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Introduction
In revue Culture technique, no 5, “Manifeste pour le développement de la culture technique”, 1981, pp. 9-10. Neuilly-sur-Seine : Centre de recherche sur la culture technique.
Personne ne songerait à nier l'influence déterminante de l'évolution des techniques non seulement sur notre culture, mais sur la société tout entière. C'est pourquoi la coupure entre la technique et la culture, source de difficultés du monde moderne, peut et doit cesser.
Accepter que la technique fasse partie de la culture, c'est admettre l'évidence de l'univers matériel qui nous entoure. C'est aussi élever la technologie au niveau de ce qui sert à communiquer : c'est refuser qu'elle soit subie, accepter que l'ordre des choses soit débattu.
La coupure entre la culture et la technique est la plus subtile ruse du conservatisme : celle qui se sert des objets pour séparer et enfermer les hommes.
Développer la culture technique n'est pas une mince affaire. Il faut pour cela donner à la culture matérielle la place qui lui revient, et réduire la fracture déjà ancienne entre arts libéraux et arts mécaniques.
La division du travail enferme le travailleur dans une étroite spécialité. Faute de culture technique la conversion et l'assimilation des progrès faits ailleurs sont rendues difficiles. À l'intérieur des entreprises des capacités créatrices sont gelées.
L'inculture technique où les jeunes sont tenus par une éducation toute verbale les désarme. Entourés de boîtes noires, impuissants, exclus de la recréation des objets : il leur reste l'humiliation du chômeur et la colère du loubard.
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La science est un discours, elle ne peut remplacer la technique. La pratique est la pierre de touche des discours scientifiques et philosophiques. Elle en est la source et non la conséquence. La théorie doit s'imprégner de pratique, comme la pratique doit s'imprégner de théorie. Accepter la culture technique, c'est aussi refuser que le discours soit l'aune à laquelle on mesure les hommes.
Considérée comme subalterne, la technique a été morcelée en spécialités : chacun vit sur un bastion avec son vocabulaire et ses usages et, faute de culture commune, ne peut communiquer avec les autres. Car la culture est ce qui sert à se parler. Sans elle pas d'échange, pas de création ; le monde est subi, la société est à la dérive.
Sous prétexte de satisfaire les besoins des hommes, la technique moderne a réquisitionné la nature, et pour transformer celle-ci, réquisitionné les hommes. De cette contradiction nait le désordre. L'aliénation par la technique s'est répandue. Aussi disons-nous que le combat contre le chômage, la pauvreté, et tout ce qui dégrade l'homme dans tous les pays, passe par une reconquête de la technique.
Cette reconquête est une intégration dans la culture ; c'est une réappropriation par la population tout entière.
Développer la culture technique ne se traduit pas par développer l'information scientifique et technique. Il s'agit de saisir toutes les interactions entre technique et culture, et faire admettre que ces interactions sont déterminantes, que des concepts opératoires sont nécessaires pour les comprendre. Nous ne disposons pas actuellement de moyens pour médiatiser la culture technique. La création de tels moyens implique un changement d'attitude radical des nombreuses institutions existantes, et la création de nouvelles institutions.
La nouvelle citoyenneté qui nous est proposée peut trouver une partie de sa légitimité dans la prise en compte d'un tel projet.
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