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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Maurice MERLEAU-PONTY, Le Visible et l’Invisible. (1964)
Postface


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Maurice MERLEAU-PONTY, Le Visible et l’Invisible suivi de notes de travail. Paris : Les Éditions Gallimard, 1964, 361 pp. Collection Bibliothèque des Idées. Une édition numérique réalisée avec le concours de Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean.

[335]

Le Visible et l’Invisible.

Postface

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Si attendue qu'elle soit parfois, la mort d'un proche ou d'un ami met en face d'un abîme. D'autant plus nous y expose t-elle quand rien ne l'annonçait, quand l'événement ne se laisse imputer ni à la maladie, ni au vieillissement, ni à un concours visible de circonstances, quand, par surcroît, celui qui meurt est à ce point vivant que nous avions pris l'habitude de rapporter nos pensées aux siennes, de chercher en lui les forces qui nous manquent et de le compter parmi les plus sûrs témoins de nos entreprises. Telle fut la mort soudaine de Maurice Merleau-Ponty, et telle était sa personnalité, que tous ceux qui s'étaient liés d'amitié avec lui connurent l'amère vérité de cette épreuve à l'ébranlement qu'elle portait dans leur vie. Mais, dans ce moment, il leur fallait encore entendre le silence d'une voix qui, pour leur être toujours parvenue chargée d'accents personnels, semblait parler depuis toujours et ne pas devoir cesser.

Étrange silence que celui auquel nous abandonne le discours interrompu – dans lequel nous n'oublions la mort de l'écrivain que pour revenir vers elle par un autre chemin. L'œuvre est à son terme et, du seul fait que tout en elle est dit, nous sommes soudain mis en sa présence. Le terme est trop tôt venu, pensons-nous, mais ce regret ne peut rien contre l'évidence que l’œuvre naît au moment où elle se ferme. Elle est désormais ce qu'elle dit et rien d'autre, parole pleine qui ne se rapporte qu'à elle-même, ne repose que sur elle-même, et où s'efface le souvenir de soit origine. L'écrivain disparu, c'est désormais son œuvre que nous lisons. C'est en elle, ce n'est plus en lut, que nous plaçons notre attente. Changement profond, car nous ne doutons pas qu'il suffise d'attention et de patience [338] pour que vienne à nous le sens que l’œuvre porte inscrit en elle. Ce sens, tout l'induit maintenant, et les idées mêmes que nous jugions les plus contestables puisqu'elles nous enseignent aussi, à leur manière, la vérité du discours. Hier encore, l'écrivain ne faisait que répondre, croyions-nous, aux questions que nous nous posions à nous-mêmes ou formuler celles qui naissaient de notre situation commune dans le monde. Au bout de soit regard, les choses étaient celles-là mêmes que nous voyions ou pouvions voir de notre place. Son expérience était assurément singulière, mais elle se développait dans les mêmes horizons que la nôtre, se nourrissait du même refus des vérités anciennes et de la même incertitude de l'avenir. Quel que fût le prestige dont il jouissait à nos yeux, nous savions bien que sa fonction ne l'investissait d'aucun pouvoir, qu'il prenait seulement le risque de nommer ce qui dans le présent n'avait pas de nom, que le chemin se traçait sous ses pas comme il se fraye sous les nôtres quand nous entreprenons d'avancer. Nous découvrions donc ses écrits avec l'étonnement qui est dû à tout ce qui est neuf, sans jamais nous départir d'une réserve à l'égard de ce que nous admirions le plus, tant nous étions peu sûrs de ce qu'ils donnaient à penser, des conséquences qu'ils développeraient en nous et conscients que l'auteur ignorait lui-même jusqu'où il lui faudrait aller. Sans être son égal, nous étions proches de lui, parce que soumis au même rythme du monde, participant du même temps, également privés de soutien. Dès lors que l’œuvre ne doit plus rien à son auteur, s'établit entre elle et nous une distance nouvelle et nous devenons un autre lecteur. Non que notre pouvoir de critiquer soit diminué. Il est possible que nous décelions incertitudes, lacunes, discordances, voire contradictions, en tout cas, la variété des idées et leur genèse nous sont sensibles : nous mesurons, par exemple, la différence qui sépare les derniers écrits des ouvrages de jeunesse. Mais la critique ne fait pas douter de l'existence de l'œuvre, elle est encore un moyen de la rejoindre, car à celle-ci appartiennent en propre ce mouvement, ces écarts, ces contradictions mêmes que nous observons. L'obscurité où elle se tient n'est pas moins essentielle que les passages lumineux où soit intention paraît sans voile. Plus généralement, il n’est rien dans l’œuvre qui ne parle d'elle et ne manifeste soit, identité – ce qu'elle énonce et ce qu'elle passe sous silence, le contenu [339] de ses propositions et son style, la manière franche qu'elle a d'aller à son but et ses détours ou ses digressions. Tout ce qui sollicite l'attention indique un chemin qui mène vers elle, est également ouverture sur ce qu'elle est.

