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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Penser le nazisme. Éléments de discussion. (2007)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Hamania Alain AMAR, Thierry FERAL, MIchel GILLET, Jérôme MAUCOURANT, Penser le nazisme. Éléments de discussion. Paris: Les Éditions L'Harmattan, avril 2007, 179 pp. Collection “Allemagne d'hier et d'aujourd'hui.” Une édition numérique réalisée avec le concours de Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean, Québec. [Autorisation accordée par l'auteur le 23 septembre 2019 de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales. Et un grand merci à Michel Bergès, historien des idées politiques pour toutes ses démarches auprès de l'auteur pour que nous puissions diffuser cette oeuvre.]

[7]

Penser le nazisme.
Éléments de discussion.

Avant-propos

Face à une tragédie aussi profondément destructrice que le fut le nazisme — dans tous ses aspects individuels et collectifs, les déportations et éliminations de populations entières, l'occupation militaire des territoires, les innombrables exactions commises —, la réaction initiale fut le silence.

Cependant, ce silence ne fut pas le même pour tous. Silence coupable des politiques et des gouvernants (par exemple Daladier et Chamberlain lors de la « reculade » de Munich en 1938) [1] ; silence d'Eugenio Pacelli, devenu Pie XII, et de l'Église catholique dans ses positions officielles [Voir le texte de la longue note 2; silence des victimes.

Pour ces dernières, ce fut non par résignation, mais par sidération. En effet, l'horreur paralyse, empêche d'agir, mais aussi de penser. Les nazis ont bien failli réussir quand ils disaient aux détenus pris avec des documents qu'ils tentaient de faire passer hors des camps : « À quoi bon ? C'est du temps perdu ! Personne ne vous croira si jamais vous en réchappez ! » Or c'est pratiquement ce qui s'est produit. Les rescapés n'ont pas pu écrire immédiatement après leur libération [Voir le texte de la longue note 3].

[8]

Parmi eux, Primo Levi a relaté avec douleur et précision les techniques nazies visant à déshumaniser les individus. Les brutes SS avaient pour objectif d'humilier, d'anéantir, de détruire, de traiter en objets les êtres auxquels ils déniaient toute valeur, si mimine fût-elle. Et surtout, ils espéraient empêcher les détenus de penser ! À quoi pouvait penser un détenu dans un camp d'extermination sinon à manger, à tenter de survivre, du moins pour certains, tandis que pour d'autres la résignation annonçait une mort qu'ils estimaient sans doute préférable à une caricature de vie (cf. A. Henry).

Le cheminement intime permettant de se représenter le non représentable est voisin — sans qu'il soit ici question de comparer car l'horreur est « en prime » —, de l'itinéraire psychanalytique. Une des différences fondamentales est l'existence du libre choix dans le commencement d'une cure analytique. Il n'en a rien été dans le cas des déportés. Dans la partie la plus intime de l'individu vont se mettre en marche des processus d'élaboration et peut-être d'écriture ou au moins d'expression dans les meilleurs des cas. Qu'en est-il, qu'en sera-t-il de ceux qui n'ont pas pu ou qui ne peuvent pas entamer ce douloureux mais salvateur itinéraire ?

Les psychanalystes utilisent souvent le terme peu élégant d'après-coup pour évoquer le post-événement. Je suggère pour ma part le différé. Cette indispensable période où l'indicible est différé, comme suspendu, permet parfois une réappropriation d'une partie de ce qui a été vécu de façon particulièrement traumatique.

Je profite de l'occasion pour dénoncer et déplorer l'utilisation souvent aberrante des cellules psychologiques actuelles en cas de crise, d'enlèvement, d'attaque terroriste. Il faut du temps pour « digérer » un événement tragique et il n'est pas question qu'une armada de psychologues ou auxiliaires de santé se jette sur les victimes rescapées, à la recherche d'une expression immédiate. Et tant pis si le récit [9] ultérieur comporte des lacunes, voire des inexactitudes... Cela vaut mieux qu'un quasi viol de conscience qui vient aggraver le traumatisme...

« Penser le nazisme » est à la fois ambitieux et nécessaire. Un de mes confrères, provocateur né, pour éprouver la simple satisfaction de faire ce qu'il croit être un « bon mot », évoque souvent le « droit à l'oubli » face au « devoir de mémoire ». Or, ce « droit à l'oubli » ne nous appartient pas, à nous qui sommes nés après. Il n'appartient qu'aux survivants qui sont dans l'impossibilité de dire ce qu'ils ont vécu. Pour nous, qui avons la chance de faire partie des générations ultérieures, le devoir de mémoire prime.

