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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Numéro 29 de la revue Culture technique, “La normalisation technique”, 1994.
Raymond Frontard,
“Histoire de la norme”


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Raymond Frontard,“Histoire de la norme”, in Numéro 29 de la revue Culture technique, “La normalisation technique”, 1994, pp 19-27. Neuilly-sur-Seine, France: Centre de recherche sur la culture technique. [Autorisation accordée par le directeur général, Jocelyn De Noblet, de diffuser cette revue en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales. M. à Thierry Gaudin pour toutes ses démarches auprès du directeur général de la revue afin que nous puissions reprendre la diffusion de tous les numéros de cette revue.]

[19]

Raymond Frontard

Histoire de la norme.”

Un article publié dans la revue CULTURE TECHNIQUE, no 29, juillet 1994, pp. pp. 19-27. Numéro intitulé : “La normalisation technique”. Neuilly-sur-Seine : Centre de recherche sur la culture technique.

La Grèce antique avait codifié et dénommé vingt-sept formes de vases. Extrait de « La normalisation des emballages » par R. Frontard in Revue économique franco-suisse, n° 1, 1968.

[20]

La normalisation française est devenue assez consciente de sa maturité pour se complaire à l'occasion dans ses souvenirs de jeunesse. C'est toujours avec le même amusement que nous retrouvons dans les archives de ses débuts — quelque peu batailleurs —cette apostrophe d'Ernest Lhoste, alors directeur général de l'Afnor :

« Je ne comprends pas qu'on soit pour ou contre la normalisation. Ce n'est pas une fin en soi, c'est un instrument, un outil. Je suis pour le marteau si j'ai un clou à enfoncer. Je suis contre le marteau s'il doit servir à assassiner une rentière. »

Ce minuscule épisode d'un combat aujourd'hui dépassé mérite certes de lui survivre, mais ce n'est pas seulement pour son caractère pittoresque. Il va bien au-delà, et l'association qu'il propose du mot « norme » et du mot « outil » est plus actuelle que jamais.

C'est l'histoire de cet outil que nous allons tenter de raconter.

De l'instinct au concept,
du concept à l'action


Qu'on n'attende pas ici une collection bien étiquetée de faits et de dates, non plus qu'un obituaire de personnalités marquantes, non plus qu'une bibliographie ordonnée [1]. Il s'agit d'une tentative pour relier les uns aux autres, autour du concept de norme, des faits, des actes, des événements, des structures. Tout commence, comme il se doit, par une préhistoire.

Vieille comme le monde

Lorsque le normalisateur remonte aux sources de sa spécialité, il aime évoquer la présence du principe de norme aux origines même de l'univers. En créant le monde en six jours, en se reposant le septième, Dieu créa la semaine de sept jours et le repos hebdomadaire : deux normes qui ont fait une belle carrière.

Après quoi la nature continua à nous montrer le chemin de la discipline normalisatrice. Des éléments identiques sont assemblés selon certaines normes pour constituer les choses et les êtres. Rien n'est plus parfaitement normalisé que l'atome de carbone, la molécule de sucre, le cristal de neige. Les navets sont conformes à la norme « navet », la canine de l'homme à la norme de l'homme, qui n'est pas celle du chien. La mémoire génétique est une inimaginable collection de normes.

À leur tour, ces êtres vivants possèdent un instinct qui les pousse à agir selon certaines normes, à façonner ou à bâtir. Les rayons de la ruche, le cocon que file la chenille sont des exemples merveilleusement précis de normes industrielles.

L'homme et la normalisation

Quant à l'homme, il a reçu le pouvoir unique non seulement d'agir et de créer, mais de concevoir lui-même comment agir et quoi créer. Dégagé de la chaîne mais aussi du guide que constitue l'instinct animal, il peut certes agir sans but, créer au hasard. Mais sa dignité suprême, l'expression la plus haute de son génie, est de fixer de son propre chef des normes à son activité créatrice.

Aussi cesserons-nous d'apparenter aux normes les lois de la physique ou les manifestations de l'instinct afin de réserver ce mot aux règles essentiellement humaines, conventionnelles et collectives par lesquelles l'homme, agissant en tant que créateur, soumet sa part de création à un ordre conçu par sa raison.

