement dirigée contre les illusions unificatrices et homogénéisantes de l’idéologie bourgeoise, coupable de dénégation de la division sociale, de la lutte de classe ? En réalité, fascisme et communisme convergent et se rejoignent dans la même affirmation de l’unité sociale et la même volonté de la réaliser et c’est bien de cette convergence dont témoignerait la notion de totalitarisme. Pour M. Gauchet, en effet, qui en livre la démonstration la plus élaborée, l’avènement du fascisme se situe bien dans le prolongement de l’idéologie bourgeoise, il « a son origine « théorique » dans l’idéologie bourgeoise, dont le travail essentiel est de masquer la division sociale sous le capitalisme » ; il ne fait que déplorer un conflit social que le capitalisme tente de nier, il ne fait que vouloir rétablir une concorde civile que le capitalisme postule dans le présent. M. Gauchet insiste alors sur le fait que si, « jusque-là, l’idéologie ne faisait que s’appliquer de l’extérieur aux faits sociaux pour en proposer une [119] interprétation dissimulante », la mutation fasciste a pour effet « une transformation du discours idéologique en réalité sociale » et met en place les structures susceptibles d’organiser la vie entière des individus « en vue de la parfaite cohésion du tout social et de l’unanimité politique », les structures d’un État total. Or, la théorie marxiste n’est-elle pas le meilleur instrument critique de cette mutation ? Marx, en effet, « par une prodigieuse rupture avec la raison commune », nous fait « reconnaître dans la lutte des hommes le principe de vie des sociétés et le moteur de l’histoire », il nous montre « la nécessité de penser la société à partir de sa division ». Pourtant, poursuit M. Gauchet, la question de la lutte de classe est effacée aussitôt que posée : « Établir le rôle du conflit de classes dans l’histoire, pour Marx, c’est établir en même temps la certitude de sa prochaine abolition. Puisque se révèle la nature conflictuelle de la société, c’est que la société authentiquement une est à l’ordre du jour comme étape prochaine du devenir humain. » Dans la problématique marxiste, l’État s’efface. Avec le stalinisme, sont mises en place les structures permettant d’identifier l’État à la société unifiée, les structures d’un État du peuple tout entier, d’un État total. L’idée de totalitarisme procède ainsi d’une réflexion sur la complémentarité du fascisme et du communisme, complémentarité dont le critère décisif tient à leur commune affirmation de l’unité sociale. Critère décisif mais qu’il faut encore compléter : car l’« extraordinaire leçon » de cette double tentative d’unification « est qu’elle s’avère radicalement illusoire » ; avec la Terreur, rendue légitime par le projet qui la porte, se recrée et s’accentue la division sociale ; « mensonge et terreur vont de pair dans la mesure où le démenti des faits à la doctrine doit être effacé par tous les moyens », de sorte que « plier la réalité sociale à un discours qui la méconnaît ne va pas sans une fantastique violence » : aussi le totalitarisme peut-il se définir comme étant « très exactement l’illusion faite coercition ». S’écroule la confiance « progressiste » en ce dogme, inscrit dans l’histoire, d’une unification sociale représentée comme à la fois possible et souhaitable, malgré une division elle-même toujours pensée comme transitoire et résoluble. Or ce dogme, cette foi progressiste, s’accompagnait d’une croyance en la dynamique démocratique de l’égalité humaine inhérente au projet moderne de révolution : on peut se demander si la leçon de l’expérience totalitaire n’est pas de mettre fin aussi au rêve égalitaire.
Les hommes naissent égaux : le projet d’harmonie sociale a pour corollaire l’égalité des conditions inhérentes à l’idéal comme au fait démocratique. Or, avec le totalitarisme culminent l’exploitation et la domination : à la place de l’égalité on obtient l’atomisation. Hannah Arendt, par exemple, décrit minutieusement le processus d’atomisation qui caractérise les sociétés totalitaires (cf. notamment Arendt, 1972 a, chap. 1) : les mouvements totalitaires visent à organiser des masses (et non des classes) apathiques et dépolitisées ; paradoxalement, ce n’est pas un « intérêt commun » qui lie les individus, mais c’est leur extrême « isolement » qui les pousse à se réunir en masse, de sorte que l’atomisation qui est au principe des masses telles qu’elles sont utilisées par le mouvement totalitaire en est aussi l’effet recherché ; avec le totalitarisme la « solitude » de l’homme de masse devient véritable « désolation ». La désolation que décrit Arendt n’est pas seulement l’isolement provoqué par n’importe quelle tyrannie lorsqu’elle détruit les capacités politiques [120] de l’individu : « La domination totalitaire est un nouveau type de régime en cela qu’elle ne se contente pas de cet isolement et détruit également la vie privée. » Cette désolation, « expérience absolue de la non-appartenance au monde » et, donc, perte totale de toute autonomie, vide de son sens l’idée d’égalité. Si elle est l’effet de la terreur totalitaire, elle trouve sa source dans « le déracinement et l’inutilité dont ont été frappées les masses modernes depuis le commencement de la révolution industrielle… ».
À ces penseurs du totalitarisme qui décrivent ce processus de massification et d’atomisation sociale, on pourrait toutefois objecter qu’ils ne font que s’inspirer d’une littérature qui, dès le xixe siècle, prédisait l’avènement de l’ « homme de masse » et notamment de l’œuvre de Tocqueville, penseur du xixe siècle : l’analyse de H. Arendt, particulièrement, reprend très largement l’argumentation tocquevillienne. Le totalitarisme est donc bien pensé dans la continuité de cette modernité analysée par Tocqueville : issue de la révolution, la dynamique démocratique fondée sur l’égalitarisation des conditions peut entraîner l’atomisation du corps social, la destruction de tout contre-pouvoir, l’avènement de masses qui préfèrent l’égalité à la liberté et finissent par confondre cette égalité avec l’égale soumission à un leader. En ce sens, l’analyse de Tocqueville est telle que la réflexion sur le totalitarisme en « hérite » et ne peut que reconnaître ses dettes. Toutefois, Tocqueville, au plus fort du pessimisme lucide, ne décrit qu’une société atomisée réglée par les soins d’un « pouvoir doux et tutélaire ». Tocqueville ne prévoit donc aucunement cette terreur idéologique qui est au centre de la notion de totalitarisme et qui apparaît comme une véritable rupture au sein de la modernité. Sans doute peut-on s’interroger sur ces « manques » de l’analyse de Tocqueville et sans doute voit-on que, obsédé par les effets de la passion d’égalité dans le processus sociopolitique de la démocratie, Tocqueville reste inattentif aux tendances inégalitaires, pensées ou effectives en son temps. S’il prévoit l’atomisation sociale comme effet de l’égalitarisation des conditions, il n’imagine pas qu’au sein même du processus égalitaire émergent l’idéologie qui proclame et le système qui donne forme effective à de nouvelles inégalités. En fait, on le sait, le texte de Tocqueville donne lieu aujourd’hui encore à des interprétations diverses, voire contradictoires, dont on retrouve l’écho dans l’analyse contemporaine du totalitarisme, écho variable au gré de la sensibilité politique de ses partisans. La tentation peut être grande, en effet, à suivre une certaine lecture de Tocqueville, d’en venir à confondre logique totalitaire et égalitarisation des conditions et, par suite, de proposer le remède de l’inégalité. C’est oublier que Tocqueville lui-même, admettant l’égalité des conditions comme fait démocratique inéluctable, recourt plutôt à l’association. Mais c’est oublier surtout que le fait totalitaire implique cette terreur dont l’avènement est alors saisi comme non seulement moderne, mais nouveau. H. Arendt elle-même ne prend-elle pas le soin de préciser que, « contrairement aux prédictions, les masses ne furent pas le produit de l’égalité croissante des conditions, ni du développement de l’instruction générale, avec l’inévitable abaissement du niveau et la vulgarisation du contenu qu’il implique… » (Arendt, 1972 a, p. 39) ?
Penser le totalitarisme, c’est donc, en rupture avec l’optimisme progressiste du xixe siècle et aussi en ajoutant « quelque chose de plus » au pessimisme d’un [121] Tocqueville, vouloir saisir un lien particulier et nouveau de l’idéologie et de la terreur. La terreur totalitaire est en effet décrite généralement comme relevant d’un « nouveau genre », et non pas seulement comme la forme la plus étendue et la plus pénible, la généralisation, d’une oppression dont l’humanité aurait déjà eu l’expérience au moins fragmentaire, ni même celle d’une violence inhérente au paradoxe logique de la modernité. Ainsi l’analyse des systèmes concentrationnaires, nazi ou stalinien, conduit-elle la plupart des observateurs à distinguer différentes formes de terreur, dans leurs manifestations comme dans leurs principes. La plupart s’accordent à considérer comme spécifiquement totalitaire la violence « absurde », « délirante », « inutile », « gratuite », « superflue », que n’appelle aucune nécessité économique et qui ne peut se réclamer du classique débat sur la fin et les moyens. Ainsi, à propos du stalinisme par exemple, distingue-t-on généralement la terreur des années 1920, légale, codifiée et frappant les adversaires politiques de la Révolution, celle des années 1930, frappant des ennemis dits de classe et pouvant encore s’expliquer en termes de rationalité, puis celle qui s’abat sur des populations entières et dont ne peut plus rendre compte aucune explication, marxiste ou pas, par le « tribut de souffrance » exigé par l’industrialisation ou le progrès économique, celle enfin qui frappe les meilleurs soutiens du régime, les meilleurs staliniens du parti ou de l’armée et qu’aucune rationalité politique ne semble permettre d’expliquer. L’œuvre de A. Soljenitsyne est alors l’occasion d’approfondir la réflexion : ainsi C. Lefort souligne-t-il le caractère désormais équivoque du mot terreur chargé par la mémoire collective « d’un sens qui risque de masquer ses nouveaux traits » : ce n’est pas seulement « le processus en vertu duquel le peuple devint son propre ennemi », pas seulement cette « répression violente qui s’abat sur la population pour défendre coûte que coûte l’État surgi de la destruction de l’Ancien Régime » ; on ne peut s’en tenir à l’idée d’un « admirable tour » joué à la dialectique hégélienne par la croissance d’un État moderne qui, loin de coïncider avec l’épanouissement du sujet, l’engloutit, ni non plus se satisfaire de l’affirmation que les camps sont l’effet d’une nécessité économique ; la terreur totalitaire est d’une nature nouvelle car les camps relèvent « d’une nécessité indifférente au cours de la planification » car « le processus de domination qui convertit les ennemis du peuple en zeks est disjoint du processus d’exploitation, même si celui-ci en bénéficie » (Lefort, 1976, chap. IV). À cette absurdité apparente de la terreur stalinienne est comparée celle qui conduit à « la solution finale ». H. Arendt analyse longuement le système concentrationnaire nazi pour conclure pareillement que « le caractère incroyable des horreurs est étroitement lié à leur inutilité sur le plan économique » et que, « du point de vue strictement utilitaire, la contradiction entre cette façon d’agir et les impératifs militaires donne à toute l’entreprise un air fou et chimérique ». La seule finalité du système est véritablement la domination totale par laquelle l’homme devient « superflu » : « Le bon sens proteste désespérément que les masses sont soumises et que tout ce gigantesque appareil de terreur est donc superflu ; s’ils étaient capables de dire la vérité, les dirigeants totalitaires répliqueraient : l’appareil ne vous semble superflu que parce qu’il sert à rendre les hommes superflus » (Arendt, 1972, chap. 3).
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Dépassant le point de vue rationnel de la nécessité, cette violence trouve sa spécificité dans le rapport qu’elle entretient avec l’idéologie : si elle paraît dénuée de sens, si ce non-sens paraît défi au bon sens, c’est parce qu’elle se réclame d’un sur-sens dont elle doit faire passer dans la réalité, coûte que coûte, la « parfaite cohérence ». C’est cette idée qu’exprime aussi par exemple A. Besançon : « L’idéologie impose la fiction (qu’un autre réel existe déjà, le sien. Le régime n’est pas terroriste seulement parce qu’il fait passer l’idéologie de la puissance à l’acte, mais aussi et finalement surtout parce qu’il prétend qu’elle existe déjà en acte » (Besançon, 1980, p. 153).
Il faut alors trouver, inventer les institutions les mieux susceptibles d’assurer ce « passage à l’acte » du fantasme d’unité : la terreur idéologique s’accompagne du monopole de l’activité politique, de l’activité économique et des moyens de persuasion, détenu par un parti unique conduit par un leader, éléments généralement, quoique diversement, décrits comme caractéristiques d’un type idéal de régime, le régime totalitaire.
C’est l’ensemble de ces différents éléments originaux, pensés à partir d’approches particulières, qui constitue le contenu théorique de la notion de totalitarisme dont ne rend pas compte l’usage inflationniste que l’on en fait aujourd’hui. Mais ce premier repérage reste néanmoins insuffisant : il faut aussi tenter de mesurer la résistance d’une telle notion face aux objections, d’ordre méthodologique et philosophique, qui lui sont opposées.
2. Difficultés relatives à l’objet
La notion de totalitarisme procéderait d’une réflexion qui manque de sens historique comme de sens sociologique ; à quels régimes, à quelles périodes s’applique-t-elle exactement ? De telles incertitudes ne sont-elles pas à mettre au compte de son caractère purement polémique ? Si la notion de totalitarisme est indissociable d’une volonté d’identification de deux types de régimes présumés antagonistes, n’est-elle pas discréditée du fait même d’une telle volonté a priori suspecte ? La dispute idéologique en appelle à l’argument de science pour ne voir dans cette notion que l’arme d’idéologues néo-libéraux « ravis de pouvoir confondre ces deux figures effrayantes sous le même vocable d’économie dirigée, comme repoussoirs à l’économie de marché ». Dans une brillante synthèse des interprétations du national-socialisme, P. Ayçoberry, très critique à l’égard de la théorie du totalitarisme, retrace les étapes d’un « malaise politologique » (Ayçoberry, 1979).
Le manque de « sens historique » des travaux pionniers est l’occasion d’une critique sévère : « Les systèmes fasciste, nazi ou soviétique sont observés dans leur essence et non dans leur évolution. Non seulement les conditions de la prise du pouvoir dans les diverses évolutions sont à peine évoquées, mais le passé des sociétés qui leur ont donné naissance est ignoré. Avant de courir au néant, le nazisme tel qu’ils le montrent semble avoir surgi du néant » (Ayçoberry, 1979, p. 68). Si, malgré ce péché originel, et après une éclipse d’une dizaine d’années, la notion de totalitarisme paraît ressusciter à partir des années 1950, ce n’est que pour connaître de [123] nouveaux avatars scientifiques. P. Ayçoberry choisit de critiquer cinq principaux modèles, tels qu’ils ont été successivement proposés par la théorie politique : modèle de l’élite marginale de D. Lerner (Lerner, 1951), modèle de la logique de la démence de H. Arendt (Arendt, 1972), modèle du monopole quintuple de C. J. Friedrich (Friedrich, 1954), modèle de l’efficacité décisionnelle de K. W. Deutsch (Deutsch, 1954) et modèle, enfin, de la bipolarité de Z. Brzezinski (Brzezinski, 1956). Malgré les pistes ouvertes et les instruments scientifiques utilisés, chacun de ces cinq modèles pèche à la fois par manque de point de vue historique et par manque de point de vue sociologique : leurs auteurs ne sont-ils pas des « croisés de la guerre froide » ? La fin de cette même guerre froide ne met pas fin à la croisade : les définitions proposées par C. Friedrich et Z. Brzezinski en 1965 sont à la fois démenties historiquement et disqualifiées idéologiquement, donc sans intérêt scientifique. P. Ayçoberry attire l’attention sur la situation paradoxale d’une notion qui connaît à la fois l’échec et l’essor, paradoxe qui tient à sa portée purement polémique : « Si ces définitions des politologues américains se sont transformées facilement en slogans de propagande, c’est qu’ils se fondaient implicitement, pour apprécier deux régimes anti-occidentaux, sur les valeurs de la démocratie occidentale ; pour reprendre la terminologie de Max Weber, ils utilisaient des critères étrangers, « transcendants » au système étudié, ce qui est la faute méthodologique par excellence, de sorte que leur concept de totalitarisme n’avait rien à voir avec un « type idéal » weberien : en ces années de retour général à Max Weber, c’est là une critique qui porte » (Ayçoberry, 1979, p. 185).
