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Préface
LES dialogues qui forment la partie la plus importante de ce volume ont été écrits à Versailles pendant le mois de mai 1871. J'avais quitté Paris à la fin d'avril, navré des aberrations dont on y était témoin et bien assuré qu'il n'était possible d'y rendre aucun service à la cause de la raison. Privé de mes livres et séparé de mes travaux, j'employai ces loisirs forcés à faire un retour sur moi-même et à dresser une sorte d'état sommaire de [8] mes croyances philosophiques. La forme du dialogue me parut bonne pour cela, parce qu'elle n'a rien de dogmatique et qu'elle permet de présenter successivement les diverses faces du problème, sans que l'on soit obligé de conclure. Moins que jamais je me sens l'audace de parler doctrinalement en pareille matière. Les trois morceaux offerts ici au public ont pour objet de présenter des séries d'idées se développant selon un ordre logique, et non d'inculquer une opinion ou de prêcher un système déterminé. Les problèmes qui y sont traités sont de ceux auxquels on pense toujours, même en sachant bien qu'on ne les résoudra jamais. Exciter à réfléchir, parfois même provoquer par certaines exagérations le sens philosophique du lecteur, voilà l'unique but que je m’y suis proposé. La dignité de l'homme n'exige pas que l'on sache faire à ces questions une réponse arrêtée ; elle exige qu'on n'y soit pas indifférent. Sonder la profondeur de l'abîme n'est donné à personne ; mais on fait preuve d'un esprit bien [9] superficiel, si l'on ne cède à la tentation d'y plonger parfois le regard.
Je connais trop les malentendus auxquels on s'expose en traitant les sujets philosophiques et religieux pour espérer que ces observations soient bien comprises. Je me résigne d'avance à ce que l'on m'attribue directement toutes les opinions professées par mes interlocuteurs, même quand elles sont contradictoires. Je n'écris que pour des lecteurs intelligents et éclairés. Ceux-là admettront parfaitement que je n'aie nulle solidarité avec mes personnages et que je ne doive porter la responsabilité d'aucune des opinions qu'ils expriment. Chacun de ces personnages représente, aux degrés divers de la certitude, de la probabilité, du rêve, les côtés successifs d'une pensée libre ; aucun d'eux n'est un pseudonyme que j'aurais choisi, selon une pratique familière aux auteurs de dialogues, pour exposer mon propre sentiment.
À plus forte raison, dois-je protester contre l'interprétation qui voudrait voir [10] sous ces noms fictifs des philosophes ou des savants de nos jours. Les vrais interlocuteurs de ces dialogues sont des abstractions ; ils représentent des situations intellectuelles existantes ou possibles, et non des personnes réelles. Ce ne sont pas ici des conversations comme les anciens se plaisaient à en supposer entre des hommes célèbres vivants ou morts ; ce sont les pacifiques dialogues auxquels ont coutume de se livrer entre eux les différents lobes de mon cerveau, quand je les laisse divaguer en toute liberté. Le temps des systèmes absolus est passé. Cela veut-il dire que l'homme va renoncer à chercher une conséquence logique dans la chaîne des faits de l'univers ? Non ; mais, autrefois, chacun avait un système ; il en vivait, il en mourait ; maintenant, nous traversons successivement tous les systèmes, ou, ce qui est bien mieux encore, nous les comprenons tous à la fois.
En relisant, au bout de cinq ans, ces impressions d'une sombre époque, je les trouvai tristes et dures, et j'hésitai d'abord [11] à les publier. L'horrible règne de la violence que nous traversions m'avait donné le cauchemar. Pour adorer Dieu alors, il fallait regarder très loin ou très haut ; « le bon Dieu » était le vaincu du jour. On l'avait tant de fois invoqué en vain !... et en sa place on n'avait trouvé qu'un Sebaoth inflexible, uniquement touché de la délicatesse morale des uhlans et de l'excellence incontestable des obus prussiens ! J'avais perdu de vue le dieu beaucoup plus doux que je rencontrai il y a quinze ans sur mon chemin en Galilée, et avec qui j'eus en route de si chers entretiens *. Une femme très distinguée, à qui je prêtai le manuscrit, me dit : « N'imprimez pas ces pages : elles donnent froid au cœur. »
La situation politique où les événements ont mis la France augmentait mes appréhensions. Pour penser librement, il faut être sûr que ce qu'on publie ne tirera pas à conséquence. Dans un État gouverné par un souverain, maître de sa force armée, on [12] a plus d'assurance ; car on sait que la société est gardée contre ses propres erreurs. On devient timide, quand la société ne repose que sur elle-même, et qu'on craint, en respirant trop fort, d'ébranler le frêle édifice sous lequel on est abrité. Une société n'ayant son principe de défense qu'en elle-même a plus de précautions à prendre qu'une société cuirassée, si l'on peut ainsi dire, par le dehors. Voilà pourquoi les républiques, bien que souvent plus libérales que les monarchies envers la liberté de penser, nuisent indirectement à celle-ci, par suite des précautions que le philosophe s'impose pour éviter que la masse des esprits étroits ne prenne le change sur ses intentions.