Rétrécissant encore la définition, nous laisserons aux philosophes ce qu'ils appellent parfois les normes morales et sociales, ou aux dictatures l'art et la manière de mettre fin aux fièvres politiques par quelque « normalisation » musclée, pour nous en tenir aux applications matérielles et méthodologiques du principe de normalisation dans notre civilisation industrielle.

Cent mille ans de préhistoire

L'homme primitif donc, imitant la nature, s'est mis à normaliser sans le savoir en appliquant des règles pour fabriquer, se loger, s'armer, se nourrir.

Il a su — assez tard — créer des codes normalisés de langage et d'écriture pour transmettre aux âges suivants les règles ainsi établies. La statue du roi chaldéen Goudéa, porteuse d'un étalon de longueur et de normes de matériaux de bâtiments, orne le hall de l'Afnor.

Les civilisations se succédèrent, avec leurs styles architecturaux et mobiliers, avec l'emploi d'objets ou de signes si caractéristiques qu'aujourd'hui encore ils permettent d'identifier une origine et une époque. La normalisation suivait, faisant patiemment son petit bonhomme de chemin. Citons ici, en le condensant un peu, ce passage de Paul Valéry, dans Eupalinos :

« Il y a des outils admirables, [...] [qui] se sont faits d'eux-mêmes, en quelque sorte. L'expérience innombrable rejoint un jour l'idéal et s'y arrête. Les milliers d'essais de milliers d'hommes convergent lentement vers la figure la plus économe et la plus pure. »


Cent cinquante ans de protohistoire

Et puis, aux approches du XIXe siècle, tout bascula. La nouveauté, c'était le développement inouï des énergies domesticables, engendrant la civilisation mécanique. En créant, même sans le savoir, de plus en plus de normes, l'homme dégageait expérimentalement un fonds commun de méthodologie normalisatrice.

Le mouvement commença par quelques événements précurseurs. Au milieu du XVIIIe siècle, l'énorme puissance des bouches à feu appela le recours aux formes les plus avancées de l'art de l'ingénieur : de 1764 à 1788, Gribeauval publia ses Tables de construction des principaux attirails de l'artillerie, où l'on trouvait déjà les principes généraux d'interchangeabilité des éléments mécaniques.

[21]

Écriture cunéiforme : inscription de Nabuchodonosor.
Extrait de la Revue Encyclopédique. 1894.


Stèle monitoriale interdisant aux Gentils sous peine de mort
l'entrée du temple de Jérusalem. Extrait de Cosmos. 1887,


Les alphabets : normes millénaires. Alphabet géorgien, IIIe siècle.
Extrait des Langages de l’humanité, par M. Malherbe. Seghers. Paris 1983.


Alphabets de l'Inde. Extrait de l’Histoire de l'écriture dans l'Antiquité
par Philippe Berger, Paris 1894.

[22]

Un peu plus tard, en concevant le système métrique, en le soumettant à tous les raffinements d'une logique exigeante, en le dédiant « à tous les temps et à tous les peuples », la Révolution française préfigura, dès l'An VIII, ce qu'on pourrait appeler un humanisme de la technique. De cette « norme des normes » découla très vite une série métrique des formats de papiers destinée à remplacer un vieux format de Louis XV ; curieusement, elle échoua chez nous mais émigra en Allemagne, pour nous revenir en force, cent cinquante ans plus tard, sous le nom de « Série A ».

En 1841, l'ingénieur anglais Whitworth créa le système de filetages du même nom, dont l'usage se maintint jusque vers 1973. Puis vint en 1846 l'unification de l'espacement des rails, qui dure encore. En 1851, apparaissent des spécifications du bureau Veritas, concernant la construction et l'exploitation des navires. En 1898, un Français, Sauvage, fait adopter au Congrès de Zurich le filetage métrique international S.I.

Mais une caractéristique commune à toutes ces entreprises était d'aborder les problèmes en ordre dispersé. Faire des normes sans avoir réfléchi aux principes, aux contraintes, voire aux effets pervers de l'action normative était une entreprise pleine de risques. Le désordre mondial dans la visserie aura duré cent trente ans.

C'est pourquoi nous avons qualifié - non sans quelque outrance — de « protohistoire de la normalisation » cette longue période pendant laquelle des normalisateurs, de fait, ont pratiqué cette discipline sans se référer à un concept général qui, d'ailleurs, n'avait de nom dans aucune langue.

Survint alors, dans le vocabulaire anglo-saxon, le mot « standard ». L'année 1901 allait voir la fondation, à Londres, de l'Engineering Standards Committee.