Une telle manière de voir est tout à fait significative : P. Ayçoberry se fait le porte-parole d’un très grand nombre d’adversaires de la notion de totalitarisme, adversaires pour lesquels les difficultés auxquelles elle se heurte aboutissent à en dresser purement et simplement le constat d’échec ; les explications qu’il en donne ne sont pas moins exemplaires d’une impuissance à saisir les véritables significations que comporte cette recherche et que souligne son essor.
Le constat d’échec tout d’abord. À certains égards, il est notoire. Ainsi se trouve-t-il thématisé sévèrement par des spécialistes d’horizons aussi divers que O. Stammer et G. Shulz (cités in Ayçoberry, 1979, p. 184, note), mais aussi B. R. Barber (1969) ou H. Spiro. La longue investigation à laquelle se livre ce dernier dans l’Encyclopædia of the social sciences (1968, vol. 16) est un véritable réquisitoire dont le trait principal est bien l’impossibilité scientifique de passer du type idéal à l’énumération certaine d’exemples concrets. Faisant le bilan des recherches, H. Spiro note d’abord qu’aucune des six caractéristiques principales du type totalitarisme n’est tout à fait absente des régimes réputés non totalitaires : ni l’universalisme, ni la participation forcée des individus, ni la suppression des organisations intermédiaires, ni la violence militaire ou paramilitaire, ni l’incertitude des normes, ni enfin l’unicité de but ne lui paraissent réellement spécifiques. Comment, d’autre part, rendre compte du caractère non totalitaire de la Grande-Bretagne, pourtant travailliste, du Danemark, de la Suède ou de nombreux régimes africains à économie pourtant contrôlée, des États-Unis pourtant « société de masse », de l’Afrique du Sud pourtant raciste… Tous exemples, on le voit, significatifs d’une volonté d’accorder les éléments du « type idéal » à des réalités empiriquement nommées, et [124] qui témoignent donc d’une certaine « compréhension », assez répandue mais contes table, du modèle weberien. Autre critique : l’ensemble des travaux qui contribuent à l’émergence du concept de totalitarisme souffre de l’aporie technologique : si l’on s’accorde à distinguer le totalitarisme moderne des anciennes formes de tyrannie par le rôle du facteur technologique, comment alors construire un modèle extensible aux pays en voie de développement ou même tout à fait « arriérés » technologiquement ? Ni les efforts de Barrington Moore pour distinguer entre un totalitarisme « centralisé » et un totalitarisme « populaire » (Moore, 1969), ni ceux de John Kautsky (Kautsky, 1962) ne parviennent à lever les incertitudes relatives à l’utilité du concept pour le « Tiers Monde », et notamment pour la Chine maoïste, objet du plus grand silence. Ce qui permet à H. Spiro de conclure que le terme même de totalitarisme devrait disparaître des prochaines éditions de l’Encyclopædia. On ne peut en aucun cas négliger ces objections qui concernent la question de l’ « applicabilité » du « type idéal ». Elles suscitent d’ailleurs, au sein même des partisans de la notion de totalitarisme, des discussions à la fois décevantes et stimulantes, comme en témoignent celles qui ont trait non seulement à la Chine, mais à l’ensemble des démocraties populaires et Cuba, ou encore à l’Italie mussolinienne, au Portugal salazariste, à l’Espagne franquiste, à l’Argentine péroniste… On peut en retenir quelques exemples, moins d’ailleurs pour les conclusions qui les ponctuent que pour l’argumentation qui les porte.
Ainsi la Chine pose-t-elle encore aujourd’hui de sérieux problèmes. Si les études documentées sont rares et relativement récentes (cf. notamment les travaux de Leys et la synthèse bibliographique à laquelle travaille Gauchet), l’ignorance semble encore le meilleur argument de ceux qui se refusent à une comparaison systématique des régimes stalinien, nazi et maoïste. Défense de bon sens sans doute. Mais H. Arendt, par exemple, afin d’exclure la Chine du modèle en soulignant ses « différences essentielles avec le totalitarisme », avance différents arguments dans l’ensemble très peu convaincants : malgré une phase initiale, très sanglante, et la disparition de toute opposition organisée, il n’y aurait pas eu en Chine une « amplitude de la terreur » comparable à celle de la « seconde révolution stalinienne » ; même sous la révolution culturelle, la pratique de la « rectification de pensée » aurait abouti à une terreur d’un « genre différent » et ne décimant pas la population ; malgré des signes inquiétants, tels que la volonté de réhabiliter Staline, la politique étrangère chinoise ne saurait être en cause ; enfin et surtout, la pensée de Mao Tsé-Toung ne se développerait pas selon les voies tracées par Staline ou Hitler, comme en témoignerait le fameux discours prononcé en 1957 sur la juste solution des contradictions au sein du peuple, qui reconnaît, contrairement aux prémisses d’un discours totalitaire, l’existence de contradictions entre les classes et, surtout, entre le peuple et le gouvernement sous la dictature communiste ; d’où la conclusion que, contrairement à Hitler ou à Staline, Mao Tsé-toung serait profondément « un révolutionnaire et non un assassin ». Peu importe ici le fait que la Chine doive ou non figurer au titre des régimes totalitaires, mais on peut admettre que le manque de rigueur d’une telle argumentation conforte les critiques de la notion de totalitarisme comme elle divise ses partisans. C’est d’ailleurs avec la même incertitude que le débat est mené pour l’ensemble des régimes communistes, comme H. Spiro [125] ne manque pas de le relever : « Are Poland, Hungary, North Vietnam or Cuba genuinely totalitarian on their own or merely under the direct or indirect control of the totalitarian rules of the Soviet Union or China ? The futility of this question again point to the inherent difficulties of the definitional approach. » Il semble que le seul point d’accord porte sur l’attribution du qualificatif antitotalitaires aux mouvements oppositionnels de ces régimes, ce qui ne fait évidemment que déplacer le problème de la définition de l’objet.
Le régime qui a donné lieu aux débats les plus vifs est encore le fascisme mussolinien. Dans l’ensemble, on s’accorde à le rejeter de la « liste » des régimes totalitaires, mais, de C. J. Friedrich à H. Arendt, l’argumentation reste fort impressionniste, qui tente d’établir un rapport de causalité entre la « quantité » de terreur et la « qualité » de l’idéologie. Argument défendu de manière significative par Claude Polin (Polin, 1982) : « Parmi les raisons qui peuvent expliquer cette demi-mesure dans la violence, si différente de ce que l’on trouvera dans les régimes nazi ou soviétique, il faut sans nul doute compter ce fait simple et fort évident : ce régime généralement considéré comme typiquement totalitaire ne comportait, comparé à d’autres, que de faibles doses d’idéologie. » Les sources de la pensée mussolinienne auraient été trop disparates et hétéroclites pour faciliter la formation d’un véritable système idéologique. Mussolini, d’autre part, n’aurait cherché qu’à exalter les capacités héroïques de l’individu et non à changer l’essence de l’homme : « Très concrètement, cela signifie que le projet fasciste peut être jugé aussi autoritaire et arbitraire que l’on voudra, mais qu’il est impossible d’ignorer qu’il exclut les formes les plus extrêmes du pouvoir de l’homme sur l’homme, c’est-à-dire les camps, et tout ce qui manifeste dans les faits la normalisation proprement dite de la terreur. » Dans le même sens, H. Arendt va plus loin encore : « Ce qui prouve que la dictature fasciste n’est pas totalitaire, c’est que les condamnations politiques y furent très peu nombreuses et relativement légères », et le mépris des nazis à l’égard de l’ « État éthique » de Mussolini, comparé à leur propre « État idéologique », en apporte la preuve décisive (Arendt, 1972 a, p. 30 et 242). C’est bien la même argumentation qui permettra, dès lors, d’exclure du type totalitaire la plupart des dictatures fascistes à caractère plus ou moins similaire. Paradoxalement, c’est J.-P. Faye qui s’indigne le plus vigoureusement contre une telle exclusion. Paradoxalement, parce que cette indignation ne représente nullement, de sa part, une prise de position en faveur de l’élargissement de la notion de totalitarisme, puisqu’il propose de « laisser au dictionnaire des idées reçues la notion de totalitarisme, cette invention confuse de la science politique américaine et de la sagesse des nations » (Faye, 1973, p. 67). J.-P. Faye consacre cependant l’essentiel de son travail à une « critique de l’économie des langages », à une analyse de l’émergence et du développement particuliers d’un langage totalitaire, capable d’agir directement sur l’histoire réelle. Il reproche aux théoriciens du totalitarisme d’observer un condamnable silence sur l’appartenance historique du terme « totalitaire », sur la fonction qu’il remplit dans le discours fasciste « au moment où celui-ci cherche à conquérir sa crédibilité » et « à préparer l’acceptabilité de la parole et de l’action hitlériennes ». C’est là un enjeu fondamental, que la notion même de totalitarisme, et particulièrement celle que propose H. Arendt, lui paraît masquer : « Affirmer avec elle que le fascisme [126] n’est pas totalitaire, parce que ses tribunaux spéciaux n’ont prononcé que sept morts, est un enfantillage. Autant dire qu’Athènes n’était pas une démocratie parce que Socrate a bu la ciguë : le mot, le concept, et la pratique (imparfaite) de la « démocratie » n’y ont pas leur lieu de naissance et l’Apologie de Socrate appartient, malgré elle, à sa fondation. À l’inverse, une seule mort, celle de Matteotti, racontée et justifiée à travers l’apologie de l’ « État totalitaire », prépare et rend possibles les deux millions de morts d’Auschwitz, les six millions de juifs assassinés. »
Ce débat, qui soulève par ailleurs bien d’autres questions au regard des recherches sur l’idéologie, pierre angulaire de la notion de totalitarisme, reste significatif des difficultés à cerner les applications concrètes du totalitarisme. À ne retenir que les régimes nazi et stalinien, on s’aperçoit que certaines difficultés touchant la question de la périodisation ne sont pas pour autant résolues.
Avec le nazisme et le stalinisme, on découpe, en général, des « périodes » marquées par l’intensification ou l’affaiblissement de la poussée totalitaire. Les critères retenus sont essentiellement fournis par les données quantitatives de la répression et varient donc avec les sources et les renouvellements de l’information brute. Les découvertes d’archives sont l’occasion de revoir approches et conclusions et incitent à la prudence dans l’interprétation. À cet égard, il ne fait pas de doute que la publication en 1958, par Merle Fainsod, des archives de Smolensk a suscité l’essor des travaux sociologiques (cf. bibl. établie par Collignon, 1976) sans avoir découragé la recherche purement théorique. Celle-ci toutefois, comme en témoignent les remarques de H. Arendt, doit en tenir compte : « … la pénurie du matériel documentaire et statistique le plus élémentaire demeure l’obstacle décisif à toutes les recherches sur cette période de l’histoire de la Russie. En effet, bien que les archives (découvertes au quartier général du Parti à Smolensk par les services de renseignement allemand, et plus tard saisies par les forces d’occupation américaines en Allemagne) contiennent quelque 200 000 pages de documents et soient virtuellement intactes pour la période de 1917 à 1938, c’est la quantité d’informations qu’elles ne nous fournissent pas qui est stupéfiante… (Arendt, 1972 a, préface, p. 66). L’apport de telles informations peut inciter certains auteurs à n’employer le terme de totalitarisme qu’à propos de certaines périodes déterminées plutôt qu’à désigner ainsi l’ensemble de certains régimes. Cette question peut donner lieu à des divergences importantes. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, R. Aron, considérant que les éléments du totalitarisme sont réunis pour le régime stalinien à quatre reprises (1930, 1934-1938, 1940, 1948-1952), reconnaît la justesse des comparaisons entreprises par H. Arendt entre certaines périodes des régimes nazi et stalinien, mais lui reproche pourtant de « confondre la comparaison de ces deux périodes, de ces deux terreurs, avec une comparaison de l’ensemble des régimes » (Aron, 1965 a, p. 288 et 294). De telles divergences confortent la thèse du malaise méthodologique. Elles peuvent conduire à un véritable débat de fond mettant en cause les enjeux et les stratégies relatifs aux interprétations du stalinisme (Pisier-Kouchner, 1983), lorsqu’elles concernent, par exemple, les origines et les capacités de survie du totalitarisme soviétique : on peut inclure dans le totalitarisme la période léniniste d’exercice du pouvoir, d’où l’idée d’une « responsabilité » du bolchevisme, dont on mesure [127] évidemment les implications idéologiques ; on peut se contenter d’en situer l’origine à la période de l’industrialisation forcée et de la dékoulakisation et l’on obtient un autre type d’interprétation ; on peut aussi décider que ces critères ne sont réellement applicables, quelles que soient les potentialités ou les virtualités du régime, qu’à partir de l’année 1934, etc. Ici encore, hésitations et incertitudes paraissent grever sérieusement la portée de la notion de totalitarisme. Elles s’aggravent encore avec les interprétations de la déstalinisation : pour certains auteurs, l’urss cesse d’être un régime totalitaire après la mort de Staline alors que d’autres, au contraire, continuent aujourd’hui encore de la considérer comme telle. Cette divergence est d’autant plus grande qu’elle en révèle une autre : les partisans d’une coupure marquée par la déstalinisation ne disent pas la même chose, selon qu’ils estiment que le totalitarisme laisse la place à une « libéralisation » ou non. La thèse de la libéralisation est défendue notamment par H. Arendt qui, après avoir hésité (éd. de 1958), affirme en 1966 qu’ « il est indéniable que l’énorme empire policier a été liquidé… », ajoutant que « le signe le plus clair que l’Union soviétique ne peut plus être qualifiée de totalitaire au sens strict du mot est, bien sûr, la renaissance étonnamment rapide et riche des arts et des lettres pendant la dernière décennie ». C’est aussi la thèse d’une grande partie de l’École européenne lorsque celle-ci se prend à espérer dans les nouveaux effets de l’industrialisation à l’occidentale ou à rêver à « la fin des idéologies » : ainsi formulée, cette thèse reste évidemment soumise à variations multiples au gré des aléas de la conjoncture internationale. Mais la coupure introduite par la déstalinisation a évidemment une tout autre signification si elle conduit à affirmer que le régime totalitaire soviétique subit une transformation dans le sens d’un super-impérialisme a-idéologique et, sur le plan interne, d’une « stratocratie », comme le soutient par exemple C. Castoriadis (1981). Le refus de tenir compte de la déstalinisation peut être partagé pour maintenir, par le biais de l’idéocratie ou selon d’autres arguments, le qualificatif de totalitaire.
Devant tant de divergences, on peut être tenté de partager le scepticisme d’un P. Ayçoberry. On peut toutefois, sans vouloir négliger leur importance dans les débats de méthode auxquels il faut les rapporter, considérer qu’elles figurent, construisent et déconstruisent la charpente d’un débat plus large dont P. Ayçoberry, et avec lui la plupart des critiques de la notion de totalitarisme risquent d’ignorer l’intérêt, s’ils n’en retiennent que l’aspect négatif.
L’absurdité d’une théorie du totalitarisme doit-elle être pour autant considérée comme solidement établie par les difficultés et les critiques que nous venons d’évoquer ? À bien les examiner, il apparaît en fait qu’elles se réduisent essentiellement à deux : le concept de totalitarisme serait d’une part inapplicable (car trop large ou trop étroit selon les cas), d’autre part polémique (introduisant dans l’activité scientifique des jugements de valeur).
Si ces deux arguments touchent, il est vrai, certaines théories du totalitarisme, il faut immédiatement ajouter qu’ils ne les atteignent pas toutes, ni a fortiori n’interdisent le projet de forger, au sens strict, un type idéal du totalitarisme. Il faut en effet rappeler et nous nous situons ici sur le plan même où se situait P. Ayçoberry celui de la méthodologie weberienne :
[128]
1. Qu’un type idéal ne doit pas être confondu avec une idée platonicienne, ou, si l’on préfère ce vocabulaire, avec un « ensemble » au sens mathématique du terme : l’ensemble énonce une propriété qui vaut également pour la totalité des éléments qui entrent sous cette propriété pour constituer une classe d’objets : en d’autres termes, il est une définition immédiatement applicable au réel, aux éléments, parce que, par rapport à ces derniers, sa valeur est universelle. Au contraire, le type idéal, s’il contient lui aussi du général, reste pourtant une simple stylisation d’une réalité historique : lorsque M. Weber trace, par exemple, le type idéal du capitaliste protestant, il n’entend nullement par là prétendre, comme il devrait le faire s’il s’agissait d’un ensemble mathématique, que tous les capitalistes sont conformes au type idéal élaboré. Il est donc injuste de reprocher à un type idéal du totalitarisme d’être difficilement applicable, voire d’être contestable à partir de telle ou telle prise en compte du réel historique : car ce reproche, même et surtout lorsqu’il s’appuie sur une information exacte, manque son but : il doit conduire, non à détruire la notion même de type idéal, mais à l’élaboration d’un type idéal plus complet ou plus riche que celui qu’on critiquait. Autrement dit : le type idéal est fait par essence pour être réélaboré sans cesse au fur et à mesure qu’évolue la connaissance historique ; et vouloir se priver d’une telle notion, simplement parce qu’elle est sujette à variations, reviendrait à penser l’histoire comme une pure accumulation de faits dont il serait a priori interdit de vouloir dégager un sens.