D'où vient au lecteur cette inflexion du regard, quand l'écrivain disparaît ? C'est que, maintenant qu'elle est métamorphosée en œuvre, l’expérience de l'écrivain Wa plus la seule fonction de rendre intelligible la réalité en regard de laquelle elle se forme. Sans doute, l’œuvre demeure-t-elle un médiateur, nous cherchons en elle une voie d'accès au monde présent et passé, apprenons d'elle à mesurer notre tache de connaissance, mais ce médiateur a ceci de singulier qu'il fait désormais partie du monde auquel il induit. L'œuvre dont l'écrivain s'est retiré est devenue une oeuvre parmi d'autres, qui fait partie de notre milieu de culture et contribue à nous situer par rapport à lui, puisqu'elle ne trouve son sens que clans ses horizons et nous le rend ainsi présent au moment où elle en offre une figure singulière. C'est une chose qui existe par soi, qui certes ne serait rien si elle n'avait pas son origine dans l'écrivain et tomberait dans l'oubli si le lecteur cessait de s'y intéresser, mais qui, pourtant, ne dépend entièrement ni de l'un ni de l'autre, dont ils dépendent aussi, tant il est vrai que le souvenir de ce que fut l'écrivain ne survivra qu'à travers elle, et que les hommes ne la découvriront qu'à la condition de se « laisser guider par elle vers le domaine de pensée où elle s'est une fois fixée. Et cette chose qui a conquis son espace propre au sein de l'univers spirituel que l'écrivain interrogeait, comme nous l'interrogeons à sa suite, s'y rattache de mille manières, rayonne dans toutes les directions du passé et de l'avenir, n'acquiert enfin son vrai sens que lorsqu'elle s'avère modulation d'une pensée sans origine ni terme, articulation à. l'intérieur d'un discours perpétuellement recommencé. L’œuvre donc vit au-dehors. Comme les choses de la nature, comme les faits de l'histoire, elle est un être du dehors, éveillant le même étonnement, requérant la même attention, la même exploration du regard, promettant par sa seule présence un sens d'un autre ordre que les significations enfermées dans ses énoncés. Au monde, elle n'appartient pas comme le reste, puisqu'elle n'existe que pour nommer ce qui est et le lien qui nous y attache. Mais, [340] en nommant, elle échange sa présence contre celle des choses, leur emprunte leur objectivité : elle s'imprime dans ce qu'elle exprime. Nous ne sommes contraints de voir le monde en elle que parce que, dans le moment où elle convertit toutes choses en choses pensées, la pensée vient à pactiser avec les choses, se leste de leur poids, se laisse gagner par leur mouvement, leur durée, leur extériorité, et ne se les approprie qu'en rompant avec ses origines. Rupture dont témoigne, sans doute, chaque ouvrage dès qu'il est écrit, mais qui n'est tout à fait consommée que lorsque le penseur n'est plus là, car, désormais, les événements qui jalonnaient sa vie, ceux de son histoire personnelle – histoire privée dont le lecteur sait toujours quelque chose, l'écrivain le plus discret sur lui-même ne parvenant jamais entièrement à la dissimuler, ou histoire de ses activités, de ses découvertes, de ses démêlés avec ses contemporains – et ceux de l'histoire publique dont nous subissions les effets en même temps que lui perdent l'efficacité que nous leur prêtions, cessent d'orienter le regard, passent à l'état de références anecdotiques pour laisser place à la réalité de l’œuvre qui ne retient d'eux que le sens. Privés de leur ancienne figure et de leur ancien pouvoir, ils s'inscrivent dans une nouvelle temporalité, viennent servir une nouvelle histoire ; métamorphosés en leur sens, ils entretiennent désormais une énigmatique correspondance avec d'autres événements que nous savons vivre pareillement dans les profondeurs des œuvres du passé ; changés en puissances générales, ils tiennent sous leur dépendance un domaine d'être auquel ni dates ni lieux ne sont précisément assignables.

Ainsi le retrait des choses du monde accompagne-t-il le retrait de celui qui les pense et l’œuvre n'existe tout à fait qu'en vertu de cette double absence, quand, toutes choses devenues pensées et toutes pensées devenues choses, elle semble soudain tirer tout l'être à soi et se faire, à soi seule, source de sens.

C'est donc peu de dire que l’œuvre survit à l'écrivain, que, lorsque sera oublié son inachèvement, nous ne connaîtrons plus que la plénitude de son sens. Celle plénitude est de droit et l’œuvre paraît avoir seule une existence positive, car, encore que son sort soit suspendu à la décision de futurs lecteurs de lui rendre la parole, chaque fois du moins qu'on se tournera vers elle, elle viendra s'interposer comme au premier jour entre [341] celui qui lit et le monde auquel il est présent, le contraignant à l'interroger en elle et à rapporter ses pensées à ce qu'elle est.

Telle est la fascination que l’œuvre accomplie exerce sur son lecteur qu'elle rend vaine, un moment, toute récrimination sur la mort de l'écrivain. Celui-ci disparaît quand il se préparait à de nouveaux commencements, la création est interrompue, à jamais en deçà de l'expression qu'elle annonçait et d'où elle devait tirer sa justification dernière ; mais, quelle que soit l'émotion de celui qui considère l'absurde dénouement – de celui, notamment, à qui est donné le triste privilège de pénétrer dans la pièce de travail de l'écrivain, de mesurer du regard le chantier abandonné, les notes, les plans, les brouillons qui portent partout la trace sensible d'une pensée en effervescence, toute proche de trouver sa forme –, elle s'associe encore au souvenir de l'homme, auquel fut soudain interdit de pour suivre sa tâche. Ce souvenir effacé, il importera peu, se persuade-t-on, de savoir quand l'auteur est mort, dans quelles circonstances et s'il avait encore ou non le pouvoir de continuer. Car, de même que nous ne pouvons imaginer, que nous n'avons nul besoin d'imaginer les mouvements de pensée qui accompagnent sa création, son désordre intérieur, ses hésitations, les tentatives où il s'enlise et d'où il revient après des efforts dépensés en pure perte, les balbutiements parmi lesquels se forme son langage, de même nous ne saurions trouver dans l'ultime défaite où s'abîme son entreprise la matière d'une réflexion sur son œuvre.

Mais que veut dire qu'une œuvre se rende étrangère aux conditions de sa création ? Ne faut-il pas entendre qu'elle est au-delà de l'achèvement comme de l'inachèvement ? Et, en effet, comment une œuvre serait-elle jamais achevée, au sens ordinaire du terme ? Pour le penser, il faudrait supposer que son sens fût rigoureusement déterminé, qu'elle ait pu acquérir un jour, par l'énoncé de certaines propositions, une cohérence telle que toute parole nouvelle en fût devenue superflue, il faudrait voir en elle une longue chaîne de démonstrations destinée à trouver son terme dans une dernière preuve. Mais aussitôt deviendrait inintelligible le pouvoir – que nous lui reconnaissons de solliciter indéfiniment la réflexion de futurs lecteurs, de lier dans une même interrogation les questions [342] qu'ils lui posent et celles qui naissent de leur expérience propre. Une œuvre achevée serait une œuvre dont l'auteur se serait entièrement rendu maître et dont, pour cette raison même, le lecteur n'aurait qu'à prendre possession à son tour, qui n'aurait donc à travers tous ceux qui la lisent qu'un seul lecteur. Nous ne saurions donc dire qu'elle demeurerait présente aux hommes, en dépit du temps écoulé depuis le moment de sa création ; non que les vérités découvertes dussent cesser de valoir comme telles, mais parce que, une fois pour toutes fixées dans des opérations de connaissance qu'il serait toujours possible de répéter, elles constitueraient un simple acquis sur lequel il serait inutile de revenir.

L'œuvre fascine, disions-nous ; dans le moment où l'auteur disparaît, elle nous détache de lui et nous contraint de la voir comme la verront de futurs lecteurs ; mais cela ne signifie pas qu'elle a gagné une identité définie hors du temps. Loin de se retirer de notre temps, comme de tout temps, elle envahit sous nos yeux le champ du passé et de l'avenir, elle est d'avance présente à ce qui n'est pas encore et le sens de cette présence nous est en partie dérobé. Nous ne doutons pas qu'elle ne parlera quand nous ne serons plus là pour l'entendre – de même que continuent de parler les œuvres du passé, à lointaine distance de leur auteur et de leurs premiers lecteurs – et nous savons également qu'on lira en elle ce que nous ne sommes pas en mesure de lire, que les interprétations les mieux fondées n'en épuiseront pas le sens. Le temps nouveau qu'elle institue, pour être différent du temps de l'histoire réelle, ne lui est pas étranger, car à tout moment elle existe dans la triple dimension du présent, du passé et de l'avenir et, si elle demeure la même, elle est toujours en attente de son propre sens. Ce n'est pas seulement son image qui se renouvelle, c'est elle-même qui dure, à qui la durée est essentielle, puisqu'elle est faite pour accueillir l'épreuve des changements du monde et de la pensée des autres. De ce seul point de vue, elle a une existence positive – non parce qu'elle est, une fois pour toutes, ce qu'elle est, mais parce qu'elle donne indéfiniment à penser, ne fera jamais défaut à qui l'interrogera, sera demain comme hier mêlée à nos rapports avec le monde.