Le standard, suivi de son équivalent, la norme, entrait ainsi dans l'histoire comme pilier d'une méthodologie qui allait conquérir ses lettres de noblesse.

Controverses et tâtonnements

Pour dire le vrai, les choses vont encore aller cahin-caha, surtout dans notre pays, qui n'a pas à être particulièrement fier de sa clairvoyance vis-à-vis du mouvement ainsi lancé.

L'industrie électrique sauve l'honneur en créant, en 1907, le Comité électrotechnique français, qui fonctionne d'emblée comme organe de normalisation et participe à la création de la Commission électrotechnique internationale.

Les Chemins de fer dressent, en 1908, un ensemble de Cahiers des charges unifiés des Chemins de fer français. Toutefois, le plus clair de l'effort français reste consacré à se disputer sur le vocabulaire : normalisation ou standardisation ? — ou à conduire des discussion byzantines volant au secours du « génie français », évidemment menacé...

La Première Guerre mondiale va jouer un rôle d'accélérateur partout dans le monde. Curieusement, c'est la Hollande, pays neutre mais grand fournisseur, qui ouvre le feu en 1916 avec la création du Hoofd Commissie voor de Normalisatie. Suivent l'Allemagne (1917), les États-Unis d'Amérique, la Suisse. En France, la Commission permanente de standardisation, ou CPS, voit enfin le jour le 12 juin 1918 par arrêté ministériel.

Qu'on ne s'y trompe pas : ce milieu de l'année 1918, que nous serions tentés de croire éclairé par la perspective de victoire proche, est au contraire ressenti par les contemporains comme le moment le plus sombre de la lutte. Il s'agit d'un sursaut du pays farouchement cramponné à sa survie. La CPS abat en quelques mois un travail considérable.

La paix revenue, l'énorme problème de la reconstruction des régions dévastées la maintient quelque temps en haleine. Mais le cœur n'y est plus. Le gouvernement se consacre à d'autres préoccupations. Les industriels se détournent d'une structure très étatisée. Le budget alloué en reste au montant dérisoire de 25 000 F. Les bonnes volontés se dispersent. S'il est reconnu aujourd'hui que les 54 cahiers des charges unifiés de la CPS publiés de 1920 à 1924 ainsi que 30 projets restés au stade de l'enquête publique représentent un ensemble remarquable, leur impact demeure limité. En 1924, la subvention est supprimée.

À l'étranger, la situation est toute différente. La Besa en Angleterre, le DNA en Allemagne, sans compter la Pologne, la Tchécoslovaquie, l'Autriche, etc., sont très actifs et disposent de moyens substantiels.

Invitée par ses pairs, qui représentent déjà 18 pays, à se joindre à une réunion convoquée à Zurich en octobre 1925 pour jeter les bases d'un organisme international de normalisation, la CPS, ne répond même pas.

De l'ISA à l'Afnor

La carence française choque... un Anglais, dont le nom mérite d'être retenu, et pas seulement pour sa consonance francophone : M. Le Maistre, secrétaire général de la Besa, usant de ses relations, parvient à émouvoir ses collègues parisiens de l'Union des syndicats de l'électricité. Après maintes péripéties, quatre organismes représentatifs des activités électriques, plus le Comité des forges et la Fédération française de la mécanique, fondent le 22 juin 1926 l'Association française de normalisation ou Afnor. In extremis, l'Afnor va être présente aux assemblées constitutives de l'International Fédération of Standardizing Associations, ou ISA, d'abord à Londres en 1926, puis à Prague en 1928.

Encore auréolée de la victoire de 1918 et servie par la qualité des personnes qui se sont enfin groupées pour la former et la soutenir, l'Afnor surmontera le handicap de sa venue tardive sur la scène de la normalisation internationale. Le congrès inaugural de l'ISA, qui se tiendra à Paris en mai 1930, va en apporter la démonstration.

[23]

Le temps des plaidoyers

Cependant, persistent dans notre pays les obstacles des mauvaises habitudes, des incompréhensions, des budgets incertains. Pendant des années, l'Afnor emploiera le meilleur de ses forces à plaider sans relâche. L'apostrophe d'Ernest Lhoste, citée plus haut, en est un témoignage.

La formule magique

L'Afnor ne se borne pas à plaider la cause de la normalisation. Elle avance obstinément. Elle démontre le mouvement en marchant. Elle pousse devant elle sa boule de neige, qui va peu à peu grossissant.