2. Il faut ensuite souligner que le second reproche, celui qui vise le caractère partisan des théories du totalitarisme, porte lui aussi trop court, et ce, au moins pour deux raisons : d’abord, s’il est exact que, toujours selon la méthodologie weberienne, l’observateur se doit de ne pas introduire dans son travail des jugements de valeur, il reste à l’évidence qu’il peut et doit même nécessairement se « rapporter à des valeurs », pour reprendre la terminologie même de M. Weber. Son activité peut être ainsi considérée à la fois comme intéressée (au sens de la Wertbeziehung) et désintéressée (au sens du Werturteil), sans qu’il y ait là une contradiction insurmontable. C’est dans cette perspective qu’un historien aussi scrupuleux que K. Bracher n’hésitera pas, après une longue discussion qui évoque largement les mêmes problèmes que ceux posés par P. Ayçoberry, à conclure malgré tout à l’ « utilité » et à la « légitimité » de la notion de totalitarisme (Bracher, 1976) [2].
Ce dont ne tiennent pas compte les arguments de ceux qui s’opposent aux théories du totalitarisme, c’est de la nature très particulière de l’essor qu’elles ont connu au cours des deux dernières décennies : il est remarquable, en effet, que ces théories soient le plus souvent élaborées par des philosophes politiques, que ce soit même en tant qu’interprétation du totalitarisme que la philosophie politique ait connu, au xxe siècle, son véritable renouveau. Cela n’est nullement un hasard, encore moins l’effet de préoccupations platement polémiques ou politiciennes : ce qui est ici en question, c’est en vérité le statut même du discours philosophique sur le totalitarisme. Comme nous le verrons plus loin, la philosophie politique s’entend essentiellement à diagnostiquer, comme origine intellectuelle du totalitarisme, l’historicisme, [129] ou, selon l’expression d’Arendt, « les lois de mouvement », qu’elles soient biologiques ou historiques, au nom desquelles on prétend réaliser l’unité parfaite de la société. Comment ne pas voir qu’il y a, entre le philosophe et son objet, beaucoup plus qu’une simple polémique, mais une véritable antinomie : car, pour le philosophe, c’est cette volonté d’unité qui est « idéologique », alors que pour les « penseurs » totalitaires c’est au contraire la philosophie qui doit être par essence tenue pour idéologique, dès lors qu’elle ne s’accorde pas avec les lois de mouvement. En d’autres termes : dans la critique philosophique du totalitarisme, c’est nécessairement la question même de l’autonomie du politique et plus généralement du discours théorique qui est posée, puisque déniée au sein des idéologies totalitaires qui écartent par essence toute forme de transcendance par rapport à leurs lois. De là les difficultés considérables que vont rencontrer les interprétations du nazisme et du stalinisme qui refusent de briser avec l’historicisme, et notamment les interprétations marxistes.
3. L’impuissance du marxisme
Quelles que soient leurs divergences, les théories du totalitarisme ont au moins une caractéristique commune : elles partent de la constatation de l’impuissance du marxisme à fournir une interprétation satisfaisante du nazisme ou du stalinisme. Comme nous l’avons suggéré, cet antimarxisme ne saurait se réduire à une polémique issue ou non de la guerre froide ; il s’agit donc de ne pas se méprendre sur les perspectives méthodologiques : la question n’est pas d’analyser le marxisme comme « doctrine totalitaire », mais de le juger comme instrument théorique. Elle implique ainsi une série de préalables épistémologiques dont il faut examiner l’argumentation.
Les interprétations marxistes s’inscrivent dans le cadre du matérialisme historique. Elles aboutissent naturellement à donner du nazisme ou du stalinisme une explication en dernière instance économiste, quels que soient les raffinements théoriques élaborés ; elles écartent par là même ou minimisent à tout le moins la portée d’autres facteurs, notamment politiques et idéologiques, tenus pour « superstructurels ». Les partisans du matérialisme historique ne peuvent empêcher que la nécessité joue son rôle absolutoire. Les marxistes peuvent condamner le nazisme ou le stalinisme (voire en être les victimes, ceci n’est pas en cause), mais leurs condamnations relèvent alors d’un parti pris éthique difficilement compatible avec l’historicisme de la théorie. Au-delà donc des polémiques, les théories du totalitarisme ne prennent d’abord sens qu’avec ce constat, implicitement ou explicitement exprimé, de l’impuissance du marxisme à rendre compte de ce « qui advient effectivement » avec le nazisme et le stalinisme, impuissance dont le principe se trouve au cœur même de cette représentation marxiste de l’histoire que l’on qualifiera d’historicisme.
On objectera que cette qualification est immédiatement sujette à caution puisque porteuse de significations diverses. En effet, si, pour certains, l’historicisme est une philosophie de l’histoire qui tend à démontrer que, le réel étant parfaitement rationnel, il est censé coïncider avec l’idéal ou la raison, pour d’autres, il est simplement [130] une théorie qui, faisant de la prévision historique son principal objectif, tente d’établir les lois de l’évolution historique (sur cette distinction, cf. notamment Ferry, 1983, p. 229). Mais on note que, déterminantes d’une critique de l’économisme marxiste, ces deux définitions ne sont nullement incompatibles et même le plus souvent combinées. Dans leur critique du totalitarisme, deux théoriciens venus d’horizons aussi différents que Raymond Aron ou Cornelius Castoriadis en témoignent.
C’est dans l’introduction même à l’ouvrage Démocratie et totalitarisme que R. Aron prend soin de rappeler que le marxisme, subordonnant la question politique à l’organisation économique et représentant par là la dernière phase de dissolution de la philosophie politique traditionnelle, peut être qualifié d’historicisme. R. Aron note pourtant que ce terme désigne des doctrines en apparence antithétiques, antithèse qui se résume en une « oscillation entre le relativisme intégral et le dogmatisme justifiant le fanatisme ». Dans la philosophie de Marx, l’antithèse n’est qu’apparente puisqu’on aperçoit le passage du relativisme intégral au dogmatisme historique. Si toutes les sociétés sont caractérisées par la lutte de classe et que tout État représente l’organe d’exploitation d’une classe par une autre, « on glisse vers le relativisme intégral parce qu’il n’y a plus guère de raison de préférer un régime à un autre », mais il suffit aussi de dire que « tous les régimes moins un justifient une conception pessimiste de l’organisation sociale pour être à la limite du relativisme et tout de même aboutir au dogmatisme ». On aperçoit les conséquences de cette critique pour les tentatives d’explication marxistes du nazisme ou du stalinisme. Dans les deux cas, il y a passage incessant du relativisme au dogmatisme dans un même effort pour tourner le dos à la philosophie politique. Dans les deux cas, l’idéologie comme rationalisation du réel ne saurait être mise en cause, ni la mauvaise qui ne peut que mentir, ni la bonne qui ne peut dire que les faits, la réalité économique conservant le dernier mot pour dire la nature du nazisme, du stalinisme ou de tout autre régime. Le marxisme n’a plus alors le choix qu’entre la logique du pire (attendre du nazisme ou du stalinisme qu’ils mènent immanquablement à la défaite du capitalisme et à l’avènement du socialisme, quels que soient les accélérations, pauses ou retards du processus historique) ou l’inconséquence éthique (condamner l’un et l’autre sans pouvoir s’interroger sur le statut ni la portée d’un tel combat contre la nécessité).
C’est à une conclusion voisine, par une démonstration différente, qu’aboutit Castoriadis : la théorie marxiste de l’histoire est assimilable à un déterminisme intenable et inacceptable, combinant en fait deux modes d’explication lois économiques et lutte de classes irréductibles l’un à l’autre et dont la synthèse est impossible : « Finalement, l’idée que l’action autonome des masses puisse constituer l’élément central de la révolution socialiste, admise, ou non, restera toujours moins que secondaire pour un marxiste conséquent car sans intérêt véritable et même sans statut théorique et philosophique. Le marxiste sait où doit aller l’histoire ; si l’action autonome des masses va dans cette direction, elle ne lui apprend rien ; si elle va ailleurs, c’est une mauvaise autonomie, ou plutôt ce n’est plus une autonomie du tout puisque si les masses ne se dirigent pas vers des buts corrects, c’est qu’elles restent encore sous l’influence du capitalisme. Lorsque la vérité est [131] acquise, tout le reste est erreur, mais l’erreur ne veut rien dire dans un univers déterministe : l’erreur c’est le produit de l’action de l’ennemi de classe et du système d’exploitation » (Castoriadis, 1975, p. 44). Économisme et historicisme, étroitement liés, font du marxisme une métaphysique intenable et impuissante. Le développement des forces productives, « univoque et univoquement déterminé par l’état de la technique », fait loi : ainsi la classe bourgeoise est-elle jugée par Marx à la fois « exploiteuse dès le début » et « progressive aussi longtemps qu’elle développe des forces productives » ; ainsi dans une filiation tout hégélienne (encore que cet hégélianisme soit singulièrement plat), non seulement cette exploitation mais tous les crimes de la bourgeoisie, décrits et dénoncés à un certain niveau, sont récupérés par la rationalité de l’histoire à un autre et finalement, puisqu’il n’y a pas d’autre critère, justifiés. Pourquoi ne pas en dire autant de marxistes devenus staliniens ? « Si les patrons sont progressistes à condition qu’ils bâtissent des usines, comment des commissaires qui en bâtissent autant et plus ne le seraient-ils pas ? » Prisonnier de la nécessité économique dans l’histoire, le marxisme se prive de tout critère pour la juger, et donc pour la combattre.
À examiner rapidement les développements de l’interprétation marxiste du nazisme, puis du stalinisme, on est conduit à constater qu’ils aboutissent bien à cette « impuissance de jugement », ou qu’au mieux ils ne sont que vaines tentatives d’y échapper.
Dans leur première mouture, les thèses officiellement dictées par la IIIe Internationale ne sont que « vulgairement » économistes : le fascisme en général (auquel est ramené le nazisme) est considéré comme une forme de contre-révolution liée à l’impérialisme des monopoles : indice de faiblesse de la bourgeoisie contrainte de recourir à des moyens extra-légaux pour tenter de conserver son pouvoir, il correspond donc à une étape offensive de la révolution prolétarienne : les progrès du nazisme sont les signes d’une « montée révolutionnaire », l’ « accompagnement nécessaire de la maturité révolutionnaire ». L’économisme est univoque : les fascistes sont les agents du capital. L’historicisme culmine, combinant prédiction scientifique et prophétisme progressiste : l’Allemagne d’Hitler « court à une catastrophe économique qui se dessine de façon de plus en plus inévitable… Le calme momentané après la victoire du fascisme n’est qu’un épisode passager… La vague révolutionnaire montera inéluctablement en Allemagne malgré la terreur… Le règne du fascisme s’effondrera de lui-même en raison des contradictions économiques internes qui l’ont produit… » On n’en finirait pas d’accumuler les citations qui témoignent de cette confiance dans le travail des faits, et qui conduisent à conforter cette logique du pire dénoncée dans les théories du totalitarisme : sur quel socle épistémologique la condamnation marxiste du nazisme peut-elle reposer, puisque « l’établissement de la dictature ouverte… précipite le rythme du développement de l’Allemagne vers la révolution prolétarienne » ? Lutte de classes et lois économiques ne sauraient se contredire : s’il faut expliquer le caractère de « masse » du fascisme, si l’on ne se contente pas de le nier, on trouve dans le léninisme les éléments d’une réponse fournie par avance : expression politique d’une aristocratie ouvrière complice de l’ennemi bourgeois, la social-démocratie offre ses bons offices d’où la thèse officielle du social-fascisme [au terme de laquelle « le fascisme et la social-démocratie [132] sont les deux aspects d’un même instrument de la dictature du capital »] ; sans que pour autant l’optimisme ne s’atténue, le social-fascisme est condamné à court terme, sa « base » de masse, pour un temps victime de l’illusion idéologique, mais bientôt avertie de ses propres intérêts, ne pouvant que rapidement se retourner en force antifasciste. À partir de 1935, l’Internationale présente une version remaniée. Elle justifie un tournant stratégique, mais sans grande innovation théorique : de dictature du capital à l’époque de la décadence, le fascisme devient dictature « des éléments les plus réactionnaires, les plus chauvins, les plus impérialistes du capital financier » correspondant alors à une étape plus défensive de la révolution prolétarienne. Nouvelle rationalisation du tournant stratégique, le rapport de Dimitrov au VIIe Congrès du Komintern en 1935 induit de ce rétrécissement de la base bourgeoise du fascisme un élargissement du front antifasciste : la thèse du social-fascisme laisse la place au mot d’ordre de front populaire antifasciste sur la base du front unique prolétarien. La nouvelle ligne suscite sans doute de nouvelles études théoriques : abandonnant l’orthodoxie initiale, elles broderont plus subtilement, sur fond de recherche sociologique, afin de proposer, de classes en couches, quelques articulations moins rigides (cf., sur tous ces points, les développements de Ayçoberry).
On ne saurait bien sûr s’en tenir à ce marxisme de simple « réajustement ». Il existe aussi une importante littérature d’inspiration marxiste qui n’hésite pas à critiquer de front les thèses officielles et à remettre en cause notamment un économisme impuissant à scruter « autrement » les manifestations de la « passion de masse ». Ces travaux critiques s’inscrivent dans trois directions : particularité des classes moyennes, rôle des facteurs psychologiques, relative autonomie du politique. On s’en tiendra à quelques exemples, sans rester indifférent au fait que dans tous les cas c’est bien l’historicisme qui est visé et qui fait l’objet du « repentir méthodologique ».
Ainsi les classes moyennes sont bien ce « remords de la gauche » auquel fait allusion Ayçoberry, dans les travaux de D. Guérin (Guérin, 1965) qui prétend dissiper les illusions concernant le caractère progressiste ou provisoire du nazisme : « Les faits ont prouvé que le fascisme détruit, au sens physique du mot, tout ce qui s’oppose si peu que ce soit à sa dictature ; qu’autour de lui il fait le vide, que derrière lui il laisse le vide » (ibid., p. 290). Face à cette force de destruction, théories et pratiques des partis ouvriers, avant comme après la prise du pouvoir par Hitler, sont aveugles et impuissantes. Elles sont marquées par l’économisme le plus fataliste. Guérin met l’accent sur la capacité du fascisme à mobiliser les classes moyennes ; animées d’une « mentalité particulière » car « anticapitalisme et chauvinisme, libération nationale et libération sociale se confondent dans leur esprit », elles sont particulièrement sensibles au caractère plébéien des comportements fascistes : « Les chefs fascistes, à tous les échelons de la hiérarchie, sont à l’image de leurs troupes. Ce sont pour la plupart des plébéiens : petits bourgeois ou prolétaires déclassés. » Pourtant, malgré ces ouvertures incontestables, le dogmatisme imprègne encore les analyses économiques de Guérin (l’industrie lourde, le grand capital sont les principaux, on peut même dire les seuls bénéficiaires du régime fasciste) et plus encore son étude de l’idéologie (la doctrine fasciste ressemble comme une sœur [133] à la philosophie réactionnaire, à la philosophie de l’Ancien Régime féodal, clérical et absolutiste… À l’ère de la libre concurrence succède celle du capitalisme monopolisateur et, pour sauver leurs profits menacés par la crise, les magnats capitalistes ont besoin de l’appui de l’État ; il leur faut substituer à l’État « démocratique » l’État autoritaire. Alors la bourgeoisie piétine avec rage ses anciennes idoles et les théoriciens réactionnaires de l’antidémocratie deviennent ses maîtres à penser…).