Que le travail de l'écrivain paraisse avoir atteint ou non à son terme importe donc peu : aussitôt que nous sommes en ; [343] face de l'œuvre, nous sommes exposés à une même indétermination ;- et plus nous pénétrons dans son domaine, plus s'accroît notre connaissance, moins sommes-nous capables d'imposer une borne à nos questions. Nous devons enfin admettre que nous ne communiquons avec elle qu'en raison de cette indétermination, n'accueillons vraiment ce qu'elle donne à penser que parce que ce don n'a pas de nom, qu'elle-même ne dispose pas souverainement de ses pensées, mais demeure dans la dépendance du sens qu'elle veut transmettre.

Force est donc de reconsidérer le destin de l’œuvre. Nous pensions avoir échangé le malheur de la création interrompue contre la sécurité et le repos de l'œuvre accomplie. En elle nous trouvions la plénitude du sens et la solidité de l'être. Or, il est vrai, sa présence est rassurante puisqu'elle n'a pas de limites, puisqu'elle a sa place de droit parmi les œuvres du passé et rayonne –aussi loin qu'il nous plaît de l'imaginer dans la direction de l'avenir, puisque l'idée même qu'elle puisse un jour s'effacer de la mémoire des hommes ne peut rien contre la certitude que tant que la littérature véhiculera une interrogation sur notre rapport avec le monde elle demeurera un vivant repère. Mais cette présence se donne comme une énigme, car l’œuvre n'appelle à se tourner vers elle que pour rendre sensible à une certaine impossibilité d'être. À cette impossibilité, elle donne une figure singulière, mais elle ne la dépasse pas. Il lui est essentiel d'en témoigner, de demeurer séparée d'elle-même comme elle demeure séparée du monde dont elle peut capter le sens.

Ainsi découvrons-nous encore la mort dans l’œuvre parce que son pouvoir est lié à son impuissance dernière, parce que tous les chemins qu'elle ouvre et maintiendra toujours ouverts sont et seront sans aboutissement. Cette mort, en vain tentons-nous d'en écarter la menace : nous imaginons que ce que l’œuvre n'a pu dire, d'autres le diront dans l'avenir, mais ce qu'elle n'a pas dit lui appartient en propre et les pensées qu'elle éveille ne s'inscriront dans une œuvre nouvelle que loin d'elle, en vertu d'un nouveau commencement. Le sens qu'elle dispense demeure toujours en suspens, le cercle qu'elle trace circonscrit un certain vide ou une certaine absence.

Telle est, peut-être, la raison de notre trouble devant l'ouvrage inachevé ; c'est qu'il nous met brutalement en face d'une [344] ambiguïté essentielle dont nous préférons le plus souvent nous détourner. Ce qui déconcerte, ce n'est pas que la dernière partie du discours nous soit dérobée, que le but dont l'écrivain approchait soit désormais inaccessible, puisque ce but il est de fait qu'il ne sera jamais atteint ; c'est que, dans le même moment, nous devions découvrir la nécessité inscrite dans l’œuvre – le mouvement profond par lequel elle s'installe dans la parole pour s’ouvrir à un inépuisable commentaire du monde, son avènement à un ordre d'existence où elle paraît s'établir pour toujours – et cet obscur arrêt qui la laisse en deçà de son dessein, la rejette dans les frontières de fait de son expression et fait soudain douter de la légitimité de son entreprise. Nous pouvons bien nous persuader que l'incertitude à laquelle elle nous abandonne motive et entretient notre interrogation sur le monde, qu’elle parle encore quand elle se tait, par la vertu qu'elle a de désigner ce qui est et sera toujours au-delà de l'exprimable, il reste qu'elle s'était vouée au dévoilement incessant du sens, que toute sa vérité était dans ce dévoilement et qu'elle ne peut trouver un terme sans que le voile ne l'enveloppe à son tour et que ses voies se perdent dans l'obscurité.

Celui à qui viennent ces pensées est d'autant moins dispose à les oublier devant le dernier écrit de Maurice Merleau-Ponty qu'il sait qu'elles étaient siennes et apprend encore de lui à voir où elles le mènent. Qu'on relise, par exemple, Le philosophe et son ombre, Le langage indirect et les voix du silence, les Notices rédigées pour Les philosophes célèbres, ou seulement qu'on lise les pages que nous laisse l'écrivain après sa mort, on verra qu'il n'a jamais cessé de s'interroger sur l'essence de l’œuvre philosophique. C'était déjà, pour lut, un problème de comprendre le lien étrange qui liait son entreprise à celle de ses devanciers et, mieux qu'aucun autre, il a mis en évidence l'ambiguïté d'un rapport qui nous ouvre et nous ferme à la fois à la vérité de ce qui fut pensé par autrui, dévoile la profusion du sens derrière nous et, simultanément, une distance infranchissable du présent au passé dans laquelle se perd le sens de la tradition philosophique et naît l'exigence de reprendre dans la solitude, sans soutien extérieur, le travail de, l'expression. Or, les questions qu'il se posait en regard du passé, comment auraient-elles cessé de le solliciter quand il [345] se tournait vers l'avenir de la philosophie et cherchait à mesurer la portée de ses propres paroles ? C'était une même chose d'admettre que, si riches de sens fussent-elles, les œuvres du passé n'étaient jamais entièrement déchiffrables et ne nous délivraient pas de la nécessité de penser le monde comme s'il devait être pensé pour la première fois et de reconnaître à ceux qui viendraient après nous le droit de voir, à leur tour, avec un regard neuf ou, du moins, de porter ailleurs le centre de l'interrogation philosophique. À la fois il contestait que l'entreprise du philosophe ait jamais coïncidé avec la construction du système et, pour le même motif, il refusait d'élever sa propre expérience à l'absolu et d'y chercher la loi de toute expérience possible. Convaincu que l'œuvre ne demeure source dé sens que parce que, en son temps, l'écrivain sut penser ce que le présent lui donnait à penser, que c'est en reprenant possession du présent ancien que nous communiquons avec elle, mais que cette communication est toujours empêchée tant nous sommes à notre tour nécessités à concevoir toutes choses dit point de vue où nous sommes, il l'était également de la légitimité de sa recherche, de son pouvoir, certes, de parler pour d'autres qui ignoreraient tout de sa situation, mais tout autant de son impuissance à faire que ce qui donnait son prix à ses questions, tenait essentiellement à son idée de la vérité, se maintînt désormais dans la même lumière. Ainsi, pensait-il, noire travail d'expression ne rejoint celui des autres que par des voies dont nous ne sommes pas maîtres et nous devons toujours douter qu'ils viennent chercher en lui ce que nous-mêmes cherchons par un mouvement qui nous paraît celui-là même de la vérité philosophique. Et, certes, un tel doute ne ruinait pas dans son esprit l'idée d'une unité de la philosophie. C'est justement parce que celle-ci est, à ces yeux, interrogation continuée, qu'elle enjoint à chaque fois de ne rien présupposer, de négliger l'acquis et de courir le risque d'ouvrir un chemin qui ne mène nulle part. En vertu de la même nécessité, chaque entreprise se présente comme irrémédiablement solitaire et s'apparente à toutes celles qui l'ont précédée et lui succéderont. Il y a donc bien, en dépit des apparences, un grand discours qui se développe, à l'intérieur duquel se fondent les paroles de chacun, car, si elles ne composent jamais une histoire logiquement articulée, du moins sont-elles prises dans la même [346] poussée de langage et destinées au même sens. Mais la certitude qu'un tel discours nous soutient ne saurait faire que les frontières entre les œuvres s'effacent et que nous soyons assurés de lui être fidèle quand nous découvrons dans notre expérience la mise en demeure de la penser. L'ambiguïté n'est jamais tranchée puisque à aucun moment nous ne pouvons détacher tout à fait l'interrogation des œuvres dans lesquelles elle a trouvé sa forme, que c'est en pénétrant dans leur enceinte que nous y sommes vraiment initiés, et qu'enfin interroger par nous-mêmes c'est encore parler, trouver la mesure de notre quête dans un langage. De sorte que nous nous heurtons toujours au fait de l’œuvre et à son obscurité, que toutes nos questions sur le monde, celles que nous pensons découvrir à la lecture de nos devanciers et celles que nous pensons tirer de nous-mêmes, s'avèrent nécessairement doublées par une question sur l'être du langage et de l’œuvre : question que n'annule pas la conviction que le sens se donne à nous, mais qui grandit en même temps qu'elle, tant restent obscurs le fondement de ce sens et le rapport de l’œuvre avec ce qui est.