On peut résumer ainsi cette longue gestation : l'expérience a été faite des inconvénients successifs d'une première structure purement publique : la CPS, puis d'un statut purement privé : l'Afnor, et quelques syndicats producteurs. Il va falloir regrouper les moyens et les bonnes volontés au sein d'une structure composite et proprement nationale où conjuguer l'initiative industrielle, l'autorité publique, la compétence d'un organe permanent d'animation et de gestion. Tentative audacieuse à une époque où l'on ne parle pas encore d'économie mixte et où la philosophie des synergies et des systèmes est pratiquement ignorée.

Un arrêté de 1928 puis un décret de 1930 vont consacrer cette conception tripartite :

- Comité supérieur de normalisation,
- Association française de normalisation,
- Bureaux de normalisation professionnels.

En cette année 1930, la France a enfin trouvé la formule magique qui va, mutatis mutandis, traverser soixante années de remous économiques, politiques et historiques, et subsiste encore aujourd'hui.

Résumons maintenant la suite à travers quelques repères :

  • 1938 : décret-loi du 12 novembre,
  • Commission interministérielle de contrôle des travaux de normalisation,
  • Afnor,
  • Bureaux de normalisation,
  • complémentairement, financement assuré par crédit annuel, forte incitation administrative (application obligatoire des normes dans les marchés publics), nouveau mode d'expression : la Marque nationale de conformité aux normes, mention expresse des consommateurs ;
  • 1941 : loi et décret du 24 mai,
  • Commissaire à la normalisation,
  • Afnor,
  • Bureaux de normalisation.

Ce texte « de Vichy », chose extraordinaire, va échapper à la « chasse aux sorcières » de la Libération et restera pendant quarante ans une référence respectée.

  • 1984 : décret du 26 janvier.

Il s'agit d'un époussetage des textes de 1941, dont la structure essentielle reste inchangée : accroissement de la représentativité et des responsabilités de l'Afnor, rôle technique accru des Bureaux de normalisation, représentation statutaire des consommateurs, léger retrait de la tutelle gouvernementale.

La pression mondiale

La Première puis la Seconde Guerre mondiale avaient démontré le caractère mortel d'une négligence vis-à-vis de la normalisation, outil fondamental de mobilisation des capacités industrielles d'un pays.

Avec la montée de la normalisation internationale, et plus particulièrement après 1945, l'aiguillon a changé de nature. La France, autant et plus qu'aucun autre pays, dépouillée de l'espace protégé de son empire colonial, frappée par le choc d'un commerce international auquel elle était peu préparée, s'est trouvée confrontée d'emblée à une alternative sans échappatoire : se laisser bousculer et déborder par une normalisation faite par les autres, ou bien s'installer en pleine aile marchante du mouvement mondial. Elle choisira, on le sait, la seconde attitude.

Un peu plus tard, à partir de 1961, la normalisation européenne lança le même défi et reçut la même réponse.

Toutes les activités de la normalisation française s'exercent aujourd'hui sous l'influence des souffles parfois rigoureux mais toujours vivifiants de la concurrence mondiale, tempérée par le sentiment commun à ses acteurs et à leurs partenaires étrangers d'œuvrer pour le bien général.

De quelques développements sectoriels

Nous venons de voir le mouvement de la normalisation organisée se donner progressivement à lui-même une existence reconnue et des structures statutaires. Il lui faudra aussi inventer son propre contenu, sa méthodologie, son éthique, ses domaines d'application, ses relations avec tous les acteurs de l'économie et de la politique dans le pays et hors du pays.

Il y aurait là matière à autant de sagas sectorielles, ayant chacune ses péripéties, ses tournants, ses dates clés. De cette histoire dans l'histoire, nous ne retiendrons que quelques échantillons assez arbitrairement choisis.