De l’étude d’un comportement spécifique des classes moyennes, on est conduit à s’ouvrir aux recherches de psychologie sociale. D’abord hostiles à cette discipline, certains marxistes, vers les années trente, tentent d’en intégrer quelques acquis. Dans cette perspective, les fondements marxistes sont plus sérieusement ébranlés et, en général, partis et militants ne s’y trompent pas : expulsions ou démissions marquent le plus souvent la barrière entre communisme et freudisme. L’économisme et l’historicisme sont bien les cibles privilégiées de ces percées vers les « profondeurs » de la psychologie sociale.
L’œuvre de Wilheim Reich entend dénoncer à la fois l’impuissance du mouvement communiste face à la montée du nazisme et celle de la théorie marxiste face à cet « écart entre l’évolution de la base économique, poussant vers la gauche, et l’idéologie des masses attirées par l’extrémisme de droite ». L’interprétation par le social-fascisme conduit à une impasse. Si le fascisme est un mouvement de masse, c’est que les masses l’ont désiré sans tenir compte de leurs intérêts objectifs. Il faut donc comprendre la complexité des déterminations qui s’appliquent à la conscience humaine et non se limiter « au seul domaine des processus objectifs de l’économie et à la politique d’État au sens strict ». La réhabilitation de la psychanalyse a pour fonction de permettre la prise en compte de toutes « les données matérielles de la vie mentale » pour compléter correctement le matérialisme. Marxisme et freudisme doivent se combiner. Cherchant ailleurs que dans les seuls besoins les données de l’engagement politique, Reich voit dans les mécanismes de la répression sexuelle le facteur principal de l’inhibition morale et de la paralysie des forces de révolte : au sein de la famille, l’enfant acquiert des mécanismes de docilité greffés sur l’interdit sexuel qui forment la base d’un syndrome de « peur de la liberté ». Reich insiste sur les fonctions sociales et les formes institutionnelles et culturelles de la sexualité. Il est amené à prendre « au sérieux » l’idéologie en tant que celle-ci agit comme une véritable « force matérielle » et sert de médiation entre l’économie et les mentalités. Ainsi l’idéologie nazie, familiale, patriarcale, autoritaire et nationale, a un caractère « bien plus conservateur que les forces productives ». Le Führer « attire sur sa personne l’ensemble des attitudes affectives qui s’adressaient naguère au père protecteur et représentatif » ; la doctrine raciale offre une série de propositions qui sont l’expression « du refoulement et de l’angoisse sexuels qui émanent eux-mêmes de la société patriarcale et autoritaire » ; la propagande en appelle aux pulsions d’individus frustrés, etc. [Plus tard, Reich tentera de même d’étudier les conséquences de la répression sexuelle en Union soviétique.] De nouvelles pistes sont ainsi ouvertes : l’École de Francfort, par exemple, insistera également sur la famille, la « personnalité autoritaire » et les forces de l’idéologie (cf. les travaux de Horkheimer et Adorno). Soucieux d’échapper au carcan du continuum historique, Ernst Bloch souligne tout particulièrement la [134] « non-contemporanéité » et l’ « a-synchronisme » qui caractérisent une idéologie nazie capable de « se servir de l’anticapitalisme archaïque pour lutter contre l’anticapitalisme réel du prolétariat ». Il peut alors en appeler à un « communisme utopique » plus efficace qu’une « simple propagande contre la faim ».
Plus ou moins convaincantes selon les cas, ces diverses tentatives témoignent d’un effort pour compléter ou corriger les apports du matérialisme historique à la critique du nazisme, en lui intégrant des éléments de psychologie sociale. Mais d’autres marxistes tentent aussi de remédier à l’historicisme en s’attaquant plus directement aux mécanismes de la détermination économique du politique.
Ainsi, dès 1930, August Thalheimer, tout en conservant le cadre du matérialisme historique, établit la possibilité de distorsions et de conflits entre classes sociales et formes politiques, visant par là à nuancer l’assimilation du parti nazi à la bourgeoisie : la dictature nazie peut même aboutir prochainement à la destruction des partis bourgeois. Le fascisme est une variante complexe du bonapartisme, tel que Marx en a laissé l’analyse : la forme politique de sa domination ne coïncide pas exactement avec sa base sociale. Développée aussi, de manière assez mécaniste, par Trotski, cette thèse connaît depuis un grand nombre d’adeptes. Nicos Poulantzas, par exemple, en présente la version à la fois la plus sophistiquée et la plus sévère à l’égard des thèses de la IIIe Internationale (Poulantzas, 1970) : sa démonstration tend à établir une « autonomie relative » de la sphère politique : pour résoudre sa propre crise de représentation politique, la classe dominante, divisée en factions diverses et parfois antagonistes, se sert du fascisme en s’appuyant sur une « petite bourgeoisie » elle-même divisée et en crise. S’inspirant des travaux de Gramsci et d’Althusser, Poulantzas insiste sur le rôle des appareils idéologiques : parmi les « États d’exception », l’État nazi se présente, à partir de 1934, non pas comme un « pseudo-phénomène totalitaire » mais comme un ensemble original de systèmes et sous-systèmes destiné à effacer la rigidité de la détermination économique par la mise en place d’instances « relativement autonomes » les unes des autres. Il n’est pas certain, comme le relève P. Ayçoberry lui-même, que « cette virtuosité dialectique entretient quelque rapport avec la réalité et ouvre des perspectives à des recherches nouvelles ». On peut même estimer (cf. Renaut, 1983) que l’idée d’autonomie relative est absurde et dénuée de toute signification ; nous n’entrerons pas ici dans ce débat, nous bornant à souligner combien l’ensemble de ces travaux témoigne d’un malaise significatif à l’égard d’un historicisme dont le rejet risque d’entraîner rupture avec le marxisme même. Et le marxisme officiel ne s’y trompe pas ; ainsi, par exemple, Reinhard Opitz, membre du dkp, réagit vigoureusement contre « les théories du fascisme et leurs conséquences » (Recherches internationales, Le fascisme hitlérien, 1970) : ces versions remaniées et adaptées de la thèse du bonapartisme risquent de servir la doctrine antitotalitaire en nourrissant la thèse « d’une dichotomie entre la domination politique et la domination sociale » ; cette tendance théorique induirait une théorie de la convergence : « Comme la classe dominante en régime fasciste… n’est plus une classe purement capitaliste… nous n’avons pas non plus besoin de voir dans la classe dominante du socialisme le prolétariat… » La mise en garde est donc claire : le marxisme doit choisir son camp théorique et cesser de faire le jeu de l’ennemi en fournissant des éléments à [135] la doctrine antitotalitaire qui n’est que l’instrument « consciemment manié par les puissances impérialistes dans, la lutte des classes ». On ne s’étonnera pas que soit particulièrement visée l’œuvre de Franz Neumann (Neumann, 1942) : son contenu même et les attaques dont elle fait l’objet sont autant d’indices de cette impuissance marxiste à interpréter le nazisme.
On conçoit plus aisément encore les difficultés du marxisme à fournir une interprétation du « stalinisme ». Ces difficultés tiennent d’abord à une volonté politique : il s’agit soit d’absoudre globalement, soit de condamner partiellement un régime politique, sans remettre en cause ni le processus révolutionnaire qui doit mener effectivement à la construction du socialisme, ni l’idéologie qui l’énonce, le prévoit, le justifie et le légitime. En outre, cette volonté politique prétend ne relever d’aucun engagement idéaliste, mais s’appuyer sur une prédiction scientifique : absous ou condamné, le stalinisme doit trouver son explication dans le marxisme. Une telle « nécessité » jette bien l’interdit sur toute tentative d’identification du stalinisme au nazisme, sauf à poser une autonomie « absolue » du politique, incompatible avec le marxisme. Que l’on soit, selon l’époque, marxiste donc stalinien, ou marxiste donc antistalinien, on ne saurait en bonne théorie marxiste qualifier le stalinisme de totalitarisme, sauf imprudence de vocabulaire. Sensible à la diffusion sans frontières des « langages totalitaires », J.-P. Faye énonce bien, à l’encontre de H. Arendt par exemple, l’infranchissable limite : si l’ « idée de réhabiliter le stalinisme est indéfendable », celle de le comparer au nazisme relève, elle, du contresens puisque, quels que soient les liens qu’il noue avec le capital grand ou moyen, le nazisme se donne explicitement pour un contre-mouvement venant « nier et effacer le sillage de la Révolution française » alors que « la Révolution russe se réclame de la longue marche des révolutions de libération et s’insère expressément dans leur suite… » (Faye, 1973). On aperçoit bien ici la difficulté principale inhérente aux interprétations marxistes du stalinisme : il s’agit de rendre compte d’un écart entre un ensemble de faits et une théorie, écart que cette théorie a précisément jugé d’avance « impossible ». On ne signalera ici que quelques exemples significatifs de cette difficulté, en tant qu’ils paraissent éclairer la démarche des théoriciens du totalitarisme à l’égard de l’ « impuissance du marxisme ».
Ainsi, dans le cadre de l’auto-interprétation du stalinisme, une première solution consiste à supprimer le problème : il suffit d’annuler l’écart entre le fait et l’énoncé théorique et, par définition, l’explication n’a pas lieu d’être. La révolution est prolétarienne, le parti est l’avant-garde du prolétariat, le régime construit le communisme au rythme prévu par Marx. Il n’est aucun autre fait. Mais un marxisme un peu plus « raisonnable » doit bien en admettre au moins un autre : cette révolution prolétarienne est intervenue dans un régime où le prolétariat était en minorité du fait de l’insuffisance du développement du capitalisme. Il s’agit bien d’une contradiction avec le réfèrent marxiste. Comme le relève R. Aron (Aron, 1965 a), on ne peut, faute d’une théorie du régime politique, que passer de la contradiction à la mythologie : dire que le pouvoir est exercé par le prolétariat est « une proposition manifestement dépourvue de sens » qui conduit à une impasse : si l’on affirme que la société est homogène, il faut justifier la violence institutionnelle ; si l’on affirme que la lutte de classes s’intensifie, on « justifie » sans doute la [136] violence mais c’est la construction même du socialisme qui devient « problématique ». Selon les époques, on le sait, l’auto-interprétation stalinienne a choisi l’une ou l’autre version. Ouvrant la voie à un marxisme officieusement déstalinisé, Khrouchtchev présente, au XXe Congrès du pcus, une troisième version qui se dégage, en un sens, de la mythologie : un certain nombre de faits sont libérés de la pure négation et livrés en pâture à l’émotion, même si la terreur ainsi « révélée » reste pudiquement dénommée « violation de la légalité socialiste ». L’historicisme est partiellement congédié : l’explication par le « culte de la personnalité » semble vouloir rendre aux individus la capacité d’un rôle historique. Mais, on le sait aussi, cette troisième version se doit de tourner court : ni le marxisme, ni le léninisme, ni le parti, ni la transformation socialiste de l’urss, « malgré Staline », ne sauraient être en cause. Le malaise théorique reste entier : en témoigne un Togliatti, craignant qu’en affirmant « qu’une personnalité, même aussi importante que celle de Staline, ait pu changer le régime politique et social », l’interprétation de Kroutchev ne verse « dans l’idéalisme », ne contredise « à la fois les faits, le marxisme, la réalité » (Togliatti, 1964). À prétendre redresser l’idéalisme tout en restant dans la voie de la déstalinisation, on avance alors que le « phénomène stalinien » tient essentiellement aux conditions particulières d’arriération de la Russie à l’époque de Lénine. C’est le caractère gélatineux de la société civile qui doit être pris en considération : l’adjectif, emprunté à Gramsci, désigne tout à la fois « le contexte historique », l’absence de « traditions démocratiques », le retard « culturel » de la Russie, auxquels s’ajoutent les méfaits de la guerre, internationale et civile. L’écart entre la théorie et les faits n’est plus nié : il est au contraire valorisé. Quant au culte de la personnalité, il devient plutôt effet que cause. La responsabilité de Lénine est retenue : le « dérapage » stalinien peut être antidaté à la période 1922. Mais le marxisme reste à l’abri et l’historicisme demeure dominant à ne pas saisir la part d’ « évitabilité » de ces événements que l’on veut décrire « comme produits de l’histoire et pas du tout produits d’une théorie » (cf. notamment Elleinstein, 1976, et aussi Interview in Esprit, février 1976). Si l’Histoire, en effet, produit l’Histoire, la même Histoire peut-elle en produire une autre ? Le propos n’éviterait l’absurdité qu’en faisant sienne une intention profondément démocratique : il faut démontrer qu’une autre histoire, moins « gélatineuse », produit un socialisme non despotique. Au fil des stratégies eurocommunistes, on retrouve l’écho de la version ancienne, diversement énoncée, de la social-démocratie (cf. notamment Racine, 1983). On ne s’étendra pas sur les atermoiements tactiques d’une telle version, sauf à rappeler que le marxisme « conséquent » ne s’en est jamais accommodé et que les théoriciens du totalitarisme en dénoncent en général à la fois l’aveuglement théorique et l’impuissance politique (cf. notamment Aron, 1965 a, pp. 307-310, et Lefort, 1978).
On ne peut toutefois passer sous silence qu’une autre interprétation « marxiste » du stalinisme présente l’originalité de tenir à la fois de l’auto-interprétation et de la critique social-démocrate (Aron, 1965 a, p. 309) sans se réduire ni à l’une nia l’autre. Avec l’interprétation trotskiste en effet, la fidélité au réfèrent marxiste-léniniste n’est pas en cause : elle implique que l’on parle du stalinisme en termes de dégénérescence, de déviation, de transition. Mais elle s’accompagne aussi d’une description des méfaits d’une bureaucratie, strate ou caste, capable d’une confiscation despotique [137] du pouvoir politique (cf. notamment Maclet, 1983). C. Lefort est l’un des critiques les plus lucides de cette interprétation trotskiste : il met en évidence la contradiction interne qui réduit à l’impuissance son effort contre l’historicisme (cf. notamment Staline et le stalinisme, in Lefort, 1981). À certains égards Trotski fait de l’ascension de Staline un pur produit des circonstances (guerre civile, intervention étrangère, reflux des forces révolutionnaires en Europe, effondrement de la production) ; le stalinisme paraît alors émerger d’une « aventure fatale » et les circonstances jouent leur rôle absolutoire dont C. Lefort ne manque pas de critiquer les conséquences : « Telle est l’efficacité de cette vision de l’histoire qu’elle tend à annuler la critique. De fait, combien d’intellectuels qui se targuaient de fonder leur adhésion au communisme sur une appréciation lucide des événements n’ont-ils pas trouvé chez Trotski la preuve que toute autre politique que celle de Staline était condamnée par l’histoire et donc condamnable… » (p. m). Mais analysant non plus seulement l’ascension de Staline, mais le « système stalinien » parvenu au pouvoir, Trotski adopte un autre type d’explication : « Les événements ne figurent plus comme des causes », ils sont traités « comme des effets de la politique stalinienne » et portent « la marque des méfaits de la stratégie stalinienne ». C. Lefort remarque à juste titre que les deux points de vue peuvent se juxtaposer, de sorte que « si l’on a adopté le premier on peut toujours lui subordonner le second » et maintenir une vision fataliste pour l’ensemble de la période. Mais il note surtout que Trotski referme la porte entrouverte : contre Rizzi ou Burnham, il maintient l’idée que la bureaucratie n’est pas une classe aux intérêts économiques opposés à ceux du prolétariat. L’État soviétique reste « ouvrier » même s’il a dégénéré : d’où le mot d’ordre de sa « défense ». Trotski s’engage dans une impasse : il franchit les limites de l’interprétation marxiste en accordant à la bureaucratie stalinienne une cohérence politique autonome à l’égard des rapports de production, mais se condamne à ne définir le stalinisme que par ses « excès » au regard de « justes excès léninistes, ceux-là imposés par les circonstances » ; le recours à l’idée de transition comme à celle de dégénérescence assure le retour à la philosophie marxiste de l’histoire et à l’économisme puisqu’il conserve la propriété collective des moyens de production en tant que juste indice du socialisme. C. Lefort peut conclure ironiquement : « Étrange argument en vérité, car il a pour conséquence que le moment culminant de la déviation stalinienne, celui de la collectivisation forcée, associée qu’elle est à la terreur de masse qui prépare l’industrialisation accélérée et la mise en place d’une économie étatisée, ce moment apparaît comme celui-là même de la création des « bases du socialisme ». Medvedev n’est pas moins éloquent que Trotski sur ce point. Les années 29/30 marquent à ses yeux un tournant décisif : le stalinisme trouve alors son vrai visage. Mais, comme, d’autre part, il fait de l’abolition de la propriété privée la pierre de touche de la théorie, nous devons bien admettre que l’inauguration du cours du socialisme coïncide avec sa déviation, que la norme coïncide avec l’excès » (Lefort, 1981, pp. 114-115. Nous soulignons).