Le philosophe Theodor Wiesengrund Adorno, exilé aux USA durant la période hitlérienne, a déclare lors d'une intervention à l'université de Francfort-sur-le-Main en 1949 (cf. Richard) : « Après Auschwitz, écrire un poème est barbare, et la connaissance exprimant pourquoi il est devenu aujourd'hui impossible d'écrire des poèmes en subit aussi la corrosion ». Cette réflexion a trop souvent été prise au pied de la lettre et, si on se situe à l'époque où elle a été formulée, on peut parfaitement le comprendre. Un temps de réflexion est nécessaire après une telle abomination. Mais il aurait été grave que l'« anathème » d'Adorno ait perduré car il aurait constitué une sorte d'arrêt de mort pour toute création et en cela aurait « donné presque raison » aux nazis dans leur volonté de détruire. Personnellement, je considère au contraire que l'amorce d'une création à nouveau balbutiante puis plus « mature » a été le signe évident et salutaire de reprise de la vie (cf. Feral [1]), ce qu'ont très certainement voulu les déportés qui résistaient comme ils le pouvaient à la barbarie nazie D'ailleurs Adorno précisera en juillet 1967 dans la Süddeutsche Zeitung : « La phrase selon laquelle on ne peut plus écrire de poèmes après Auschwitz n'est pas à prendre [19] telle quelle, mais il est certain qu'après cela — parce que cela a été possible et parce que cela reste possible dans l'infini — ne peut plus être présenté aucun art divertissant » (cit. in Richard).

Penser le nazisme ? Pourquoi ? N'y a-t-il pas eu de nombreux autres massacres dans l'histoire ?, me suis-je vu fréquemment opposer, non sans colère et indignation. Des massacres, oui, bien sûr, l'histoire de l'humanité en regorge. Mais aucun « système » destructeur n'a atteint l'intensité de la barbarie nazie. Seuls les nazis ont éliminé de façon industrielle, organisée, systématique, froide, consciente, taylorisée, des individus en raison de leur soi-disant « infériorité biologique » ou de leur appartenance « ethnique » (sans que ce terme soit bien significatif, mais je n'en trouve pas d'autre, me refusant à utiliser le mot « race » qui n'a sa place que dans les élevages de bovins ou de chevaux !).

Expliquer ne signifie nullement justifier, bien au contraire. Penser ne veut pas dire ressasser ou ruminer. Penser, c'est essayer d'élaborer. Penser consiste à tenter de comprendre — sans admettre — l'inacceptable, afin de ne pas se trouver devant un précipice, un vide confinant à un néant totalement destructeur. C'est aussi, en multipliant les contributions, faire barrage aux négationnistes et révisionnistes de tout poil qui éructent et « dégueulent » régulièrement leur haine dans certaines publications complices.

Il est possible que penser le nazisme soit une gageure. En effet, le fait d'accoler deux vocables aussi incompatibles est-il admissible ?

Les auteurs de cet essai en sont convaincus, car vouloir donner du sens — et non une justificationau passé est une façon très prévoyante de construire l'avenir.

[11]

NOTES de l’avant-propos

Note 2.