À la recherche d'une identité

Vers les années 1930-1950, le normalisateur, interrogé sur sa spécialité, répondait comme suit :

« Normaliser, c'est simplifier, unifier, spécifier. »

Ce mode de présentation de l'acte de normalisation avait certes le mérite de coller de très près aux réalités du praticien, mais il ressemblait par trop aux pseudo-définitions de l'enfant : « la normalisation, c'est quand... »

On s'en contenta cependant jusque vers les années cinquante, époque où le mouvement de la productivité conduisit à mieux situer la normalisation dans le contexte économique :

[24]

— 1952 : « La normalisation a pour objet de définir collectivement, en fonction de catégories déterminées de besoins, des gammes correspondantes de produits ou de méthodes propres à les satisfaire, en éliminant les complications et les variétés superflues, afin de permettre une production et une utilisation rationnelles sur la base des techniques valables du moment. »

... Mais c'était encore une pseudo-définition : après « la normalisation, c'est quand... » du praticien, voici « la normalisation, c'est pour... » de l'économiste. L'outil « norme » n'était guère autre chose que l'auxiliaire d'un tour de main.

Quinze ans plus tard, la norme avait déjà été mêlée à tant d'aventures administratives, politiques, diplomatiques, juridiques, internationales ou non, qu'il devenait naturel de rechercher son identité propre sous la surface des actes et des intentions, ce qui conduisit à écrire :

— 1967 : « Une norme est une donnée de référence, résultant d'un accord collectif raisonné, en vue de servir de base d'entente pour la solution de problèmes répétitifs. »

Cette définition va prendre place dans les publications de l'Afnor, dans l’Encyclopedia Universalis, un peu plus tard, (avec quelques retouches) dans le décret du 26 janvier 1984.

La normalisation internationale

La normalisation internationale — mondiale ou européenne — a pris une telle importance dans la conduite même des travaux nationaux qu'elle en est devenue à la fois un élément inséparable et un moteur irrésistible. Elle a cependant son histoire propre et ses dates clés. En voici quelques-unes :

  • 1928 : création de l'International Federation of Standardizing Associations, ou ISA ;

  • 1948 : dissolution de l'ISA, dissolution d'un organisme de circonstance, le United Nations Standards Coordinating Committee, installé pendant la Seconde Guerre mondiale par les Anglo-saxons et leurs alliés et création de l'Organisation internationale de normalisation, ISO ;

  • 1949 : première assemblée générale de l'ISO à Paris. La contribution du secrétaire général de l'Unesco, Jaime Torres-Bodet, la présence effective, et par deux fois, du président de la République, Vincent Auriol, installent d'emblée l'Organisation au rang des plus grandes ;

  • 1961 : création du Comité européen de coordination des normes, qui devient vite le Comité européen de normalisation, CEN. Il regroupe les six pays de la Communauté et les sept pays de la zone de libre-échange, conduits par l'Angleterre. C'est, de part et d'autre, une audace politique certaine : la normalisation est bien dans son rôle en dominant les clivages de cette nature. La Cenelec fait de même, tout en gardant aussi un Cenelcom ;

  • 1964 : substitution de la norme ISO à la recommandation ISO ;

  • 1969 : création par le CEN et le Cenelec de la Norme européenne, dont la vocation est de prendre place ne varietur dans les collections de normes nationales ;

  • 1970 et années suivantes : un intense courant d'échanges s'instaure entre les organes de gestion de la Communauté d'une part, les CEN et Cenelec d'autre part, avec pour objectif de mettre les normes européennes au service de la politique communautaire d'élimination des barrières aux échanges.

Ce coudoiement nolens volens du « gouvernemental » et du « non-gouvernemental » ne va pas sans heurter certaines habitudes de pensée. La France apporte une contribution particulièrement importante à la perception et à la pratique du « renvoi aux normes » ou de la « référence aux normes » dans la réglementation générale : mode de séparation des pouvoirs — dire la technique et dire le droit — qui ira peut-être très loin.

Bureaux de normalisation
- La normalisation dans l'électricité


Tous les bureaux de normalisation ont autant d'histoires propres. Nous n'essaierons pas de les esquisser, sauf pour évoquer la normalisation dans le domaine électrique et, surtout, sa place exceptionnelle dans l'histoire commune.

Il s'est toujours agi d'un monde à part. Dès 1906-1907, ses composantes françaises et internationale, avec l'Union des syndicats de l'électricité (USE), le Comité électrotechnique français, la Commission électrotechnique internationale (CEI), avaient pratiquement atteint leur majorité technique et structurelle d'organes de normalisation.

Vingt ans plus tard, elles apparaissent encore comme les maîtres d'une expérience jamais égalée, au point que ce sont, comme on l'a vu plus haut, des électriciens qui vont prendre vigoureusement en main la fondation de l'Afnor en 1926.