Que nous devions, maintenant que Merleau-Ponty est mort, regarder son œuvre comme une œuvre parmi d'autres, comme lui-même regardait et nous apprenait à regarder celle des autres, en un sens cela ne nous est d'aucun secours. Ce n'est pas parce qu'il s'interdit de réduire le sens à ce que le monde lui donne à penser dans le présent et marque d'avance la place de notre liberté que nous pouvons plus facilement l'assumer, faire la part de ce que sa tâche était et de ce que serait la nôtre à l'intérieur de la philosophie. Quand nous devient sensible le paradoxe constitutif de l’œuvre – ce fait qu'elle veut nommer l'être comme tel et s'avère répéter dans son être l'énigme à laquelle elle est affrontée, qu'elle revendique le tout de l'interrogation sans pouvoir faire mieux qu'ouvrir un chemin dont le sens est pour les autres à jamais incertain –, quand se révèle l'ambiguïté de notre rapport avec elle – que nous apprenions à penser en elle et, dans l'impuissance à prendre possession de son domaine, devions porter nos pensées ailleurs –, notre indécision ne fait que croître. Mais, peut-être, à nous remettre en mémoire ces questions qui furent celles de notre philosophe, sommes-nous mieux disposés à accueillir sa pensée, notamment [347] le dernier écrit qu'il n'a pu que commencer, à mesurer l'événement de ce dernier commencement dans lequel son entreprise devait trouver son terme, à entendre enfin comment le sens de son discours s'atteste dans l'être de son œuvre.

À sa mort, Merleau-Ponty travaillait sur un ouvrage, Le visible et l'invisible, dont la première partie seule était rédigée. Celle-ci témoigne de son effort pour donner une expression nouvelle à sa pensée. Il suffit déjà de lire quelques-uns des essais rassemblés dans Signes, la Préface dont il les avait fait précéder et L'œil et l'esprit, écrits qui appartiennent tous à la dernière période de sa vie, pour se persuader que, loin de constituer l'état définitif de sa philosophie, ses premiers ouvrages, justement célèbres, n'avaient fait que jeter les fondements de son entreprise, créer en lui la nécessité d'aller plus loin. Mais Le visible et l'invisible devait mettre en pleine lumière le chemin parcouru depuis le temps où la double critique de l'idéalisme et de l'empirisme lui faisait aborder un nouveau continent. Dans les pages qui nous restent et les notes de travail qui les accompagnent, l'intention devient manifeste de reprendre les analyses anciennes sur la chose, le corps, la relation du voyant et du visible pour dissiper leur ambiguïté, et pour montrer qu'elles n'acquièrent tout leur sens qu'en dehors d'une interprétation psychologique, rattachées à une nouvelle ontologie. Seule celle-ci peut maintenant en fonder la légitimité, de même que seule elle permettra de relier les critiques adressées à la philosophie réflexive, à la dialectique et à la phénoménologie – critiques jusqu'alors dispersées et apparemment tributaires de descriptions empiriques –, en dévoilant l'impossibilité où nous sommes désormais de maintenir le point de vue de la conscience.

Nul doute que, lorsque Merleau-Ponty entreprend ce travail, il juge qu'il ait son œuvre devant lui, non derrière lui. Il ne pense pas apporter un complément ou des corrections à ses écrits antérieurs, les rendre plus accessibles au publie ou seulement les défendre contre les attaques dont ils ont été l'objet, comme s'ils avaient à ses yeux une identité définie. Ce qu'il a déjà fait ne compte que dans la seule mesure où il y découvre la finalité d'une tâche ; son acquis n'a de valeur que parce qu'il donne le pouvoir de continuer et ce pouvoir ne peut s'exercer qu'au prix d'un bouleversement du travail antérieur, [348] de sa réorganisation suivant des dimensions nouvelles. La certitude que ses premières tentatives n'étaient pas vaines lui vient seulement de la nécessité où elles le mettent de revenir sur elles pour les penser et faire droit à ce qu'elles demandent.