Le trotskisme est donc ici jugé comme un « historicisme radical » impuissant à « considérer le totalitarisme comme système politico-social cohérent et spécifique » (Maclet, 1983). On ne s’étonnera pas que les mêmes objections soient apportées par les théoriciens « antitotalitaires » aux différentes interprétations d’inspiration [138] trotskiste, comme en témoigne par exemple la critique, par R. Aron, des thèses de Deutscher (Aron, 1965 a, p. 315 s.) : Staline est ce barbare que les contraintes de l’industrialisation ont rendu nécessaire, mais, avec le développement des forces productives, l’espérance socialiste a raison de la barbarie. Une telle analyse ne permet pas d’expliquer la grande purge postérieure à la réussite du Ier Plan quinquennal, elle méconnaît aussi bien « le lien entre la technique d’action appliquée par le Parti communiste dès l’origine et les phénomènes caractéristiques du régime » comme « le lien entre la volonté d’orthodoxie idéologique et la perpétuation de la terreur ». L’effort contre l’historicisme échoue tant qu’est maintenue une certaine représentation de l’Histoire.
Toutefois, on ne peut oublier que l’œuvre de L. Althusser présente l’originalité, au moins apparente, de faire preuve d’une sensibilité au politique explicitement dirigée contre l’historicisme. Critiquant l’insuffisance de la dénonciation kroutchevienne, Althusser estime que « la critique des erreurs de Staline est conduite de façon étrangère au marxisme » car se bornant à dénoncer des faits « relevant de la superstructure juridique » à l’aide d’un pseudo-concept « introuvable », celui de culte de la personnalité, et d’une démarche qui relève de l’humanisme idéaliste et petit-bourgeois. Mais au nom d’une perspective marxiste, Althusser n’hésite pas à prendre au sérieux la théorie pour dénoncer une « déviation économiste » venue altérer le projet marxiste-léniniste porté par une véritable « science de l’Histoire » : le stalinisme apparaît imputable à « une erreur fondamentalement théorique ». Proposition qui échapperait à l’idéalisme du fait que la « déviation stalinienne » renvoie à « un moment de la lutte de classes qui traverse la théorie ». Déviation économiste, tout d’abord, en ce qu’elle ne fait plus de la lutte de classes le moteur de l’Histoire et l’escamote au profit de l’exaltation des forces productives. Autrement dit : Althusser se réclame d’une critique de l’économisme dont il inverse les enjeux : l’économisme a caractérisé la IIe Internationale comme contamination du point de vue prolétarien par le point de vue bourgeois ; le stalinisme, sorte de revanche posthume de la IIe Internationale, illustre cette forme vulgaire de l’évolutionnisme hégélien avec lequel Marx avait « scientifiquement » rompu. L’interprétation marxiste du stalinisme se doit donc de rétablir la « coupure ». Vigilance théorique en même temps que politique puisque « la ligne de démarcation théorique entre les idées vraies et les idées fausses » coïncide avec « la ligne de démarcation politique entre le peuple (le prolétariat et ses alliés) et les ennemis du peuple » (sur tous ces points, cf. notamment Althusser, 1973). Althusser est toutefois conduit à compléter son diagnostic en ajoutant à l’économisme une composante volontariste : Staline, l’affaire Lyssenko en témoigne, présuppose que l’activisme politique peut accélérer le cours « naturel » de l’évolution des forces productives. En d’autres termes, il semble que le volontarisme s’ajoute à l’économisme insusceptible à lui seul d’engendrer cette violence spécifique/caractéristique des « erreurs » et de la « déviation » staliniennes.
On comprendra sans difficulté que l’interprétation althussérienne ne convainque pas les partisans de la doctrine antitotalitaire. On retrouve les objections classiques : l’économisme volontariste ne saurait rendre compte du déchaînement de la violence après que les motivations économistes ont disparu : « L’explication n’explique précisément pas ce qui fait le plus question dans la période stalinienne, [139] c’est-à-dire le déchaînement apparemment irrationnel de la violence, sous des formes telles que l’on ne voit même plus quel bénéfice le régime pouvait en retirer » (cf. Renaut, 1983). En fait, cette dénonciation de l’économisme volontariste reste prisonnière elle-même d’un historicisme radical : comment en pourrait-il être autrement puisque l’économisme dénoncé ne l’est que comme mauvaise déviation d’une théorie qui postule, au-delà de l’affirmation de la pluralité des instances et de leur autonomie relative, que « dans des structures différentes, l’économie est déterminante en ce qu’elle détermine celle des instances de la structure sociale qui occupe la place déterminante » (sic) (Althusser et al., 1968) et que, dès lors, opposée au volontarisme aventuriste stalinien, l’affirmation d’un quelconque primat de la lutte politique ne peut que s’insérer dans une représentation de l’Histoire que détermine encore une dernière instance !
4. Retour du politique
L’interprétation althussérienne repose sur une double critique de l’économisme et du volontarisme fort peu éloignée apparemment de celle qui constitue le socle théorique de l’antitotalitarisme. Toutefois, on l’a noté, une telle critique du stalinisme ne peut se confondre avec celle du totalitarisme dès lors qu’elle s’exerce au nom du marxisme-léninisme : le projet politique qui la porte en détourne l’intention théorique. Dans les théories du totalitarisme, la rupture avec le marxisme est rupture avec l’historicisme et en ce sens elle est affirmation de l’autonomie du politique à l’égard de l’économique.
Mais, même une fois reconnue cette caractéristique commune, les difficultés à élaborer une théorie du totalitarisme resteraient, selon certains, insurmontables : oppositions et divergences entre les auteurs seraient telles qu’elles interdiraient toute cohérence. C’est la conclusion à laquelle parvient notamment B. Barber après avoir particulièrement analysé trois séries d’oppositions :
- celle tout d’abord qui divise les auteurs selon qu’ils considèrent le projet démocratique comme irréductible au totalitarisme ou au contraire comme virtuel « coupable » ;
- celle qui les divise sur le caractère ancien ou moderne du fait totalitaire ;
- celle enfin qui s’opère entre les approches « phénoménologique » ou « essentialiste » du fait totalitaire (Barber, 1969).
Ces trois types d’oppositions, qu’il faut d’ailleurs penser ensemble, ne semblent pas constituer de réels obstacles. La première, dont on a déjà parlé, peut tout au plus faire apparaître des divergences entre des sensibilités politiques susceptibles d’entraîner des conséquences théoriques sérieuses quant à l’élaboration d’un « modèle démocratique » mais sans remettre en cause l’antithèse fondamentale entre démocratie et totalitarisme. La seconde, on y reviendra, n’existe pas : la théorie du totalitarisme n’a de raison d’être qu’à affirmer le caractère spécifiquement moderne de ce dernier, quels que soient les éléments virtuels ou réels portés par la tradition.
Seule la troisième divergence relevée par B. Barber doit retenir ici l’attention en ce qu’elle prétend introduire un désaccord de fond sur la nature du « retour du [140] politique ». Elle repose, sous la plume de B. Barber, sur une distinction entre la « phénoménologie » et l’ « essentialisme », distinction qui semble malheureusement se répandre (cf. notamment l’analyse du totalitarisme par H. Spiro dans l’Encyclopædia Universalis) et qui risque d’engendrer de véritables contresens terminologiques : il va de soi, en effet, que la phénoménologie ne désigne pas simplement une description de ce qui est visible et qu’affirmer, d’autre part, qu’un Popper est essentialiste ne peut prêter qu’à sourire si l’on se souvient qu’il est le principal critique contemporain de l’essentialisme. Mais cette distinction a surtout pour effet d’introduire une opposition très arbitraire entre les approches qui mettent l’accent sur le politique et celles qui le mettent sur l’idéologie. La phénoménologie que sont censés représenter notamment John Kautsky, Karl Deutsch mais surtout Cari Friedrich, s’attacherait à une définition objective et institutionnelle du totalitarisme, minimisant, voire excluant les aspects idéologiques ; l’approche dite « essentialiste », celle de Popper, Talmon, Moore, F. Neumann, Hayek et surtout Arendt, ferait du contenu et des finalités de l’idéologie l’axe central de l’analyse qu’elle dégagerait ainsi de la question « politique ». Malgré quelques évidences qu’elle permet de souligner, une telle opposition n’est pas pertinente. Ces approches ont au moins en commun de mettre l’accent sur les rôles interdépendants de l’idéologie et du politique. Même si l’on peut dire de la première qu’elle est « politique » par excellence ; c’est aussi le vocabulaire employé par C. Polin à propos de R. Aron (Polin, 1982), elle tend à établir un modèle dont les éléments n’ont de sens que dans leur relation à l’idéologie. C’est ce qui ressort nettement de la définition de C. Friedrich : « The features which distinguish totalitarian regimes from other and older autocracies, as well as from western type democracies, are six in number : 1) a totalist ideology, 2) a single party committed to this ideology and usually led by one man, the dictator, 3) a fully developed secret police ; and three kinds of monopoly or more precisely monopolistic control : namely that of a) mass communications ; b) operational weapons ; c) all organizations, including economic ones. » Même si le modèle établi par R. Aron, qui l’emprunte largement à Friedrich, fait du parti unique l’élément premier (Aron, 1965 a, pp. 287-288), il établit systématiquement une relation d’interdépendance entre ce parti unique et l’idéologie : la terreur reste inconcevable sans la « frénésie idéologique ». Quant à l’approche « essentialiste » qui serait tout particulièrement celle de H. Arendt, il va de soi qu’elle marie l’idéologie à d’autres variables : on ne saurait négliger les considérations sociologiques (chap. 1 : « Une société sans classes »), ou proprement politiques (chap. 3 : « Le totalitarisme au pouvoir »), même si, comme pour les précédents, la terreur totalitaire est décrite et expliquée à partir de ce principe d’action qu’est l’idéologie (chap. 4 : « idéologie et terreur : un nouveau type de régime »).
S’il n’y a donc pas lieu de retenir l’opposition de la phénoménologie et de l’essentialisme au sens de B. Barber et en tant qu’elle constituerait un obstacle insurmontable à la théorie du totalitarisme, il faut éviter aussi de procéder à certains amalgames qui entretiennent la confusion. Il n’est pas certain, en effet, que les travaux de K. Popper ou de J. L. Talmon, pour ne prendre que ces deux exemples, puissent être considérés comme contribuant à élaborer la théorie du totalitarisme : leurs réflexions ne se situent pas dans une telle perspective dans la mesure où elles ne [141] tendent pas à construire un type idéal politique. Elles restent toutefois utiles en ce qu’elles tentent d’élaborer, à l’instar des théories du totalitarisme qui le font aussi, une histoire archéologique de l’idéologie totalitaire. À condition de ne pas leur prêter d’autre dessein, à condition encore de leur refuser toute prétention à fournir ainsi une explication mono ou multicausale du fait totalitaire (c’est s’engager dans une voie bien étrange en effet que de vouloir imputer à Héraclite, Platon, Rousseau, Fichte, Babeuf, Hegel ou Nietzsche une « responsabilité » quelconque), on peut admettre que de tels travaux nourrissent une réflexion critique sur l’historicisme comme caractéristique de l’idéologie totalitaire. On conviendra alors que Talmon et Popper présentent deux versions différentes d’une « essence » de l’idéologie totalitaire.
À la recherche des « origines de la démocratie totalitaire », J. L. Talmon se livre à une critique du volontarisme à l’œuvre dans la Terreur. Il assigne au marxisme une double racine : « la dictature jacobine dont le but est d’inaugurer l’ère de la vertu et le projet de société égalitaire communiste des babouvistes ». Mais à le suivre, il faut poser que ce jacobinisme babouviste se nourrit lui-même de ces « postulats du xviiie siècle » qui ont permis de confondre ordre naturel et volonté générale. La thèse est désormais classique ; elle alimente nombre de débats relatifs à un égalitarisme individualiste et démocratique coupable de totalitarisme. Elle tente d’éclairer aussi les fonctions d’un messianisme politique qui combine la croyance en une Vérité et l’art de l’appliquer et qui justifie d’avance la violence pour sa capacité de réaliser la vertu. J. L. Talmon met ainsi l’accent sur le caractère de « doctrine armée » de cet État qui peut confondre la volonté de son avant-garde vertueuse avec celle d’un peuple pourtant jamais assez mûr pour le bonheur qu’on lui promet. J. L. Talmon se livre donc à une critique classique : critique de la révolution qui « ne peut s’achever avant que le but révolutionnaire soit atteint » ; critique des révolutionnaires, ces « curateurs de la postérité », qui, au nom de la révolution, s’arrogent le droit de subversion puis celui de dictature. Talmon réussit tout au plus à dégager certains caractères communs à différentes révolutions sans pour autant parvenir à établir une quelconque spécificité de la terreur totalitaire. Pour passer de la terreur jacobine à la terreur stalinienne, le coup de pouce théorique est trop visible : il s’agit de démontrer qu’après épuisement de la tradition jacobine en Europe occidentale après 1870, « l’esprit révolutionnaire émigré alors vers l’Est et trouve son habitat naturel en Russie, où la rancune accumulée par des générations d’oppression et la prédisposition des Slaves au messianisme lui confèrent un renouveau d’intensité ». En outre, cette démonstration contredit alors raffirmation d’un volontarisme idéologique au terme duquel « le règne de la doctrine démocratique totalitaire… va à l’encontre de toutes les leçons de la nature et de l’histoire » (Talmon, 1966). Même limitée à une histoire de l’idée totalitaire, on le voit, la réflexion de Talmon soulève, pour le moins, quelques objections.
C’est une version différente de l’historicisme totalitaire que K. Popper (cf. notamment Popper, 1979) entend incriminer : à savoir l’idée d’une Histoire naturellement ou objectivement préinscrite. Certes, on le sait, une telle idée peut commander l’attitude contemplative plutôt que la terreur volontariste et, en ce sens, ne pas conduire « nécessairement » au totalitarisme… Mais, pour Popper, la contemplation n’est ici qu’irresponsabilité et la démission individuelle dans l’attitude [142] contemplative marque le retour à des sociétés closes ou prétotalitaires. D’où l’obstination de Popper à mettre en pièces tout système philosophique susceptible d’énoncer une rationalité du réel dont il suffirait de connaître la loi pour s’y conformer : « La métaphysique historiciste a… cet effet de soulager les hommes du poids de leurs responsabilités. Pourquoi lutter contre ce qu’on croit être inévitable, en particulier contre des maux comme la guerre ou, à un niveau mineur mais néanmoins important, la tyrannie bureaucratique ? » D’où son obstination à critiquer, chez Platon ou Hegel, l’idée que « l’Histoire est régie par des lois particulières dont la seule découverte permettrait de prédire le destin de l’homme » et d’en tirer « des analogies avec les totalitarismes modernes ». Pour Popper, en effet, si l’historicisme le plus simple est bien celui de la doctrine du peuple élu, parce que la loi de l’évolution historique y est dictée par la volonté de Dieu, le principe reste le même qu’il s’agisse de la loi de la nature, de la loi du développement de l’esprit ou encore de la loi du développement économique. Peu importe ici la pertinence des interprétations de Platon ou de Hegel. L’intérêt de la réflexion poppérienne réside dans son effort pour saisir l’idéologie totalitaire comme idéologie historiciste, de retrouver les traits essentiels de l’interprétation théiste de l’histoire dans « les deux principales versions modernes de l’historicisme » : « D’une part le racisme ou le fascisme, où le peuple élu est remplacé par la race élue ; d’autre part, le marxisme où il est remplacé par la classe élue. Les prédictions de ces deux doctrines reposent sur une interprétation de l’histoire qui conduit à la découverte d’une loi régissant son évolution. Pour le racisme il s’agit en quelque sorte d’une loi naturelle : la supériorité biologique de la race élue, qui explique tout le cours de l’histoire, vue comme un affrontement de races se disputant la prépondérance. Pour le marxisme, il s’agit d’une loi économique : l’histoire n’est qu’un affrontement de classes qui cherchent à s’assurer la suprématie économique. » La critique de l’historicisme conduit Popper à défendre une conception de la démocratie fondée sur la raison individuelle et à déceler dans « tout programme totalitaire » une volonté de « retour » à une société close, immobile, « naturellement inégalitaire ». Ce programme qui enseigne la réalité sous la forme de sa loi, qui l’énonce donc de manière à la fois indicative et normative, n’est jamais falsifiable (ou « réfutable ») : « Tous les événements historiques concevables peuvent se produire sans que la doctrine se trouve jamais réfutée et elle procure à ceux qui y croient une certitude ultime de l’histoire humaine. » Par là, Popper éclaire un caractère spécifique du mensonge idéologique dans le totalitarisme et sa réflexion constitue un apport nullement négligeable. Mais attaché à démontrer l’identité du platonisme et du totalitarisme moderne, il ne peut rendre compte du caractère spécifiquement « délirant » du mensonge « passé à l’acte » et, contrairement à d’autres théoriciens, il ne parvient pas à insérer son analyse de l’idéologie dans l’élaboration d’un type idéal politique. On n’en conclura pas, contre B. Barber, à l’homogénéité des théories qui se situent dans une telle perspective ; on admettra simplement que leur hétérogénéité, ou leur désaccord, ne peut constituer cet obstacle insurmontable à une théorie du totalitarisme : tout au plus qu’elle contribue à en enrichir les débats.