Les textes de 1930, puis 1938, et enfin 1941 reconnaissent naturellement à l'USE la fonction de bureau de normalisation, sans mettre le moins du monde en cause sa liaison spéciale avec la CEI, distincte de celle de l'Afnor avec l'ISA.

Vient en 1948 la formation de l'ISO. L'organisation nouvelle vise naturellement à l'universel. La CEI consent à être désignée comme division électrique de l'ISO — concession qui restera purement nominale et sera récusée lorsque l'ISO annoncera son intention de créer d'autres divisions techniques. Les années passant, la CEI ne montre aucun empressement à « s'intégrer » à l'ensemble vivant et entreprenant de l'ISO, moins homogène et structuré qu'elle-même : attitude, après tout compréhensible et dont les inconvénients techniques sont maîtrisables. Mais le temps travaille pour un rapprochement.

En effet, l'élargissement constant des applications de l'électricité, l'irrésistible percée des « courants faibles », des automatismes, de l'informatique empêchent la nor-

[25]


[26]

malisation électrique de mener de front deux politiques contradictoires : être présente partout et jouer le « splendide isolement ». De plus, l'intérêt croissant des autres organisations internationales pour la normalisation s'accompagne souvent, chez ces interlocuteurs, de l'étonnement d'avoir à frapper à deux portes.

Ne nous attardons pas sur la diplomatie patiente qui, depuis 1988, œuvre pour ce rapprochement. Nous ne conserverons ici, pour la postérité, que deux dates récentes ; l'histoire, qui a parfois le sens de l'humour, fera son choix :

  • 1990 : quelques coups de marteau ménagent une ouverture dans une cloison de l'immeuble du 1, rue Varembé à Genève : elle séparait depuis vingt-cinq ans les bureaux respectifs des sièges de l'ISO et de la CEI ;

  • 1991 : un « Sommet de la normalisation internationale » réunit pour la première fois en un même lieu, Madrid, l'Assemblée générale de l'ISO et la Réunion générale de la CEI. Il consacre officiellement le constat d'existence du « Système ISO/CEI pour la normalisation internationale ».

Si nous avons cru bon de rappeler ces quelques épisodes, c'est pour souligner qu'en France, aucune tension n'a jamais marqué les rapports entre l'Afnor et l'UTE. Sagesse des dirigeants ? souvenir de la bienveillante égide de la fée Electricité présidant à la naissance de l'Afnor ? mais aussi, croyons-nous, excellence d'une structure de normalisation nationale naturellement systémique.

Normalisation et qualité

Dès 1924, des spécifications de qualité prennent place dans les cahiers des charges de la CPS. Mais la légende s'installe que la normalisation est vouée par sa nature même aux dimensions ou, à la rigueur, aux caractéristiques les plus sommaires des matériaux et produits, et certainement pas à la Qualité, avec une majuscule.

En 1945, cependant, la Marque nationale de conformité aux normes délivre ses premières licences, fédérant autour du sigle NF plusieurs marques dites « de qualité » et reconnues pour telles. D'autres suivront.

En 1947, mal conseillé et sourd aux appels de l'Afnor et du Commissaire à la normalisation, le ministère des Finances crée ab nihilo une Association nationale de la qualité et une Marque nationale de qualité. L'Afnor est délibérément mise à l'écart.

Mauvais calcul. S'étant privé d'un fondement essentiel en la matière - la norme -, le mouvement fait long feu. Pionniers un peu minces de l'entreprise, la pipe et le peigne-fait-main font deux petits tours au Journal Officiel sans entraîner d'émulés et le gouvernement abandonne en 19 51. Une tentative de survie, sous le nom de Qualité-France, finira par se saborder à son tour, non sans s'être accrochée pendant dix ou quinze ans. Renforcée par cette aventure concurrentielle, la marque NF poursuit son développement.

En 1949, la première assemblée générale de l'ISO approuve la création du comité ISO/TC 73 marques de conformité aux normes, qui sera, pendant vingt ans, animé et présidé par l'Afnor. Ce vaste banc d'essai, en France comme à l'étranger, contribue à dégager le principe plus général de certification par référence aux normes. L'Afnor participe à la fondation en 1969, par l'ISO, du comité dit Certico.

De tous ces courants de pensée, — et notamment par synergie entre l'Afnor et l'Association française de contrôle de la qualité ou Afciq — émergent de nouveaux développements autour du thème encore élargi de la gestion et de la maîtrise de la qualité. Ils se traduisent par la publication en 1968 de la déjà fameuse série « ISO 9000 », qui n'a pas fini de faire parler d'elle.