Que le lecteur ne puisse tout à fait partager ce sentiment, cela est sûr. Les choses dites ont, pour lui, un poids qui leur attache l'écrivain et nous entraîne vers elles. Quand il lit les premiers ouvrages de Merleau-Ponty, il découvre déjà une le philosophie. Alors qu'ils éveillent en lui mille questions qui disposent à attendre la suite, alors même que cette attente le situe, disions-nous, dans le même temps que celui de l'auteur, il perçoit des idées, sinon des thèses, dont la consistance ne fait pas de doute à ses yeux. C'est à ces idées qu’il confrontera désormais les paroles de l'écrivain pour chercher leur confirmation, ou au contraire des variations, voire un démenti. Mais, pour l'écrivain, le dit pèse d'un autre poids, il institue une sourde pression sur la parole, il est ce qu'il faut prendre en charge, avec quoi il faudra toujours compter, nullement une réalité positive. Les idées qu'il a derrière lui sont creuses, d'autant plus efficaces qu'elles manquent de tout ce qu'elles appellent à penser, et c'est ce vide très déterminé qui supporte son entreprise. Et, sans doute, rien ne peut faire que la perspective de l'écrivain et celle du lecteur coïncident, car leur illusion procède de motifs complémentaires. Comme on l'a souvent observé, l'un ne peut voir ce qu'il écrit et il écrit parce qu'il ne voit pas ; l'autre, en revanche, ne peut que voir. Or l’œuvre que l'auteur ne peut regarder est à ses yeux comme si elle n'existait pas et c'est toujours dans l'écriture qu'il cherche à s'assurer de ce qu'elle doit être, tandis que, s'adressant à notre regard de lecteur, elle le tente de la considérer comme une chose parmi d'autres, une chose qui est puisqu'elle est perçue, et dont il a seulement à connaître les propriétés. Cette distance d'une perspective à l'autre s'accroît soudain infiniment avec la mort du philosophe, car c'est son œuvre tout entière qui se trouve convertie en chose dite et se donne désormais avec l'apparence d'un objet. Même l'image qu'il se faisait de son travail futur, quand nous la découvrons, à la lecture de ses papiers personnels, n'ébranle pas notre certitude d'être en face d'une œuvre, et le dernier écrit – en dépit de son inachèvement – fournit encore l'occasion de prendre la mesure de celle-ci, de la prendre [349] mieux puisqu'il dispense d'ultimes informations sur sa nature. Pourtant le moment où nous découvrons ce dernier écrit est aussi celui où notre illusion vacille. Autant il nous paraît naturel de chercher en lui, sinon le sens ultime, du moins ce qui le donnera aux ouvrages antérieurs, autant il est difficile de reconnaître cet achèvement sous les traits d'une introduction où se multiplient les questions, où les réponses sont toujours différées, où la pensée s'appuie constamment sur un discours futur, désormais interdit.

Et, de fait, telle est la fonction des cent cinquante pages manuscrites auxquelles se trouve réduit Le visible et l'invisible : introduire. Il s'agit de diriger le lecteur vers un domaine que ses habitudes de pensée ne lui rendent pas immédiatement accessible. Il s'agit, notamment, de le persuader que les concepts fondamentaux de la philosophie moderne – par exemple, les distinctions du sujet et de l'objet, de l'essence et du fait, de l'être et du néant, les notions de conscience, d'image, de chose – dont il est fait constamment usage impliquent déjà une interprétation singulière du monde et ne peuvent prétendre à une dignité spéciale quand notre propos est justement de nous remettre en face de notre expérience, pour chercher en elle la naissance du sens. Pourquoi est-il devenu nécessaire de prendre un nouveau départ, pourquoi ne pouvons-nous plus penser dans le cadre des anciens systèmes, ni même bâtir sur le sol où nous les voyons, si différents soient-ils dans leur orientation, plonger leurs racines, voilà ce que l'auteur s'efforce de dire en premier lieu. Il appelle à un examen de notre condition, telle qu'elle est avant que la science et la philosophie n'en composent une traduction suivant les exigences de leur langage respectif et que nous en venions à oublier qu'elles-mêmes ont des comptes à rendre sur leur propre origine. Mais cet examen n'est pas présenté, il n'est qu'annoncé ; seuls des points de repère font entrevoir ce que serait une description de l'expérience fidèle à l'expérience. La forme même du discours est un avertissement. De constantes réserves, des allusions à ce qui sera dit plus tard, le tour conditionnel interdisent d'enfermer la pensée dans les énoncés présents. Quand le moment sera venu, dit en substance l'écrivain, le sens vrai de l'exposé se dévoilera ; l'argument, ajoute-t-il, serait autrement étendu, [350] s'il n'était pressé d'indiquer d'abord les grandes lignes de sa recherche. Or, ce serait une erreur de prendre ces précautions pour des artifices, il faut lire les pages qui nous sont laissées comme l'auteur souhaitait qu'on les lût, dans la pensée que tout ce qui est dit ici est encore provisoire et, puisque notre attente de la suite ne peut être remplie, il faut les lire telles qu'elles sont, liées aux pages qui leur manquent : si forte soit notre inclination à chercher dans le champ présent du discours un sens qui se suffise, nous ne pouvons ignorer le vide qu'il porte en son centre. L'œuvre est d'autant plus béante qu'elle ne prend forme devant nous que pour désigner ce qu'il lui est devenu impossible de dire. Et la première justice à lui rendre, sans doute, est de la voir comme elle se présente, de connaître l'état de privation dans lequel elle nous met, de mesurer la perte à laquelle elle rend sensible, de savoir, enfin, que cette perte ne peut être comblée et que nul ne saurait donner expression à ce qui est demeuré pour elle inexprimable.