Tout bien pesé, cependant, après avoir pris l'avis de personnes sages et supprimé quelques développements trop singuliers, je me suis résolu à soumettre aux lecteurs attentifs ces pages écrites à leur intention. Pour les esprits peu exercés, de pareilles rêveries seront sans venin : elles leur paraîtront dénuées de sens. Quant aux personnes [13] versées dans les recherches philosophiques, elles verront bien vite que mon but unique a été d'éveiller la réflexion sur des problèmes qu'on ne peut passer sous silence sans injure envers la vérité. Le désir que j'ai en écrivant d'être clair et de donner de la saillie à ma pensée me fait quelquefois recourir à un procédé analogue à celui que Jean-Paul Richter emploie dans ce morceau célèbre où, pour inspirer l'horreur de l'athéisme, il le fait prêcher par le Christ. Le moyen le plus énergique de relever l'importance d'une idée, c'est de la supprimer et de montrer ce que le monde devient sans elle. J'espère appliquer un jour en grand ce mode d'exposition philosophique dans un livre que j'intitulerai Hypothèses, et où j'esquisserai sept ou huit systèmes du monde, dans chacun desquels il manquera un élément capital. Par là, le rôle de cet élément sera mis dans un relief extraordinaire, qui deviendra sensible même aux vues les plus basses.
La grande majorité des hommes, à [14] l'égard de ces problèmes, se divise en deux catégories, à égale distance desquelles il nous semble qu'est la vérité. « Ce que vous cherchez est trouvé depuis longtemps », disent les orthodoxes de toutes les nuances. « Ce que vous cherchez n'est pas trouvable », disent les positivistes pratiques (les seuls dangereux), les politiques railleurs, les athées. Certes, on ne connaîtra jamais la formule de l'infini vivant ; mais on ne réussira pas davantage à persuader à l'homme qu'il soit vain de désirer connaître l'ensemble dont il fait partie et qui l'entraîne malgré lui. Enfantines sont ces admirables images par lesquelles Raphaël, dans les travées des Loges, Michel-Ange, sur les voûtes de la Sixtine, voulurent exprimer les origines de l'univers ; et pourtant qui ne se réjouit qu'elles existent ? La philosophie est, selon les jours et les heures, une chose frivole, puérile, absurde, ou la seule chose sérieuse. Il est dangereux de s'y ensevelir ; car on s'use à poursuivre ce qui vous échappe toujours. Il ne faut pas s'en sevrer ; car on avoue par là [15] sa médiocrité de sentiments et le peu de générosité des esprits qu'on porte en soi. L'univers a un but idéal et sert à une fin divine ; il n'est pas seulement une vaine agitation, dont la balance finale est zéro. Le but du monde est que la raison règne. L'organisation de la raison est le devoir de l'humanité. Vous aurez beau la presser d'abdiquer ces hautes visées. Au sortir des prédications d'un étroit bon sens matérialiste, elle profitera de sa première heure de liberté pour faire quelque folie et prouver ainsi que la basse jouissance ne lui suffit pas.