Il faut rappeler que Eugenio Maria Giuseppe Pacelli (1876-1958), avait été nommé en 1917 nonce apostolique en Bavière par le pape Benoît XV, Munich étant à l'époque la seule représentation du Vatican pour l'Allemagne. Lors des troubles révolutionnaires de 1918, il est menacé physiquement et présentera un syndrome dépressif. En 1920, il inaugure la nonciature de Berlin. Cardinal en 1929, il devient, en tant que secrétaire d'État, le bras droit de Pie XI. Surnommé en Italie « Tedesco » (l'Allemand) en raison de ses relations avec les dirigeants du Reich, il signe le 14 juillet 1933 un concordat avec le régime nazi, Rome misant sur Hitler pour briser le « marxisme ». Élu pape le 2 mars 1939, il prend le nom de Pie XII. Dès le déclenchement de la guerre, il s'efforce de tenir le monde catholique en marge du conflit : « Nous laisserons aux pasteurs en fonction sur place le soin d'apprécier si, et dans quelle mesure, le danger de représailles et de pressions [...] conseillent la réserve [...] afin d'éviter des maux plus grands. C'est l'un des motifs pour lesquels nous nous sommes imposés des limites dans nos déclarations » (www.wikipedia.org/wkl/Pie-XU). Farouchement anticommuniste, il argumente son attitude envers Hitler comme un moindre mal, la priorité étant d'empêcher le bolchevisme diabolique et destructeur de la religion d'étendre son influence néfaste. Pour ce faire, il n'avait pas hésité par le biais du Concordat lui-même à faire alliance avec le diable, ou tout au moins l'un de ses représentants. Il est pour le moins curieux que le chef de l'Église catholique ait pu pactiser avec l'enfer ! Des témoignages contradictoires lanceront la polémique quant au silence catholique face au nazisme. L'argument éculé régulièrement brandi par les prélats est le suivant : si Pie XII avait manifesté fermentent son opposition au Führer, il en aurait été victime ainsi que tous les catholiques ; cette attitude discrète aurait sauvé les catholiques, mais aussi des Juifs. Il n'en reste pas moins que si la voix de l'autorité pontificale avait été plus forte et plus exigeante, Hitler aurait été contraint de respecter certaines limites, alors que, en l'occurrence, on lui ouvrait un véritable boulevard : absence de réaction d'une des plus hautes autorités morales et, en conséquence, d'une grande partie des nations occidentales. Le silence de Pie XII a suscité souvent l'indignation. On mentionnera notamment la célèbre pièce de Rolf Hochhut, Le Vicaire (1963), adaptée au cinéma en 2001 par Constantin Costa-Gavras sous le titre Amen, ainsi que : J. Cornwell, Le Pape et Hitler ; D. Kertzer, Le Vatican contre les Juifs ; J. Favret-Saada et J. Contreras, Le Christianisme et ses Juifs, qui prend tout son sens au moment où l'actuel pape, Benoît XVI, réhabilite les adeptes de Mgr Lefèvre qui veulent réviser fondamentalement les acquis de Vatican II ; voir également G. Besier et F. Piombo, Der Heilige Stuhl und Hitler-Deutschland, ainsi que L. Richard, Nazisme et barbarie.


Note 3.

Poèmes, récits, témoignages, dessins ont été les moyens d'expression de certains déportés ; Des réalisations ont pu être menées à bien dans les camps et sauvées de la destruction (cf. Feral [2], pp. 92 et 111) ; parvenues à l'extérieur, elles constituent des preuves flagrantes de l'abomination nazie, mais bon nombre n'ont pas eu cette chance. Pour d'autres déportés, il aura fallu longtemps pour parvenir à s'exprimer. Il est impossible de mentionner tous les témoignages qui ont pour fonction de sauvegarder la mémoire et de transmettre le relais aux jeunes générations. Je retiendrai l'exemple de Jorge Semprun (né en 1923 à Madrid, rescapé de Buchenwald) qui — outre Le Grand voyage, un texte fort, grave et essentiel — a publié un ouvrage intitulé L’Écriture ou la vie, dans lequel il démontre à quel point l'alternative fut cruelle : ou bien vivre et renoncer à l'expression immédiate, ou bien témoigner à chaud et être embarqué dans une spirale mortifère, Semprun a précise dans un article du Monde des débats (mars 2003) : « Pour moi, rien des camps n'est indicible. Le langage permet tout. Mais c'est une écriture interminable, jamais achevée, parce qu'une œuvre ne peut donner par elle-même plus qu'une sorte d'allusion à des fragments de la réalité. Il faut toujours trouver des laçons de suggérer, de faire comprendre les choses ». Je citerai également l'avocat international, Samuel Pisar, dont l’émouvant témoignage sur son séjour à Auschwitz, Le Sang de l'espoir, a paru en 1979, ainsi que le précieux cahier de notes et réflexions élaboré avec soixante de ses camarades déportés par Roger Foucher-Créteau sous le titre Écrit à Buchenwald. 1944-1945. Pour finir sur ce point, je souhaite également mentionner le film Sous le manteau, tourné clandestinement à l’Oflag XVII A, camp pour officiers prisonniers de guerre situé à Edelbach sur la frontière austro-hongroise, non loin de Döllersheim, à une centaine de kilomètres de Vienne. Une brochure à ce sujet a été écrite par Robert Chistophe. Mon beau-père, Marcel-Charles-Xavier Salagnac, officier dans le génie, a passé plus de quatre ans de sa vie en captivité dans cet Oflag. Le plus ardu fut de trouver les moyens de la réalisation de ce document d'une heure sur la vie quotidienne dans ce camp gigantesque renfermant plus de 5000 officiers et 800 hommes de troupe. La caméra, fabriquée sur place par d'ingénieux prisonniers ayant glané de quoi !a confectionner, fut dissimulée dans un faux dictionnaire Larousse. Il s'agissait d'un coffret en bois muni d'un volet camouflant l'objectif. La pellicule était envoyée de France dans des colis. Sachant que les Allemands procédaient à une fouille minutieuse des paquets et sondaient les saucissons en plongeant une dague en leur milieu, les bobines de 8 mm étaient intégrées aux extrémités. On utilisa aussi des dattes dénoyautées et des noix évidées puis soigneusement recollées. Je tiens ces détails de source sûre, en la personne de mon beau-père, dont le frère assurait l'envoi de pellicule. Après avoir été développés, les films étaient cachés dans des talons de galoches en attendant le jour où ils pourraient être montés et montrés. Quatorze bobines étaient achevées en mars 1945. À la libération du camp par les Soviétiques, les films furent remis à l'officier français de liaison du général de Lattre de Tassigny dans un « bouthéon » (sorte de gamelle) afin d'être mis à l'abri en France. Lorsque j'ai vu ce film, il y a une vingtaine d'années, j'ai ressenti une vive admiration devant le courage de ces hommes qui avaient risqué leur vie pour transmettre et empêcher l'oubli. Robert Christophe termine ainsi la présentation de sa brochure : « Sous le manteau, c'est la vérité sale, pouilleuse, tragique, et môme parfois comique, la vérité filmée sous la menace des représailles les plus imprévisibles. À ce titre, qu'il me soit permis de conclure en saluant ses principaux auteurs. Dans notre pauvre sphère d'Edelbach, ils ont bien mérité de la patrie ».