Mais peut-être nous tromperions-nous plus gravement encore si, nous persuadant ainsi que la première partie du Visible et l'invisible a valeur d'introduction, nous voulions conclure qu'elle se tient en deçà de l'essentiel. Ce serait là déjà méconnaître la nature de l'œuvre de pensée, car en celle-ci l'initiation est toujours décisive, la vérité du parcours toujours anticipée dans la première démarche ; davantage : à un moment du discours se crée un rapport entre ce qui a été dit et ne l'est pas encore, qui double tout énoncé et fait naître par-delà la succession des idées, une profondeur de sens où elles coexistent, s’avèrent consubstantielles et, sans cesser de s'inscrire dans le temps, s'impriment simultanément dans un même champ – de telle sorte que, cette dimension une fois ouverte, nous sommes mis en présence de l'œuvre et celle-ci survit à l'amputation que le sort lui inflige. Mais, dans le cas particulier, ce serait surtout méconnaître l'intention de l'écrivain qui s'emploie dès le début de son ouvrage à rendre sensible le lien de toutes les questions de philosophie, leur implication réciproque, la nécessité de l'interrogation d'où elles procèdent et, loin de s'abandonner à des considérations préliminaires, rassemble dans une première esquisse la plupart des thèmes qu'il compte brasser et rebrasser dans la suite. Ce n'est pas, par exemple, l'exposé d'une méthode que nous offre cette première [351] partie : elle contient plutôt une mise en garde contre ce qui est communément appelé méthode, c'est-à-dire contre l'entreprise de définir un ordre de démonstration qui vaudrait en soi, indépendamment d'un développement effectif de pensée ; elle demande que le sens émerge de la description de l'expérience et des difficultés qu'elle réserve aussitôt que nous voulons la penser selon les catégories de la philosophie passée, ou la penser en général ; elle ne peut pas énoncer un principe ou des principes qui permettraient de la reconstruire, mais elle propose de l'explorer dans toutes les directions, en interrogeant à la fois notre rapport avec le monde tel que nous croyons le vivre naïvement et le milieu culturel dans lequel ce rapport s'inscrit et trouve un statut déterminé. Or, pour que ce dessein se forme, il faut que nous ayons déjà pris la mesure de notre situation ; il faut – et c'est bien la tâche que Merleau-Ponty s'assigne en commençant – que nous examinions le mouvement qui nous porte à donner notre adhésion aux choses et aux autres et les ambiguïtés auxquelles il expose ; pourquoi il est irrésistible, et, aussitôt que nous voulons le penser, se transforme en énigme ; il faut que nous confrontions ce que l'écrivain appelle notre « foi perceptive » avec les vérités de la science, découvrions que celle-ci, qui paraît souverainement disposer de son objet tant qu'elle le construit à partir de ses définitions et conformément à son idéal de mesure, est impuissante à éclairer l'expérience du monde à laquelle elle puise, sans le dire, et, finalement, quand elle rencontre dans ses opérations la trace d'une implication du sujet de connaissance dans le réel, s'avère aussi démunie que la conscience commune pour lui donner un statut ; il faut enfin reparcourir le chemin de la réflexion qui est celui de la philosophie moderne – au terme duquel tous problèmes paraissent résolus, puisque la pensée double maintenant sur toute son étendue la vie perceptive et porte en elle le principe d'une discrimination entre le vrai et le faux, lé réel et l'imaginaire, – et voir dans quelles conditions cette « solution » est atteinte, au prix de quelle mutilation notre situation est convertie en simple objet de connaissance, notre corps en chose quelconque, la perception en pensée de percevoir, la parole en signification pure, par quels artifices le philosophe parvient à se dissimuler son inhérence au monde, à l'histoire et au langage.

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Cette première élucidation suppose déjà un va-et-vient entre la description de l'expérience et la critique du savoir philosophiq4e, non que nous devions dénoncer les erreurs de la théorie en regard de ce qui est, mais parce que, loin de rejeter la philosophie, passée pour édifier un nouveau système sur table rase, nous apprenons en elle à mieux voir et, prenant en charge son entreprise, cherchant seulement à la conduire jusqu'au bout, éclairons notre propre situation à partir de ce qu'elle nous donne à penser sur le monde. Ainsi sommes-nous jetés en pleine recherche, occupés à sillonner déjà le champ de nos questions, à les articuler les unes par rapport aux autres, et à découvrir la nécessité qui les commande, alors que nous pensions seulement commencer d'avancer.

En un sens, il y a bien commencement, mais en un autre cette image nous égare. C'est qu'il est à la fois vrai que l'auteur appelle à prendre un nouveau départ et qu'il s'interdit pourtant la recherche d'un point origine qui permettrait de tracer la voie du savoir absolu. Peut-être en ceci son entreprise se distingue-t-elle le plus profondément de celle de ses devanciers. Il était si convaincu de l'impossibilité où se trouve la philosophie de s'établir comme pure source de sens qu'il voulait d'abord dénoncer son illusion. Ainsi, dans de premières ébauches d'introduction, partait-il de cette observation que nous ne pouvons découvrir une origine en Dieu, en la nature ou en l'homme, que de telles tentatives se rejoignent en fait dans le mythe d'une explicitation totale du monde, d'une adéquation entière de la pensée et de l'être, qui ne tient nul compte de notre insertion dans l'être dont nous parlons, que ce mythe ne soutient plus, d'ailleurs, en notre temps aucune recherche féconde et que le dissiper n'est pas retomber dans le scepticisme et l'irrationalisme, mais pour la première fois connaître la vérité de notre situation. Idée si constante en lui que nous la retrouvons exprimée dans la dernière note de travail, écrite deux mois avant sa mort : « Mon plan... doit être présenté, dit-il, sans aucun compromis avec l'humanisme, ni d'ailleurs avec le naturalisme, ni enfin avec la théologie. Il s'agit précisément de montrer que la philosophie ne peut plus penser suivant ce clivage : Dieu, l'homme, les créatures – qui était le clivage de Spinoza... »

S'il y a nécessité d'un recommencement, c'est donc en un [353] sens tout nouveau. Il ne s'agit pas de balayer des ruines pour poser une fondation neuve, il s'agit plutôt de reconnaître que, quoi que nous disions sur l'être, nous l'habitons par tout nous-même, que notre travail d'expression est encore une installation en lui, qu'enfin notre interrogation est, pour la même raison, sans origine et sans terme, puisque nos questions naissent toujours de questions plus anciennes et que nulle réponse ne peut dissiper le mystère de notre rapport avec l'être.

Kafka disait déjà que les choses se présentaient à lui « non par leurs racines, mais par un point quelconque situé vers leur milieu ». Il le disait pour témoigner de sa misère, sans doute ; mais le philosophe qui se déprend du mythe de la « racine » accepte résolument de se situer en ce milieu et de partir de ce « point quelconque ». Cette contrainte est le signe de son attache, et c'est parce qu'il s'y soumet que l'espoir lui est donné de progresser d'un domaine à l'autre, dans le labyrinthe intérieur où s'effacent les frontières du visible, où toute question sur la nature conduit à une question sur l'histoire, toute question de ce genre à une question sur la philosophie de la nature ou de l'histoire, toute question sur l'être à une question sur le langage. Dans une telle entreprise, on peut voir des étapes, mats non distinguer les préparatifs et l'exploration elle-même. Parlant de sa recherche, Merleau-Ponty dit une fois qu'il s'agit d'une « ascension sur place » ; le plus souvent, il la voit décrire un cercle, le vouant à passer et repasser par les mêmes points de station. Quelle que soit l'image, elle nous interdit de penser que nous ne soyons pas, dès le début, aux prises avec l'essentiel. Tout au contraire devons-nous admettre que l'introduction est le premier parcours du cercle et que, menée à son terme, l’œuvre n'en aurait pas, pour autant, franchi les limites, terminé le mouvement, tant il est sûr que c'est dans ces limites, par ce mouvement qu'elle découvre son pouvoir d'expression.

Ainsi est-il à la fois vrai que les cent cinquante pages manuscrites auxquelles se réduit à présent Le visible et l'invisible devaient en composer le début et s'offrent encore à nous comme une introduction et qu'elles sont plus que cela, qu'elles portent le sens de l’œuvre et nous appellent à le découvrir en elles : [354] que la suite de l'ouvrage eût été tout autre chose que l'illustration ou le commentaire des idées énoncées dans sa première partie, et que celle-ci l'anticipe, permet de l'évoquer.