Voilà pourquoi toute réflexion qui transporte l'homme hors du cercle étroit de son égoïsme est salutaire et bonne pour l'âme, quel que soit le tour que prennent ces réflexions. Le blasphème des grands esprits est plus agréable à Dieu que la prière intéressée de l'homme vulgaire ; car, bien que le blasphème réponde à une vue incomplète des choses, il renferme une part, de protestation juste, tandis que l'égoïsme ne contient aucune parcelle de vérité. Une [16] observation d'ailleurs est importante, et je dois y insister. Ces spéculations n'ont aucune application pratique ou, en tout cas, supposent, comme le « doute méthodique » de Descartes, des lois préalables qu'on s'est faites et dont le meilleur garant est un bon naturel. Douceur, bienveillance pour tous, respect de tous, amour du peuple, goût du peuple, bonté universelle, amabilité envers tous les êtres, voilà la loi sûre et qui ne trompe pas. Comment concilier de tels sentiments avec la hiérarchie de fer de la nature et la croyance en la souveraineté absolue de la raison ? Je n'en sais rien ; mais peu m'importe. La bonté ne dépend d'aucune, théorie. On peut aimer le peuple avec une philosophie aristocrate, et ne pas l'aimer en affichant des principes démocratiques. Au fond, ce n'est pas la grande préoccupation de l'égalité qui crée la douceur et l'affabilité des mœurs. L'égalité jalouse produit, au contraire, quelque chose de rogue et de dur. La meilleure base de la bonté, c'est l'admission d'un ordre providentiel, où tout a [17] sa place et son rang, son utilité, sa nécessité même. Les hommes ne sont pas égaux, les races ne sont pas égales. Le nègre, par exemple, est fait pour servir aux grandes choses voulues et conçues par le blanc. Il ne suit pas de là que cet abominable esclavage américain fût légitime. Non seulement tout homme a des droits, mais tout être a des droits. Les dernières races humaines sont bien supérieures aux animaux ; or nous avons des devoirs même envers ceux-ci. Ce n'est pas assez de ne pas faire de mal aux êtres : il faut leur faire du bien, il faut les gâter, il faut les consoler des rudesses obligées de la nature. Bien assis sur ces principes, livrons-nous doucement à tous nos mauvais rêves. Imprimons-les même, puisque celui qui s'est livré au public lui doit tous les côtés de sa pensée. Si quelqu'un pouvait en être attristé, il faudrait lui dire comme le bon curé qui fit trop pleurer ses paroissiens en leur prêchant la Passion : « Mes enfants, ne pleurez pas tant que cela : il y a bien longtemps que [18] c'est arrivé, et puis ce n'est peut-être pas bien vrai *. »
La bonne humeur est ainsi le correctif de toute philosophie. Je ne connais pas de philosophie gaie ; mais la nature est éternellement jeune et nous sourit toujours. Il n'y a pas d'impasse pour elle. Elle sort des situations les plus désespérées. Au premier coup d'œil, l'humanité de nos jours semble acculée à une position sans issue. Les vieilles croyances au moyen desquelles on aidait l'homme à pratiquer la vertu sont ébranlées, et elles n'ont pas été remplacées. Pour nous autres, esprits cultivés, les équivalents de ces croyances que fournit l'idéalisme suffisent tout à fait ; car nous agissons sous l'empire d'anciennes habitudes ; nous sommes comme ces animaux à qui les physiologistes enlèvent le cerveau, et qui n'en continuent pas moins [19] certaines fonctions de la vie par l'effet du pli contracté. Mais ces mouvements instinctifs s'affaibliront avec le temps. Faire le bien pour que Dieu, s'il existe, soit content de nous paraîtra à plusieurs une formule un peu vide. Nous vivons de l'ombre d'une ombre. De quoi vivra-t-on après nous ?... Une seule chose est sûre : c'est que l'humanité tirera de son sein tout ce qui est nécessaire en fait d'illusions pour qu'elle remplisse ses devoirs et accomplisse sa destinée. Elle n'y a pas failli jusqu'ici ; elle n'y faillira pas dans l'avenir.
Je crains parfois qu'on ne me reproche d'avoir semblé me livrer aux jeux d'un loisir coupable en poursuivant d'inoffensives chimères au moment où ma patrie traversait les plus graves crises qu'elle ait jamais connues. Je répondrai ce que j'ai déjà plus d'une fois répondu. J'ai toujours été à la disposition de mon pays. En 1869, invité par un groupe d'électeurs à me présenter à la députation, je fis, afin de répondre à ce vœu, des sacrifices pour moi très considérables. La seule [20] chose à laquelle je ne me pliai pas fut de dire un mot de plus ou de moins que ce que j'estimais bon à dire. Depuis, j'ai toujours répété que j'étais aux ordres de mes concitoyens pour les mandats qu'ils voudraient me confier. Toute sollicitation, en pareil cas, me paraît déplacée. Les mandats politiques, dans les temps difficiles où nous sommes, ne doivent être ni recherchés ni refusés. Aveugles et imprudents sont ceux qui les recherchent ; égoïstes sont ceux qui les refusent et qui, par amour d'une existence tranquille, se mettent à l'abri des dangers inséparables de la vie publique. Je proteste que, si le pays m'avait imposé des devoirs, je les aurais remplis avec courage et que j'y eusse dépensé tout ce que j'ai d'application et de capacité de travail.
* Nonne cor nostrum ardens erat in nobis dum loqueretur in via ?
* Je publierai plus tard un essai, intitulé L'Avenir de la science, que je composai en 1848 et 1849, bien plus consolant que celui-ci, et qui plaira davantage aux personnes attachées à la religion démocratique. La réaction de 1850-51 et le coup d’État m'inspirèrent un pessimisme dont je ne suis pas encore guéri. [L’Avenir de la science se trouve dans Les Classiques des sciences sociales également. MB]
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