[12]

Références bibliographiques

Ayçoberry P., La Question nazie. Les interprétations du national-socialisme. 1922-1975, Paris, Seuil, 1979.

Besier G. et Piombo F., Der Heiliga Stuhl und Hitler-Deutschland Die Faszination des Totalitären, Munich, Deutsche Verlagsanstalt, 2004.

Biet P., Pie XII et la Seconde Guerre mondiale, Paris, Librairie Académique Perrin, 1999.

Bloch C, Le IIIe Reich et le monde, Paris, Imprimerie nationale, 1986.

Christophe R., Sous le manteau, Paris, Opta, sans date.

Cornwell J., Le Pape et Hitler. L'histoire secrète de Pie XII, Paris, Albin Michel, 1999.

Favret-Saada J, et Contreras J., Le Christianisme et ses Juifs. 1800-2000, Paris, Seuil, 2004.

Feral T. [1], « Préface », in S. Horen-Hornfeld, Comme un feu brûlant. Expérimentations médicales au camp de Sachsenhausen, Paris, L’Harmattan, 1999, pp. I-X.

[13]

Feral T. [2], La Mémoire féconde. Cinq conférences, Paris, L'Harmattan, 2003.

Foucher-Créteau R., Écrit à Buchenwald. 1944-1945, Paris. Boutique de l'Histoire, 2001.

Henry A., Shoah et témoignage. Levi face à Améry et Bettelheim, Paris, L'Harmattan, 2005.

Hochhuth R., Le Vicaire, Paris, Seuil, 1963.

Kertzer D., Le Vatican contre les Juifs. Le rôle de la papauté dans l'émergence de l'antisémitisme moderne, Paris, Laffont, 2003.

Levi P., Si c'est un homme, Paris, Julliard/Pocket, 1987.

Levi P., L'Asymétrie et la vie, Paris, 10/18, 2004.

Levi P., Rapport sur Auschwitz, Paris, Kimé, 2005.

Pisar S., Le Sang de l'espoir, Paris, Laffont, 1979.

Richard L., Nazisme et barbarie, Bruxelles, Complexe, 2006.

Semprun J., Le Grand voyage, Paris, Gallimard, 1963.

Semprun J., L'Écriture ou la vie, Paris, Gallimard/Folio, 1994.

[14]



[1] À ce sujet, on se reportera sans faute à la somme que représente le travail de Charles Bloch, Le IIIe Reich et le monde, Paris, Imprimerie nationale, 1986. Cf. également P. Ayçoberry, La Question nazie, Paris, Seuil, 1979, p. 33 sq.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 18 février 2020 9:09
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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