Or, peut-être ce paradoxe nous étonnerait-il moins si nous voyions comment il est fondé dans le langage de l’œuvre, dans le travail de l'écriture tel que le concevait l'écrivain. C'est un fait remarquable que, voudrions-nous reconstituer les principales articulations de l'ouvrage qu'il préparait, nous serions dans l'impossibilité matérielle d'y parvenir. Certes, de nombreuses notes de travail, des ébauches anciennes, quelques rares indications de plan, d'une extrême brièveté, et qui ne s'accordent pas toutes entre elles, permettent d'entrevoir l'ampleur de sa recherche. Mais savoir qu'elle devait longuement revenir sur le problème de la perception et faire large place, notamment, aux travaux récents de la psychologie expérimentale et de la psychologie de la Forme, que l'analyse du concept de nature aurait requis une description de l'organisme humain, du comportement animal et l'examen des phénomènes d'évolution, que ces études elles-mêmes auraient commandé la critique de ce que l'auteur appelait le « complexe de la philosophie occidentale », que cette critique, à son tour, devait trouver son résultat dans une nouvelle conception de l'histoire et du rapport nature-histoire, qu'enfin – et c'est là de toutes les hypothèses la moins douteuse – l'œuvre devait .s'achever par une réflexion sur le langage et sur cette forme particulière de langage qu'est le discours philosophique, revenant ainsi à son terme sur le mystère de son origine, cela nous laisse dans l'ignorance du chemin qui aurait été suivi, de l'ordre des étapes ou des révolutions de la pensée. Comment croire, donc, que la répugnance de Merleau-Ponty à tracer des plans, à préparer par des schémas ce qu'il se proposait de dire et à se tenir à ses projets était un trait de tempérament? La vérité est bien plutôt que son expérience d'homme philosophant coïncidait avec son expérience d'écrivain, lui interdisait de dominer son propre travail, comme s'imagine le dominer celui pour qui le sens peut être une fois entièrement possédé. De ce sens, il lui fallait faire l'épreuve dans l'écriture. Convaincu qu'il n'est pas de point privilégié d'où se dévoile comme un panorama la nature, l'histoire, l'être même, ou, comme il l'a dit si souvent, que la pensée de [355] survol nous détache de la vérité de notre situation, il lui fallait en même temps renoncer à l'illusion de voir son œuvre propre comme un tableau ; s'obliger à cheminer dans la demi-obscurité pour découvrir le lien intérieur de ses questions, faire entièrement droit à ce qui demande ici et maintenant d'être dit sans jamais s'abandonner à la sécurité d'un sens déjà tracé, déjà pensé. Ainsi est-ce, en fin de compte, pour une seule et même raison que nous sommes induits à chercher dans ce qui est écrit l'essence de l’œuvre et empêchés d'imaginer la suite du discours comme le simple prolongement de son début. Le langage du philosophe nous enseigne une nécessité qui n'est pas logique, mais ontologique, de sorte que nous trouvons en lui plus qu'un sens, un sens du sens, et, sitôt qu'il nous fait défaut, perdons le contact avec cela qui donnait profondeur, mouvement et vie aux idées. Autant nous devons être attentifs à la parole de l'écrivain, lui ménager toutes ses résonances dans l'espace qu'elle habite, autant il nous est interdit de franchir les limites de cet espace et de violer la zone de silence qui l'enveloppe. C'est cette parole et ce silence qu'il faut entendre ensemble – ce silence qui succède à la parole, qui n'est pas rien puisqu'il tient encore à elle et désormais la soutient.

Sur le rapport de la parole et du silence, Merleau-Ponty méditait déjà. Dans une note, il écrit : « Il faudrait un silence qui enveloppe la parole après qu'on s'est aperçu que la parole enveloppait le silence prétendu de la coïncidence psychologique. Que sera ce silence ? Comme la réduction, finalement, n'est pas pour Husserl immanence transcendantale, mais dévoilement de la Weltthesis, ce silence ne sera pas le contraire du langage. »C'était nous faire entendre que la parole est entre deux silences : elle donne expression à une expérience muette, ignorante de son propre sens, mais seulement pour la faire paraître dans sa pureté, elle ne rompt notre contact avec les choses, ne nous tire de l'état de confusion où nous sommes avec toutes choses que pour nous éveiller à la vérité de leur présence, rendre sensibles leur relief et l'attache qui nous lie à elles. Du moins en est-il ainsi de la parole qui parle conformément à son essence et, s'il s'agit du discours philosophique, de cette parole qui ne cède pas au vertige de l'éloquence, ne veut pas se suffire, se fermer sur elle-même et sur [356] son sens, mais s'ouvre au dehors et y conduit. Mais si elle, qui naît dit silence, peut chercher son achèvement dans le silence et faire que ce silence-là ne soit pas son contraire, c'est qu'entre l'expérience et le langage il y a, par principe, échange ; c'est que l'expérience n'est rien avec quoi l'on puisse coïncider, qu'elle porte une transcendance puisqu'elle est déjà, en elle-même, différenciation, articulation, structuration, et qu'en quelque sorte elle appelle le langage ; c'est que le langage est aussi expérience, qu'il y a, comme l'écrit si bien Merleau-Ponty, un être du langage dans lequel se répète l'énigme de l'être, que par-delà le mouvement des significations pures se tient la masse silencieuse du discours, ce qui n'est pas de l'ordre du dicible, et que la plus haute vertu de l'expression est de dévoiler ce passage continu de la parole à l'être et de l'être à la parole ou cette double ouverture de l'un sur l'autre. Penser cet échange, c'est sans doute à quoi Le visible et l'invisible devait s'appliquer pour finir. Mais il est troublant que les dernières lignes, les derniers mots de l'écrivain soient pour l'évoquer. Merleau-Ponty écrit : « En un sens, comme dit Husserl, toute la philosophie consiste à restituer une puissance de signifier, une naissance du sens, une expression de l'expérience par l'expérience qui éclaire notamment le problème spécial du langage. Et, en un sens, comme dit Valéry, le –langage est tout puisqu'il n'est la voix de personne, qu'il est la voix des choses, des ondes et des bois. Et ce qu'il faut comprendre, c'est que, de l'une à l'autre de ces vues, il n'y a pas renversement dialectique, nous n'avons pas à les rassembler dans une synthèse ; elles sont deux aspects de la réversibilité qui est vérité ultime. »