Au-delà de divergences importantes sur lesquelles nous reviendrons, un certain consensus se dégage chez les interprètes non marxistes quant à l’essence de l’idéologie [143] totalitaire, souvent définie comme volonté révolutionnaire d’unification ou de transparence sociale. C. Castoriadis (dont les thèses, nous le verrons, ont aujourd’hui sensiblement évolué) a remarquablement formulé la logique d’une telle idéologie : « S’il y a une théorie vraie de l’histoire, s’il y a une rationalité à l’œuvre dans les choses, il est clair que la direction du développement doit être confiée aux spécialistes de cette théorie, aux techniciens de cette rationalité. Le pouvoir absolu du Parti… a un statut philosophique ; il est fondé en raison dans la conception matérialiste de l’histoire… si cette conception est vraie, le pouvoir doit être absolu, toute démocratie n’est que concession à la faillibilité humaine des dirigeants ou procédés pédagogiques dont eux seuls peuvent administrer les doses correctes » (Castoriadis, 1975, p. 81).
Ce texte nous semble mettre parfaitement en évidence les implications antidémocratiques, ou antipluralistes, d’une théorie globale de l’histoire : il va de soi en effet : 1) que si la vérité est à la fois unique et scientifiquement connue, « l’erreur » n’a aucune raison d’être tolérée, et 2) qu’il convient de diriger les affaires politiques à partir de cette vérité, donc, pour parodier une formule de Bakounine, par le haut et non par le bas. Il néglige pourtant l’analyse de la contradiction inhérente à un tel point de vue, contradiction qui, à notre sens, rend seule possible le passage au totalitarisme. D’après le texte même de Castoriadis, l’idéologie totalitaire comprend deux composantes :
- D’abord, elle pose en théorie la rationalité parfaite du réel historique.
- Mais ensuite, elle affirme la nécessité de la mise en pratique, par la volonté active des hommes, de ce qui est reconnu comme vérité au sein de la théorie.
Or, en cela, l’idéologie entre dans une contradiction que toute la philosophie politique moderne s’était efforcée d’éviter. Pour simplifier à l’extrême, on pourrait dire que, par la première affirmation, l’idéologie totalitaire se rapproche de l’hégélianisme, lequel pose également la rationalité parfaite du cours de l’histoire, au-delà de ses apparentes contradictions (Ruse de la raison). Mais Hegel tire d’une telle vision de l’histoire des conséquences profondément antirévolutionnaires : si le cours de l’histoire est à la fois orienté et déterminé, il est en effet normal que l’attitude contemplative l’emporte sur l’attitude activiste ou volontariste ; si le réel est déjà rationnel, si l’irrationalité n’est qu’une illusion liée à la finitude de l’observateur, le philosophe doit renoncer au point de vue de la praxis, voire le dénoncer comme potentiellement dangereux : de là la célèbre critique hégélienne de la Terreur jacobine, comme liée à une « vision morale », c’est-à-dire volontariste, du monde. Or c’est bien à une telle vision morale du monde que se rattache pourtant l’idéologie totalitaire lorsque, dans sa seconde composante, elle se veut révolutionnaire : le réel n’est plus alors pensé comme de toute éternité rationnel mais, au contraire, comme à rationaliser en fonction d’un idéal moral universel qui lui reste extérieur, et que la praxis humaine doit incarner.
L’idéologie totalitaire combine ainsi deux représentations de l’histoire, qui, prises chacune isolément, constituent pourtant les termes d’une véritable antinomie (ou bien le réel est rationnel et l’action n’a pas de sens, ou bien l’action a un sens, [144] et c’est parce que le réel doit être rationalisé). Par là même, elle se distingue, tout en en reprenant les éléments, aussi bien de l’hégélianisme que du moralisme jacobin : pour ce dernier en effet et il suffit pour s’en convaincre de relire les discours de Robespierre ou Saint-Just sur le gouvernement révolutionnaire le réel n’est pas rationnel, et le point de vue qui justifie l’action n’est pas scientifique mais éthique. Dans l’idéologie totalitaire en revanche, le vocabulaire est à la fois théorique (savoir total) et éthique (volonté de praxis), de sorte que la Révolution russe ne saurait être justement comparée à la Révolution française sans que cette différence ne soit perçue [3].
C’est là, nous semble-t-il, ce qu’ont dit la plupart des analyses non marxistes, sans avoir pourtant toujours thématisé cette contradiction. On se bornera ici à en donner trois indices :
- a. H. Arendt
Quelles sont les caractéristiques proprement totalitaires de l’idéologie, c’est-à-dire, au sens où Montesquieu emploie le terme, du Principe même des régimes stalinien ou nazi ? Réponse : la volonté « de tout expliquer, jusqu’au moindre événement, en le déduisant d’une seule prémisse » (Arendt, 1972 a, p. 215). Cette définition requiert quelque commentaire : par sa prétention à détenir une connaissance de la totalité du réel historique ou naturel, l’idéologie semble s’apparenter à la métaphysique rationnelle puisqu’elle est « … supposée capable de comprendre le mouvement des processus surhumains » (ibid., p. 220). Mais à la différence du rationalisme hégélien, par exemple, l’idéologie se veut « scientifique », c’est-à-dire connaissance, non seulement de la totalité du réel (métaphysique) mais aussi du détail de cette totalité (science) : « Les idéologies… allient approche scientifique et résultats d’ordre philosophique, et ont la prétention de constituer une philosophie scientifique » (ibid., p. 216). La finalité d’une telle alliance, bien évidemment, est le passage à la pratique, la nécessité, pour l’idéologie, de se montrer opératoire en tant qu’instrument de domination des masses : il ne s’agit pas seulement d’interpréter le monde passé, mais de préparer l’action sur l’avenir : « La prétention à tout expliquer promet d’expliquer tous les événements historiques, la connaissance totale du présent et la prévision certaine de l’avenir » (ibid., p. 219). Si les idéologies doivent permettre de « connaître les mystères du processus historique tout entier » (Arendt, 1980, p. 76), si elles ne « s’intéressent jamais au miracle de l’Être » (Arendt, 1972 a, p. 217), ce n’est donc pas seulement en tant qu’elles représentent un rationalisme hyperbolique, mais c’est aussi parce qu’elles considèrent le monde, naturel et historique, comme un objet intégralement manipulable et maîtrisable par la volonté de ceux qui détiennent les clefs de son déchiffrement. Si, dans le cas du nazisme, c’est une certaine biologie qui doit permettre une telle connaissance et une telle pratique, c’est le marxisme qui, dans le stalinisme, en est l’origine plus ou moins lointaine. Car c’est Marx lui-même qui le premier, de façon systématique, a réalisé la combinaison du rationalisme et du volontarisme : « Marx a conçu le sens hégélien de [145] toute histoire le développement et l’actualisation progressive de l’idée de liberté comme la fin de l’action humaine, et… en outre, en accord avec la tradition, … il envisagea cette « fin » ultime comme le produit final d’un processus de fabrication » (Arendt, 1972 b, p. 105, cf. pp. 72, 79). Bref : lorsqu’on dit que l’idéologie est volonté de transparence, chacun des deux termes doit être pris au sérieux si l’on veut véritablement mesurer la nouveauté et la spécificité des origines intellectuelles du totalitarisme.
- b. R. Aron
Quels sont les traits constitutifs du « type idéal » totalitaire ? Réponse :
- « 1) Le phénomène totalitaire intervient dans un régime qui accorde à un parti le monopole de l’activité politique.
- « 2) Le parti monopolistique est animé ou armé d’une idéologie à laquelle il confère une autorité absolue…
- « 3) Pour répandre cette vérité officielle, l’État se réserve à son tour un double monopole, le monopole des moyens de forces et celui des moyens de persuasion (…).
- « 4) La plupart des activités économiques et professionnelles sont soumises à l’État (…).
- « 5) Tout étant désormais activité d’État et toute activité étant soumise à l’idéologie, une faute commise dans une activité économique ou professionnelle est simultanément une faute idéologique (…) » (Aron, 1965a, pp. 287-288).
Dans l’énumération des caractéristiques d’un tel type idéal, il pourrait sembler que l’idéologie n’occupe pas une place nécessairement fondamentale : « Il va de soi, écrit lui-même R. Aron, que l’on peut considérer comme essentiel dans la définition du totalitarisme, ou bien le monopole du Parti, ou bien l’étatisation de la vie économique, ou bien la terreur idéologique » (ibid., p. 288). Pourtant, si l’on y réfléchit plus profondément, c’est encore une certaine forme d’historicisme qui constitue le lien unissant les cinq critères en une totalité : « En effet, l’État est inséparable du Parti comme celui-ci de son idéologie. L’idéologie, à son tour, ne se sépare pas d’une certaine vision de l’histoire… » (ibid., pp. 268). Et si l’on cherche à dégager les racines ultimes de cette « vision de l’histoire » on trouvera, ici encore, qu’elles résident dans la « conjonction entre une doctrine de la nécessité historique et le rôle exceptionnel des volontés individuelles » (ibid., pp. 268-269). C’est donc dans une perspective fort proche de celle de R. Aron qu’A. Besançon définira l’idéologie totalitaire comme « une doctrine systématique qui promet, moyennant conversion, un salut ; qui se donne pour conforme à un ordre cosmique déchiffré dans son évolution ; qui déclare s’appuyer sur une certitude scientifique ; qui impose une pratique politique visant à transformer totalement la société sur le modèle immanent que celle-ci recèle et que la doctrine a découvert » (Besançon, 1977, p. 57). R. Aron, toutefois, nous semble avoir plus nettement encore mis à jour « la contradiction fondamentale » qui réside dans l’affirmation simultanée de la nécessité historique et du rôle de la volonté individuelle : « La doctrine invoque le déterminisme historique et la pratique laisse la décision à quelques hommes ou à un seul homme » (ibid., p. 270).
[146]
- c. C. Lefort
Quelle est la racine théorique de la bureaucratie totalitaire ? « … La représentation marxiste de la société comme espace réellement divisé et destiné à devenir réellement unifié, espace tout visible, tout intelligible (en droit au moins), cette représentation implique un point de vue du pouvoir, alors même que celui-ci n’est que virtuel. La prétention à embrasser le cours de l’histoire, à étaler le jeu de ses articulations… la prétention à une vision globale de la société ici et maintenant, (…) cette double prétention fonde le projet de la direction révolutionnaire, celui du Parti ouvrier qui a vocation à engendrer l’État totalitaire » (extrait d’un entretien réalisé par VAntimythe en avril 1975). C’est donc, ici encore, l’historicisme, « la référence à un savoir totalisant » sur l’histoire qui « implique nécessairement une autre (référence), celle du pouvoir totalisant » (ibid.). Comme le montrera Un homme en trop, c’est dans la volonté de réaliser la transparence sociale supposée par un tel savoir que se produit inévitablement l’émergence : 1) d’une nouvelle forme de despote, l’égocrate, qui incarne le lieu unique de ce savoir et, 2) corrélativement, la représentation de l’altérité comme essentiellement mauvaise : « … Staline… ne règne que sous les traits d’un individu en qui se réalise fantastiquement l’unité d’une société purement humaine. Avec lui s’institue le miroir parfait de l’Un. Tel est ce que suggère ce mot égocrate » (Lefort, 1976, p. 68). En tant que « ce génie par la vertu duquel l’État tient ensemble, existe, (et) le peuple est Un… il brise en nombre indéfini des « ennemis », des hommes quelconques qui, en tant qu’individus, rendent manifeste l’élément particulier, étranger, intolérable à la représentation de l’Un… » (ibid., p. 69). La logique de l’interprétation de C. Lefort est ici aisément perceptible : plus la société est pensée sous l’idée d’unité ou de transparence, plus l’altérité y est intolérable puisqu’elle manifeste la résistance défait du réel à l’égard de l’idéologie : de là l’absurdité apparente de la terreur stalinienne, puisqu’elle peut frapper n’importe quel individu, même non opposant au régime : « Il faut… l’image de cet ennemi, de cet autre, pour soutenir celle du peuple uni, sans division. L’opération qui instaure la « totalité » requiert toujours celle qui retranche les hommes « en trop » ; celle qui affirme l’Un requiert celle qui supprime l’Autre » (ibid., p. 51). Mais le rationalisme métaphysique (l’idée d’un savoir total) n’est évidemment pas l’unique composante de l’idéologie totalitaire : il faut encore y ajouter le volontarisme révolutionnaire, car « l’unité n’est censée s’instaurer qu’autant qu’elle est produite » c’est-à-dire, ajoute C. Lefort, « conçue et fabriquée » (ibid., p. 75). Aussi retrouvons-nous, dans cette analyse, les deux composantes fondamentales de l’idéologie totalitaire que nous avions déjà décelées chez H. Arendt ou R. Aron.
Il va de soi qu’il ne s’agit ici que du simple repérage d’une similitude qu’il nous a semblé utile de souligner. Pour réintroduire les nuances, voire les divergences profondes qui séparent les auteurs que nous avons évoqués, il faudrait assurément, non seulement prendre en compte le détail de leurs analyses (qui accentuent très différemment certains aspects du totalitarisme), mais aussi examiner les points de vue philosophiques qui les commandent (ce que nous tenterons de faire dans la quatrième partie de ce chapitre), et étudier enfin la façon dont sont, ici ou là, comparées les idéologies nazie et stalinienne.
[147]
Pour nous borner au dernier point, nous remarquerons que deux attitudes opposées se dessinent :
• R. Aron, de son côté, estime que, bien qu’appartenant à un même type d’idéal, le nazisme et le stalinisme se distinguent radicalement dans leur visée, au sens où l’ « objectif » que se donne la terreur soviétique est de créer une société entièrement conforme à un idéal, cependant que dans le cas hitlérien, l’objectif est purement et simplement l’extermination. De là, la conclusion de R. Aron : « Au point d’arrivée, entre ces deux phénomènes, la différence est essentielle quelles que soient les similitudes » (Aron, 1965 a, pp. 301-302).
• A. Besançon a entrepris de faire la critique de cette thèse. Dans l’article portant sur les « Difficultés de définir le régime soviétique », il s’attache à montrer que « la volonté de détruire une pseudo-race n’est ni plus noble ni plus infâme que la volonté de détruire une pseudo-classe, sachant qu’ici « pseudo » compte autant que race ou classe » (Besançon, 1980, pp. 147-148). L’argumentation d’A. Besançon repose, on le voit, sur l’idée que le contenu de l’idéologie importe peu au regard de la forme qu’il revêt : contrairement à ce qu’affirmait R. Aron, la différence entre le marxisme et le stalinisme n’est pas celle qui oppose un projet humanitaire qui échoue à un projet démoniaque qui réussit. On ne peut en effet sans contradiction taxer d’idéologique la visée communiste et y déceler malgré tout un élan vers la justice : car le propre de l’idéologie est précisément qu’elle est juge et partie, qu’elle ne considère pas la justice comme une instance extérieure à elle et qui pourrait, éventuellement, la juger. L’erreur de ceux qui voient dans le stalinisme un échec par rapport à un programme initialement animé d’intentions sublimes consiste ainsi à croire « que la justice enveloppe le projet et le rectifie, tandis que c’est le projet qui enveloppe la justice et la pervertit » (ibid., p. 152).
En établissant ainsi un parallèle rigoureux, au-delà de leurs contenus, entre les idéologies nazie et stalinienne, A. Besançon nous semble rejoindre aussi bien H. Arendt que C. Lefort (ce dernier ne voyant entre les idéologies nazie et stalinienne qu’une différence de degré, et non de qualité (Lefort, 1976, p. 51. Sur le parallèle entre les deux idéologies totalitaires, cf. aussi Gauchet, 1976).