Norme et documentation

Dès 1950, l'ISO créait son comité ISO/ TC 46 Documentation. Mais tel n'est pas l'objet des lignes qui suivent.

En accumulant des centaines de milliers de publications dont chacune a, dans sa partie et son espace géographique, un poids technique et économique exceptionnel, la normalisation est devenue un fait documentaire considérable. Au rythme actuel, il double tous les huit ans.

Toute la documentation technique en est au même point. On dit qu'il y a sur terre, vivant et publiant des mémoires, autant de chercheurs qu'il y en a eu depuis l'apparition de l'homme, et qu'il se publie tous les dix ans autant de documents techniques qu'il en a paru depuis Gutenberg. Un processus d'auto-étouffement par développement exponentiel est en route.

En 1960, un esprit aussi averti que Louis Armand, alors Président de l'Afnor, s'en alarma, ce qui conduisit à analyser plus finement certaines caractéristiques propres à la norme.

Les documents produits sont homogènes : il y a une parenté de contenu et de forme entre les normes de tous les pays, comme aussi leurs matrices internationales ; les règlements techniques eux-mêmes sont, à cet égard, assimilables.

Le nombre en est fini — au sens mathématique du terme — et à accroissements finis : la promulgation d'une norme est un acte administratif organisé, sans aucun rapport avec la prolifération sauvage des mémoires de recherches, thèses ou articles de revues.

Il existe des mécanismes d'élimination des documents obsolètes ; une norme, un règlement se révise, s'annule, allégeant d'autant la masse documentaire.

La maîtrise documentaire de la collection mondiale des références normatives est donc à la portée des techniques de l'informatique.

Ainsi, le système mondial de la normalisation est-il mûr pour assumer pleinement un rôle dont on voit mal [27] qui le remplirait à sa place : sélectionner, consolider, gérer et rendre accessibles à la connaissance les acquis directement utilisables du progrès technique — le vrai, celui qui vise à profiter au grand nombre.

Trois dates, passées inaperçues, feront peut-être figure de tournants dans l'histoire de la norme :

  • 1970 : création par l'Afnor de Normaterm, banque informatisée semi-expérimentale de données colligées à partir de milliers de normes (en l'occurrence, données terminologiques) ;

  • 1975 : création par l'Afnor de Noria (devenue Noriane), système informatisé de documentation sur les normes et règlements techniques,

  • 1975 : création par l'ISO d'Isonet, organe voué à la constitution d'un réseau mondial de documentation sur les normes et règlements.


Chronique d'un centenaire annoncé

L'observateur prudent s'interdit aujourd'hui d'évoquer le sens de l'Histoire. Cependant, les quelque quatre-vingt dix années qu'a déjà vécues la civilisation matérielle de notre vingtième siècle ont fait apparaître peu à peu, dans l'évolution de la norme, un dessein si fort qu'il commence à ressembler à un destin.

Essayons de deviner comment l'homme éminent — probablement anglais — qui ouvrira en l'an 2001, probablement à Londres, grande capitale européenne, les cérémonies du Centenaire de la norme organisée, née Standard, survolera les traits essentiels de son histoire :

« Née en 1901, la norme est restée pendant quarante ans — sauf parenthèse de 1914-1918 et déviations dans les pays totalitaires — une mise en forme commode d'accords techniques proposés à des groupes restreints de producteurs et d'usagers avertis.

« Le milieu du siècle en a fait un instrument national de mobilisation industrielle au service des économies de guerre, puis des politiques économiques et sociales du temps de paix.

« La seconde moitié du siècle y a reconnu un instrument efficace de régulation du progrès technique. Elle a élargi jusqu'à l'universel son espace géographique et ses domaines d'application, l'élevant aux dimensions d'un système mondial. »

« À l'aube du troisième millénaire, la voici parvenue à maturité, juste à temps pour célébrer ses noces avec l'ordinateur et devenir un incomparable instrument de la mémoire collective de l'humanité, au service de l’homo faber comme aussi du consommateur. »

(1992)



[1] Voir, cependant, Jacques Mailly, la Normalisation, Dunod, Paris, 1946, 472 pp., excellent ouvrage auquel nous avons emprunté de nombreuses références historiques.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 20 juillet 2024 8:21
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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