Les interprétations du totalitarisme en termes d’idéologie volonté de transparence qui conduit au délire semblent cependant se heurter à une difficulté redoutable : peut-on raisonnablement penser aujourd’hui que l’idéologie léniniste ou stalinienne soit encore motrice dans le pays du « socialisme réel » ? N’y constate-t-on pas, au contraire, une véritable « nécrose » de ces idéologies ? Et quels seraient, dans ces conditions, la nature et le mode de fonctionnement d’un régime qu’il faudrait dès lors se résoudre à distinguer du totalitarisme « classique » ? Telles sont les questions posées par C. Castoriadis dans Devant la guerre, livre qui entreprend de remettre en question les interprétations par l’idéologie, sans pour autant renoncer à ce que nous avons désigné ici comme le « retour du politique ».
Les thèses contenues dans l’ouvrage de Castoriadis présentent deux aspects : on y trouve, à côté d’une analyse socio-économique du contraste qui oppose, au sein du régime soviétique, la société civile et la société militaire, des considérations d’ordre purement philosophique. Pour en cerner véritablement la portée et la [148] signification, il faut rappeler que Castoriadis, comme la plupart des auteurs que nous avons évoqués dans cette troisième partie, se réfère implicitement à la phénoménologie et que, connaissant parfaitement la critique heideggerienne de la métaphysique, il en reprend certains aspects essentiels dans son analyse du régime soviétique.
Telle est du moins l’hypothèse que nous tenterons ici d’étayer en comparant brièvement la thèse centrale de Devant la guerre (l’idée d’une visée de la « force brute pour la force brute ») avec la « déconstruction » heideggerienne de ce « visage » ultime de la métaphysique que représente à ses yeux la technique. Cette comparaison, on va le voir, permettra, non seulement de saisir la logique d’ensemble du travail de Castoriadis (sans qu’il soit nullement entendu par là que ce travail se réduise à une simple « application » de la pensée phénoménologique au politique), mais aussi de le mieux situer par rapport aux interprètes du totalitarisme « classique », et notamment par rapport à Arendt [4].
Pour simplifier, sans déformer pourtant, croyons-nous, la pensée de Heidegger, on peut dire que la métaphysique, et notamment la métaphysique moderne (depuis Descartes), se caractérise comme un discours qui ignore la dimension de mystère, d’inexplicable, d’invisible, qui est au cœur de tout événement, de toute présence. Dans le langage qui est celui de Heidegger, la métaphysique est « oubli » de la « différence ontologique », c’est-à-dire de la différence qui sépare l’ « Être » (= le mystère qu’il y ait pour nous de la présence) et l’ « étant » (= cette présence même d’un quelque chose).
La métaphysique moderne oublie cette différence de trois façons :
1. D’abord, en tant que pensée « rationaliste », c’est-à-dire, stricto sensu, en tant que discours qui pose la validité universelle, au moins en droit, du principe de raison ou de causalité : la référence est ici à Leibniz, mais aussi à Hegel, qui tous deux postulent la rationalité parfaite du réel et suppriment ainsi en lui toute « différence ontologique » : si le principe de raison est universellement valable, si (c’est une tautologie) tout événement est ainsi parfaitement explicable, alors le fait qu’il y ait ( = Être) quelque chose (= étant) plutôt que rien cesse d’être mystérieux : car, à l’évidence, en remontant de cause en cause, de raison en raison, on doit parvenir à un point de vue (celui de Dieu, alors défini comme cause de soi) qui rend intégralement raison de toute existence. La théorie hégélienne de la ruse de la raison ne sera, dans cette perspective, qu’une application à l’histoire de la pensée leibnizienne : le fait qu’il y ait (Être) quelque chose (étant), telle ou telle étape de l’histoire en l’occurrence, est parfaitement expliqué, fondé en raison, dans un « étant suprême » (Dieu) pour lequel tout est transparence et visibilité pures.
2. C’est ensuite en tant que discours de la volonté que la métaphysique est oublieuse de l’Être. La référence est à Kant et Fichte plus qu’à Leibniz ou Hegel : la morale kantienne, en effet, nous invite à penser l’événement historique comme [149] fondé, non plus sur la rationalité divine, mais sur la volonté humaine ; c’est toute la pensée de la « praxis », comme projet d’une transformation volontariste du monde à partir d’un idéal universel que vise Heidegger. Une telle attitude conduit également, on le comprend aisément, à oublier la dimension de mystère qui est, selon Heidegger et ses disciples, consubstantielle à toute présence : l’événement historique s’enracine maintenant de part en part dans la subjectivité humaine (dans sa volonté consciente). À cette « conception du monde », qui presque naturellement engendre, selon Heidegger, le terrorisme révolutionnaire (on perçoit combien Arendt, entre autres, lui est redevable sur ce point), il faut préférer la « sérénité » (Gelassenheit) qui laisse être l’événement et reste ainsi attentive à la dimension par laquelle il échappe toujours à notre emprise (cf. Questions III, commentaire de sérénité, ainsi que Arendt, Vies politiques, dernière page de l’hommage à Heidegger).
3. Il est enfin un troisième visage de l’oubli de l’Être : Heidegger en situe l’apparition philosophique dans la théorie nietzschéenne de la volonté de puissance, et la réalisation « planétaire » dans ce qu’il nomme la technique. Ce qui distingue essentiellement cette figure de la précédente, c’est qu’en cette dernière (chez Kant, Fichte, ou chez les Jacobins) la volonté demeurait finalisée, restait volonté de quelque chose (de liberté, de bonheur, etc.). Chez Nietzsche au contraire (du moins tel que le lit Heidegger), le vouloir humain cesse de porter sur une fin pour se retourner sur lui-même et devenir ainsi volonté de volonté, quête de la puissance pour la puissance en tant que telle. Le devenir-monde de cette figure ultime de la métaphysique est la technique, entendue au sens large, comme rationalité purement instrumentale pour laquelle la question des fins ne saurait, par définition, se poser : « La volonté de volonté nie toute fin en soi et ne tolère aucune fin si ce n’est comme moyen » (Heidegger, 1973, p. 92). Le monde de la technique présente un double aspect : il constitue, d’une part, une véritable Aufhebung (un dépassement qui conserve) des deux premiers moments (la raison et la volonté finalisée) ; mais, d’autre part, l’utilisation de ces deux termes n’est effectuée qu’en vue d’assurer à l’homme une « maîtrise pour la maîtrise » : « La volonté de volonté impose les formes fondamentales qui lui permettent de se manifester : le calcul et l’organisation de toutes choses. Elle ne le fait toutefois que pour s’assurer elle-même d’une façon qui puisse absolument être continue » (ibid., p. 92). De là une série de conséquences, qu’il serait trop long de rapporter ici, mais dont on indiquera qu’elles vont de la « parfaite absence de sens » (Heidegger, 1971, p. 19 s.) jusqu’aux « guerres mondiales » avec leur « aspect totalitaire » (Heidegger, 1973, p. 106), puisqu’en un monde où toute finalité a disparu, où le seul objectif, si l’on ose dire, est l’accroissement de la domination pour la domination, la perte du sens et l’extension planétaire des conflits vont de pair.
En ce sens, on pourrait dire qu’aux yeux de Castoriadis, les interprétations du totalitarisme classique en restent à l’analyse du devenir-monde des deux premiers visages de l’oubli de la différence ontologique et, qu’en vérité, le régime soviétique a cessé d’être porté par une métaphysique traditionnelle pour réaliser parfaitement ce que Heidegger désigne comme le monde de la technique. En d’autres termes : l’URSS a cessé d’être une « idéocratie » pour devenir une « stratocratie » dont la seule [150] visée est « la force brute pour la force brute », soit : la volonté de volonté comme forme inédite d’impérialisme planétaire.
De là la cohérence d’ensemble des thèses philosophiques contenues dans Devant la guerre :
1. Si la vérité de l’urss est bien la volonté de volonté, « on ne peut parler d’idéologie » et « le terme forgé ces dernières années d’ « idéocratie » est à la fois vide et catastrophiquement trompeur » car aujourd’hui « le communisme c’est, de toute évidence… le règne de l’absence totale de toute « idée » », « la seule « idée » qu’on y trouve » étant « la visée de la domination universelle par la force brute » (Castoriadis, 1981, pp. 230-231 ; cf. pp. 226, 227, 232, 251, 255, etc.).
2. L’écroulement de l’idéologie au sens traditionnel et l’émergence de cette nouvelle structure impliquent alors inévitablement, sur le plan institutionnel et politique, un renversement des rôles occupés respectivement par l’armée et le Parti. « La force au service de rien : la’force au service d’elle-même, la force qui s’est dotée d’une deuxième force la poussant à son extension sans limite » (ibid., p. 222) trouve sa naturelle expression dans l’armée, tandis que le Parti, ancien garant de l’idéologie « classique », se voit, au fur et à mesure que dépérit cette idéologie, relégué au second plan : « … L’empire russe, en tant qu’empire, ne s’appuie pas… sur l’« idéologie » ni sur les structures politiques du Parti totalitaire en faillite. L’armée russe… n’est pas ultima ratio, elle est le fondement, le seul, du pouvoir des pc » (ibid., p. 221).
Enfin, dans ces conditions, le régime ouvre la possibilité d’un nouveau type de guerre, d’une guerre qui, à la différence de toutes celles qui ont existé dans la modernité, n’est pas, finalisée vers des objectifs extérieurs à elle, mais qui trouve en elle-même, c’est-à-dire dans l’accroissement de la puissance de ceux qui la font pour la puissance, son mobile et sa fin : « … la guerre de tous contre tous a toujours été tissée… avec l’institution globale de la société, de telle sorte que son déroulement était en fait au service d’objectifs sociaux… tandis qu’ici, dans le cas russe, elle ne sert que… la survie (bureaucratique) de Vindividu bureaucrate » en tant qu’exemplaire ou incarnation de la volonté de volonté (ibid., p. 243). De là, la nécessité, selon C. Castoriadis, de fournir une interprétation également nouvelle de l’impérialisme soviétique et, notamment, de sa pénétration dans le Tiers Monde.
Nous n’entreprendrons pas de discuter ici les thèses de C. Castoriadis. Une question, cependant, doit retenir notre attention : quelle est la portée de la rupture ainsi introduite par rapport aux interprétations du totalitarisme classique en termes d’idéologie, et en particulier, par rapport à Arendt ?
En un sens, on pourrait dire, avec C. Castoriadis lui-même, que cette rupture est radicale, et qu’il est permis d’opposer presque terme à terme la réalité soviétique telle que la voyait Arendt à celle que décèle ou croit déceler aujourd’hui l’auteur de Devant la guerre (cf. sur ce point Raynaud, 1983, p. 261, qui rapporte les propos tenus par Castoriadis au sujet du Système totalitaire au cours d’un débat radiophonique avec J. Ellul) :
[151]
- la terreur stalinienne, proprement délirante, a disparu au profit d’une gestion rationnelle de la répression ;
- le régime ne poursuit plus d’objectifs grandioses (la production d’un homme nouveau), mais simplement l’accroissement de sa puissance militaire ;
- la construction fictive de la réalité fait place à un grand réalisme dans la considération des rapports de force ;
- le projet d’une mobilisation totale des masses cesse ainsi purement et simplement d’exister.
Pourtant, la rupture avec les analyses classiques nous semble, en un autre sens, moins importante que ne le laisse supposer C. Castoriadis. Deux points de convergence essentiels se laissent en effet repérer avec les analyses d’Arendt :
Tout d’abord, comme Castoriadis, Arendt fait cesser l’existence du totalitarisme idéocratique à la mort de Staline et, comme lui, considère qu’après 1953 l’urss entre dans une période nouvelle même si, cela va de soi, l’interprétation de cette nouveauté est sensiblement différente chez ces deux auteurs (cf. sur ce point, Raynaud, 1983, pp. 263-264).
Ensuite, il est très excessif d’accuser les interprètes « classiques » d’avoir, en introduisant la notion d’idéologie, cédé à l’illusion « catastrophique » que le régime soviétique était animé par des Idées. Dès 1951, en effet, Arendt qui, elle aussi, avait largement utilisé pour son interprétation les thèses heideggeriennes sur la technique, décelait dans l’idéologie la disparition de l’idée au profit de la logique, dès lors par définition purement instrumentale ( = technique) : « Il est dans la nature même des politiques idéologiques que le contenu même de l’idéologie (la classe laborieuse ou le peuple allemand) qui fut à l’origine de l’ « idée » (la lutte des classes comme loi de l’histoire ou la lutte des races comme loi de la nature), soit dévoré par la logique avec laquelle l’ « idée » est mise à exécution » (Arendt, 1972 a, p. 222). En d’autres termes, Arendt voyait déjà dans l’idéologie comme volonté délirante le passage inévitable à la volonté de volonté, donc, pour reprendre une formule que C. Castoriadis emprunte lui-même à Heidegger, l’amorce d’un monde de « l’absence totale de sens » (Entretien avec J. Ellul, cité par Ph. Raynaud, loc. cit., p. 243. Sur l’analyse heideggerienne de la « parfaite absence de sens » comme effet inévitable de la vision technicienne du monde, cf. Heidegger, 1971, p. 19 s.).
5. Un régime nouveau est-il explicable ?
Quoi qu’il en soit de ces divergences d’interprétation, la plupart des auteurs qui tentent une analyse des régimes totalitaires en termes de philosophie politique s’accordent sur un point : la nouveauté radicale, le caractère absolument inédit de ce régime. Il n’est pas inutile de souligner que la « constatation » de cette nouveauté n’a pas un caractère simplement factuel : elle est, au plus profond, indissolublement liée au choix d’une interprétation en termes politiques, le propre des interprétations marxistes, qui, en dernière instance, fondent le politique sur l’économique, étant en [152] revanche d’introduire une vision continuiste de l’histoire, en laquelle les événements s’enchaînent les uns aux autres par un nexus causal (cf. 3 : « L’impuissance du marxisme »).
De là l’unanimité des philosophes politiques, au-delà de leurs discussions, sur la différence radicale qui sépare les régimes totalitaires des formes précédentes de dictature, de despotisme ou de tyrannie.
Nous n’en donnerons ici que les principaux indices :
- a. H. Arendt
Ce qu’il importe de remarquer, avant toute chose, c’est que « les moyens de la domination totale ne sont pas seulement plus radicaux, mais que c’est le totalitarisme qui diffère par essence des autres formes politiques que nous connaissions… » (Arendt, 1972 a, p. 202 ; cf. aussi, ibid., p. 13). Cette différence, si l’on cherche à la préciser, réside en ceci que le totalitarisme « fait éclater l’alternative même sur laquelle reposaient toutes les définitions de l’essence des régimes dans la philosophie politique : l’alternative entre régimes sans loi et régimes soumis à des lois, entre pouvoir légitime et pouvoir arbitraire » (ibid., p. 205). En effet, le totalitarisme n’est nullement un régime sans loi où le pouvoir serait « monopolisé par un homme » (ibid., p. 204), comme dans le despotisme classique, car, à n’en pas douter, il prétend bien, tout au contraire, tirer sa légitimité de la référence à des lois (aux lois de l’histoire dans le stalinisme, à celles de la biologie dans le nazisme). Mais cependant, la légalité à laquelle il renvoie n’a plus rien de commun avec les formes de légalité traditionnelles : les lois qui l’animent sont en effet des « lois de mouvement » qui ne tolèrent aucune permanence et sont sans cesse susceptible d’être modifiées pour les besoins de telle ou telle cause, sans qu’aucune transcendance ne permette même de mesurer le changement : ainsi, « le terme de loi… change de sens : au lieu de former un cadre stable où les actions et les mouvements humains peuvent prendre place, celle-ci devient l’expression du mouvement lui-même » (ibid., p. 209).
- b. A. Besançon
Dans le but d’approfondir les analyses proposées par R. Aron dans Démocratie et totalitarisme, A. Besançon constate également l’impossibilité de faire entrer les régimes totalitaires dans les classifications traditionnelles de la philosophie politique : « Le régime soviétique se dérobe avec agilité aux classifications d’Aristote et de Montesquieu » (cf. « Des difficultés de définir le régime soviétique », in Besançon, 1980, p. 135). Dans la classification d’Aristote, en effet, le propre des régimes dégradés auxquels on pourrait être tenté de comparer le régime soviétique « est qu’ils n’ont en vue que l’intérêt personnel des dirigeants, le seul intérêt des indigents dans la démocratie, des riches dans l’oligarchie, du monarque dans la tyrannie » (ibid., p. 136). Or, selon A. Besançon, le régime soviétique n’est, au sens péjoratif qu’Aristote donne à ces termes, ni une démocratie (les indigents n’y ont guère gagné, l’État s’étant « réservé la nue-propriété de presque tout et progressivement… l’usufruit », ibid., p. 137), ni une oligarchie (ce que démontrent à l’évidence les grandes purges : malgré certains avantages matériels qu’il procure à une couche sociale particulière, on ne peut appeler « oligarchique un régime… où l’oligarchie en corps [153] semble parfois, comme en 1937, sur le point de périr exterminée », ibid., p. 139), ni enfin une tyrannie (car, si la norme est ici le léninisme, il est clair que Lénine n’a pas gouverné dans le sens de son intérêt particulier mais « au nom de son idée du bien commun… Le tyran aristotélicien est intéressé ; le secrétaire général ne l’est pas », ibid., p. 140). Le régime soviétique ne correspond pas davantage aux classifications de Montesquieu, et notamment au « despotisme asiatique » qui fait régner la terreur et l’arbitraire le plus total. Car, ainsi que le montre A. Besançon en une argumentation qui rejoint tout à fait celle de Arendt, dans les empires asiatiques « les corps n’avaient pas été anéantis ; ils n’étaient pas nés… En urss, au contraire, l’atomisation de la société civile est l’objet d’une politique délibérée » (ibid., p. 142) dont l’effet est bien évidemment un type de terreur inédit. Au regard des grandes typologies politiques de la philosophie classique, la conclusion s’impose donc au sujet du totalitarisme : « La bête est nouvelle » (ibid., p. 143).
On pourrait aisément montrer comment C. Lefort, dans une analyse qui nous semble sur ce point également assez proche de celle de Arendt, parvient lui aussi à ce même constat que la comparaison avec le despotisme classique éclaire « par contraste les aspects absolument neufs du régime forgé par le stalinisme » (Lefort, 1976, p. 27 ; cf. également pp. 174-175), tandis que, de son côté, C. Castoriadis multiplie les formules soulignant « la nouveauté, l’originalité du phénomène », « ce qui est en train de se créer sous nos yeux » n’étant rien de moins qu’ « un nouveau type historique de société nouveau dans ses significations (…), nouveau dans son mode d’institution concret et dans le type d’institution qui apparaît ainsi » (Castoriadis, 1981, p. 281).
Comme nous l’avons déjà suggéré, la « constatation » de la nouveauté radicale des systèmes totalitaires (peu importe, en l’occurrence, qu’on les interprète comme stratocratie ou idéocratie) est en son fond l’effet d’un choix anti-économiste, d’un choix en faveur d’une interprétation de ces systèmes qui accorde au politique une dimension irréductible à toute autre instance sociale.
Or, cette « constatation », en apparence claire et salutaire, pose en réalité, sur un plan purement épistémologique, trois difficultés redoutables, rarement thématisées cependant par les auteurs de ces interprétations :
1. La première difficulté est fort simple à formuler (sinon à résoudre) : n’est-il pas contradictoire de prétendre que ces régimes sont radicalement nouveaux et de tenter cependant d’en produire une explication ? Expliquer un phénomène, ou, pour reprendre le titre du livre de Arendt, chercher les Origines du totalitarisme, n’est-ce pas, qu’on le veuille ou non, en « rendre raison » ? Et qu’est-ce que « rendre raison » si ce n’est, une fois encore, utiliser le principe de causalité dont on sait par ailleurs qu’il est un facteur de nexus, de continuité et que, en tant que tel, il élimine par définition l’idée même de nouveauté (en rattachant le nouveau à l’ancien). (Nous verrons plus loin que le problème, malgré l’apparence, est loin d’être un faux problème et qu’il cache une difficulté philosophique dont il n’est pas certain qu’elle soit pleinement surmontée par les interprétations politiques du totalitarisme.)
[154]
2. Mais il y a plus : chacun s’accorde à reconnaître (même Castoriadis, cf. par exemple, Castoriadis, 1975, p. 81), que l’historicisme soit : la position du principe de raison comme universellement valable dans le champ de l’histoire est une des composantes intellectuelles du totalitarisme. Comment dès lors utiliser ce même principe de raison pour rendre compte de l’émergence du phénomène totalitaire, sans entrer dans un cercle ? Bref : comment expliquer le totalitarisme sans recourir à ce que, semble-t-il, on dénonce comme l’une de ses origines « intellectuelles » ?
3. Dira-t-on qu’il ne s’agit pas d’expliquer le totalitarisme, d’en chercher la ou les causes, mais seulement d’en produire une interprétation, que la visée n’est pas ici scientifique, mais herméneutique, qu’on ne tend pas à rendre raison de faits, mais à dégager un sens ? Il est d’abord douteux qu’une telle distinction soit tenable (nous verrons dans ce qui suit qu’aucune analyse du totalitarisme ne parvient en réalité, et c’est inévitable, à s’en tenir au seul statut d’une herméneutique), mais elle pose encore à l’évidence une troisième question, également difficile : comment articuler le modèle interprétatif élaboré avec le travail de l’historien qui s’attache à décrire la montée du nazisme ou la réalité des grandes purges ? Bref : comment penser les rapports du fait et du sens, de l’ « explication » et de la « compréhension » pour utiliser un vocabulaire weberien, en admettant même ce qui est déjà caricatural que la science historique relève de l’explication et la philosophie politique (l’herméneutique) de la compréhension ?
Si on laisse de côté pour des raisons que nous avons indiquées le cas des lectures marxistes du stalinisme et du nazisme, pour nous borner à envisager alors des interprétations politiques, il nous semble que, face à ces trois questions, deux attitudes fondamentales se dessinent :
1. L’une est celle que l’on pourrait nommer phénoménologique et qui est au mieux illustrée par les travaux de Arendt (dans une certaine mesure aussi par ceux de C. Lefort et C. Castoriadis). Afin d’éliminer toute contamination avec l’objet qu’elle cherche à comprendre, Arendt prétend, conformément aux présupposés de la phénoménologie heideggerienne, renoncer dans le champ social-historique à toute forme d’explication causale : « La nouveauté est le domaine de l’historien… cette nouveauté peut être défigurée si l’historien, insistant sur la causalité, prétend pouvoir expliquer les événements par un enchaînement causal qui les aurait en dernier ressort provoqués… À vrai dire, la causalité est une catégorie aussi trompeuse qu’étrangère dans le cadre des sciences historiques » (Arendt, 1980, p. 76). Le corollaire de cette thèse est nécessairement l’idée que le réel historique est radicalement inexplicable, incompréhensible, et que c’est l’ « infiniment improbable qui constitue la texture même de ce que nous disons réel », « toute notre existence », loin de présenter la belle continuité rationnelle que garantit le nexus causal, reposant « après tout, pour ainsi dire, sur une chaîne de miracles » (Arendt, 1972 b, p. 220). Ainsi, peut conclure Arendt, « c’est à cause (sic) de cet élément du miraculeux présent dans toute réalité, que les événements, aussi précisément que nous les fassent prévoir la crainte ou l’espoir, nous laissent toujours sous le coup de la surprise [155] lorsqu’ils se produisent » (ibid.). Or, il est clair qu’une telle argumentation (« c’est à cause de », nous dit Arendt) soulève au moins deux difficultés que nous nous bornerons ici à mentionner : d’une part, sur un plan théorique, la destruction du principe de causalité, si elle évite effectivement l’historicisme, risque de nous plonger dans un irrationalisme absolu, irrationalisme au niveau duquel (fort heureusement d’ailleurs) Arendt elle-même ne saurait se maintenir (puisqu’elle cherche bien, quoi qu’elle en dise, les causes, sinon la cause du totalitarisme, par exemple dans l’atomisation des masses, leur mobilisation totale par l’idéologie, etc.). D’autre part, sur un plan éthique, une telle pensée de l’événement comme « surgissement inouï », comme « miracle de l’Être » (expression que Arendt emprunte à Heidegger), a pour effet de soustraire l’histoire, non seulement à une quelconque rationalité naturelle (Marx) ou idéale (Hegel), mais bien aussi à la volonté des hommes : comment, dans de telles conditions, ne pas renoncer à toute perspective critique sur le phénomène totalitaire ? De quel droit et au nom de quoi s’élever contre une réalité qui, en tant que « miracle de l’Être », est tout aussi inéluctable (« destinale ») que l’est une étape de l’histoire dans l’historicisme rationaliste que l’on a dénoncé ? On pourrait aisément montrer que ces deux difficultés se retrouvent dans toutes les interprétations phénoménologiques du totalitarisme : nous n’en prendrons ici qu’un exemple, dans le livre, par ailleurs remarquable, de C. Lefort. On y lit, en effet, conformément à la critique de l’historicisme qu’impose le point de vue phénoménologique, qu’ « en vain voudrait-on, pour rendre raison de la singulière aventure du totalitarisme stalinien, invoquer l’idée de la nécessité d’une phase de transition… » Une telle proposition, on l’aura compris, vise le marxisme. Et pourtant, une fois décrite la logique politique du totalitarisme, C. Lefort semble parfois renouer avec cette nécessité causale dont il percevait avec tant d’acuité les méfaits au sein du marxisme : ainsi trouve-t-on dans son livre une véritable déduction des camps, de l’ « égocrate », de la forme précise que revêtent les grands procès staliniens, etc., de sorte que C. Lefort peut écrire (sans que l’on comprenne le statut épistémologique d’un tel énoncé) : « La terreur retournée contre les bureaucrates, ce phénomène m’a paru depuis longtemps correspondre à une nécessité du développement de la bureaucratie » (Lefort, 1976, p. 47 ; cf. également, sur ce retour de la « nécessité » causale dans une problématique qui prétendait l’exclure, ibid., pp. 52, 64, 68, 70, 77, 110, etc.). Et sur un plan éthique, que la terreur soit considérée comme une nécessité ou un miracle, on ne voit pas quelle signification pourrait avoir une quelconque dénonciation du phénomène totalitaire. Pour être plus clair encore : dans cette perspective, il devient, au mieux si l’on ose dire, semblable à une catastrophe naturelle, de sorte que le point de vue phénoménologique, contrairement à sa visée initiale, ne parvient pas davantage que l’historicisme rationaliste le plus exacerbé à distinguer le monde de la nature de celui de l’esprit. Bien plus, déduisant du « modèle totalitaire » (si l’on veut, de la « logique du totalitarisme ») des phénomènes historiques précis, concrets, il risque sans cesse de commettre, comme l’historicisme qu’il critique pourtant, une confusion du réel et de l’idéal.
2. De là, nous semble-t-il, la seconde attitude à l’égard des difficultés évoquées, attitude qui se trouve illustrée dans les interprétations du totalitarisme qui prennent [156] comme horizon épistémologique, non la phénoménologie, mais les philosophies critiques de l’histoire, dont l’origine remonte au kantisme et que l’on trouve appliquées aux sciences humaines, dans les Essais sur la théorie de la science de M. Weber. Il s’agit et cela est, par exemple, très perceptible dans la lecture aronienne du totalitarisme non de détruire la causalité, de la déclarer rigoureusement illégitime dans le champ des sciences sociales, mais de la limiter. Il nous est évidemment impossible de développer ici le sens philosophique d’une telle limitation. Bornons-nous à remarquer qu’elle consiste essentiellement à « désontologiser » le principe de causalité : pour le criticisme, l’erreur de l’historicisme comme de la phénoménologie est de poser que le principe de raison est un principe qui se trouve incarné ou non dans le réel de sorte que c’est le réel lui-même qui est pensé comme causal ou miraculeux. Du point de vue critique en revanche, ce n’est pas la réalité elle-même qui est ou non « logique », mais le principe de raison n’est qu’une méthode scientifique (ou philosophique, selon le champ envisagé) qui permet, dans une mesure toujours limitée (l’homme est un être fini, il ne peut tout saisir), de donner sens au réel. Dans ces conditions, il sera possible au sociologue ou au philosophe : i) de produire une explication partielle, sans cesse améliorable (notamment en fonction des progrès de l’historiographie), du phénomène totalitaire, sans pour autant céder à l’historicisme et, 2) de distinguer nettement entre le type idéal du totalitarisme et la réalité historique du totalitarisme. C’est en ce sens, nous semble-t-il, qu’il faut comprendre l’interprétation aronienne dont la simplicité, voire parfois la banalité, ne sont qu’apparentes. Ainsi R. Aron posera-t-il très clairement : 1) que la réalité du totalitarisme est partiellement explicable, mais que et c’est là l’essentiel ce caractère partiel de l’explication ne tient pas seulement à notre ignorance humaine, mesurée par rapport à l’idée d’une connaissance achevée en soi, mais bien à la finitude radicale de l’homme : « Les événements ne découvrent qu’un déterminisme aléatoire, lié non pas tant à l’imperfection de notre savoir qu’à la structure du monde humain » (Aron, 1955, p. 230) ; « La connaissance n’est pas achevée, non parce que l’omniscience nous manque, mais parce que la richesse des significations s’inscrit dans l’objet » (ibid., p. 223) ; 2) dès lors, il conviendra de distinguer soigneusement le type idéal construit par la philosophie politique, de la réalité historique : « Il est possible de comprendre, écrit Aron, non pas la grande purge elle-même ou le terrorisme aux dépens des membres du Parti, mais la possibilité de ces phénomènes » (Aron, 1965 a, p. 296). De là la thèse aronienne selon laquelle, pour passer du type idéal à l’histoire, « du potentiel à l’actuel » il convient d’ajouter aux interprétations « non le culte de la personnalité, mais l’intervention de la personnalité…, quelque chose d’unique, un homme, Staline lui-même » (ibid., p. 300). Chacun aura reconnu ici l’articulation weberienne de la sociologie et de l’histoire. Il va de soi que rien n’interdit à quiconque, selon sa sensibilité politique, de contester tel ou tel aspect des thèses aroniennes ou des conséquences pratiques qu’Aron lui-même a pu en tirer ; ce qui importe ici, sur un plan méthodologique, c’est la mise en évidence d’une telle articulation qui permet de réintroduire la possibilité : a) de produire des explications dans le champ de l’histoire sans verser dans l’historicisme ; b) de porter des jugements éthiques sur le phénomène totalitaire, puisqu’il n’échappe plus intégralement à l’intervention des hommes ; et c) de distinguer nettement [157] entre les sciences de la nature et les sciences historiques où la liberté humaine, sans dissoudre toute signification, rend l’avenir, pour une large part, imprévisible.
Ainsi conçue, la théorie politique qui vise l’élaboration, à la fois sociologique (au sens weberien) et philosophique d’un type idéal du totalitarisme offre l’intérêt de s’ouvrir au champ des recherches historiques : chacun sait que c’est dans ce domaine que l’analyse des phénomènes totalitaires a les chances les plus grandes de progresser aujourd’hui. Les débats qui, en Allemagne, divisent actuellement les historiens, marxistes, libéraux ou systémistes, sur le nazisme en témoignent suffisamment (cf. Le Débat, n° 21, septembre 1982), de même que les divers travaux des soviétologues (cf. notamment, Rittersporn, Libre, n° 4, 1978). Mais il n’est nullement permis d’en conclure que la science historique rende superflue la quête sans cesse renouvelée d’un type idéal spécifique du totalitarisme : la mise en évidence, par l’analyse empirique concrète, dans l’évolution du nazisme et du stalinisme, de tensions internes au système, voire d’une pluralité de courants s’affrontant au sein d’un parti unique, ne saurait notamment autoriser la conclusion, absurde au regard de toute théorie politique cohérente, qu’il n’y a qu’une différence de degré entre le pluralisme institué de la démocratie, quelles qu’en soient les contradictions ou les fragilités et les inévitables déchirements d’un régime qui, au mépris de toute réalité, prétend, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, parvenir à la suppression complète des divisions sociales.
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[1] Pour l’étude de tels développements, cf. notamment J.-P. Faye, Langages totalitaires, Paris, Hermann, 1972.
[2] Cf. aussi la section 3 du présent chapitre.
[3] Sur l’idée révolutionnaire comme composante de l’idéologie totalitaire, cf. le numéro d’Esprit intitulé « Révolution et totalitarisme », septembre 1976.
[4] Signalons qu’une telle comparaison a déjà été menée par Ph. Raynaud, dans son article Stratocratie ou idéocratie (paru in Pisier-Kouchner, 1983).
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