Que le hasard scellé le livre sur vérité ultime, que celui-ci, loin dit terme qu'il visait, se ferme sur une pensée qui en est la préfiguration, le lecteur ne manquera pas d'y voir un signe – comme la trace d'un avertissement que l'œuvre, à défaut de l'homme, sut entendre. Mais ce signe ne saurait faire oublier le sens et il faut aussi reconnaître que ce qui est dit ici, au dernier moment, est de nature à éclairer le problème de l'œuvre philosophique – de l'œuvre en général et de celle-là même que nous lisons. Car c'est en elle que se dévoile la réversibilité (le l'expérience et dit langage. C'est parce qu'elle mène ou prétend mener la tâche de l'expression jusqu'à ses limites extrêmes, [257] parce qu'elle veut recueillir la vérité de l'expérience telle qu'elle est avant d'être mise en mots et, simultanément, veut concentrer et épuiser en elle tous les pouvoirs de la parole qu'elle découvre l'impossibilité de se tenir ici ou là, voit son mouvement s'inverser dans les deux sens et s'oblige enfin à témoigner de cette indétermination qui fait son existence. La réversibilité dont parle le philosophe s'énonce avant qu'il ne la nomme dans la forme de son œuvre. Mieux : en la nommant il ne fait qu'exprimer fidèlement le sens de son entreprise. Car celle-ci suppose, si elle n'est pas vaine, que nous ne pouvons trouver un absolu dans l'expérience ni faire du langage un absolu, que cette puissance anonyme que nous appelons expérience ou langage n'est pas une réalité positive qui se suffise à soi seule, qu'il y a dans l'être comme un besoin de la parole et dans la parole comme un besoin de l'être, indissociables l'un de l'autre, que parler et vivre sont également source de questions et que celles-ci se rapportent les unes aux autres. Ainsi la (c vérité ultime » sur laquelle s'achève Le visible et l'invisible est aussi celle d'où l'ouvrage tire son origine ; cette vérité ne constitue pas un point d'arrêt, elle ne donne pas à la pensée le repos, elle désigne plutôt le point de passage qui est pour l'œuvre celui de sa fondation continuée.

Nous demandions : comment entendre le silence qui succède à la parole ? Mais si nous le pouvons, c'est qu'elle ne l'a jamais aboli, qu'à chaque moment elle conduit au-delà d'elle-même et nous interdit de nous replier dans les limites du sens immédiatement donné. Le silence dernier n'est fait que de ces silences rassemblés, il s'étend au-delà du discours, parce qu'il n'a cessé de lui servir de fond ; de sorte que c'est une même chose d'entendre ce discours et ce silence, de savoir s'arrêter à la frontière du dit et de reconnaître qu'il n'y a pas de frontière entre le langage et le monde.

Encore est-il vrai que si Le visible et l'invisible donne le pouvoir d'entendre, c'est parce que les questions que nous posons devant l'œuvre et son inachèvement rejoignent celles que se posait l'auteur quand il s'obligeait à écrire de manière que ne lui fût pas contraire, ne disons pas un soudain et imprévisible arrêt de la parole, mais le terme de son entreprise qui, quel qu'il fût, ne devait pas être seulement un terme, mais [358] devait aussi signifier l'absence de tout terme. Cette tâche, lui-même en laisse entrevoir, un moment, le sens, quand il se demande, dans le cours de l'ouvrage, ce que peut être l'expression philosophique : « ... les paroles les plus chargées de philosophie, observe-t-il, ne sont pas nécessairement celles qui enferment ce qu'elles disent. Ce sont plutôt celles qui ouvrent le plus énergiquement sur l’être, parce qu'elles rendent plus étroitement la vie du tout et font vibrer jusqu'à les disjoindre nos évidences habituelles. C'est une question de savoir si la philosophie, comme reconquête de l'être brut ou sauvage, peut s'accomplir par les moyens du langage éloquent ou s'il ne faudrait pas en faire un usage qui leur ôte sa puissance de signification immédiate ou directe pour l'égaler à ce qu'elle veut tout de même dire ». Passage énigmatique, sans doute. La réponse n'accompagne pas la question. Il n'est pas dit ce que serait une œuvre qui se priverait des moyens du langage éloquent ; ce que serait, pour reprendre une formule employée par l'auteur, en une autre circonstance, un « langage indirect » de la philosophie. Nous savons seulement qu'il n'a jamais cessé de revendiquer pour elle un mode d'expression original et ne songeait nullement à lui substituer le langage de l'art ou de la poésie. Cependant, quand nous lisons l'écrivain, cette confidence s'éclaire, car il s'avère que ses propres paroles n'enferment pas ce qu'elles disent, que leur sens déborde toujours la signification immédiate ou  directe et qu’enfin leur pouvoir d'ouvrir sur l'être est lié à la force de l'interrogation qui les anime. Ne devons-nous pas comprendre justement que le langage philosophique est le langage interrogatif ? Si cela même ne peut être affirmé en termes positifs, c'est que nulle formule ne peut faire entendre ce que c'est que l'interrogation. Merleau-Ponty peut bien, à plusieurs reprises, la nommer, dire ce qu'elle n'est pas – l'énoncé de questions qui comme toutes questions de connaissance demandent à s'effacer devant des réponses – et pourquoi elle se renouvelle indéfiniment ait contact de notre expérience ; cependant toute définition nous détournerait d'elle en nous faisant oublier que c'est dans la vie et dans le langage qu'elle se déploie, ou, pour mieux dire, qu’elle n'est que vie et langage, cette vie et ce langage assumés. Pour faire droit à l'interrogation, il ne suffit pas au philosophe de déclarer qu'elle est interminable, que l'homme n'en [359] a jamais fini de poser des questions sur sa situation dans le monde, car, si vraie soit-elle, une telle idée est trop générale pour avoir consistance, encore doit-il la conduire effectivement, lui ménager un chemin, faire en sorte que, dans l’œuvre, les réponses suscitées par les questions ne mettent nulle part un terme à la réflexion, que d'un domaine d'expérience à un autre le passage soit toujours préservé, que le sens se dévoile dans l'impossibilité où nous sommes de demeurer en aucun lieu, enfin que le discours tout entier soit comme une seule et .même phrase où l'on puisse distinguer, certes, des moments, des articulations et des pauses, mais dont le contenu, en chaque proposition, ne soit jamais dissociable du mouvement total.

Et de fait, du début à la fin, Le visible et l'invisible est tentative de maintenir l'interrogation ouverte. Non pas exercice d'un doute méthodique et délibéré, d'où le sujet tirerait l'illusion de se détacher de toutes choses et qui préparerait la restauration d'une pensée sûre de ses droits, mais exploration continue de notre vie perceptive et de notre vie de connaissance ; non pas négation des certitudes communes, destruction de notre foi en l'existence des choses et des autres, mais adhésion donnée à ces certitudes, à cette foi, au point que l'insistance à les épouser dévoile qu'elles sont indissociablement certitude et incertitude, foi et non-foi ; passage en quelque sorte au travers de l'opinion pour rejoindre les ambiguïtés qu'elle recouvre ; non pas réfutation des théories de philosophes, mais retour à ce qui était à leur origine pour découvrir qu'elles conduisent au-delà des réponses qu'elles apportent ; interrogation, enfin, qui ne cesse de se rapporter à elle-même, ne perd pas de vue la condition de l’interrogeant, se sait prise dans l'être tandis qu'elle se voue à son expression.

Si la philosophie trouve par ce langage le moyen d’« égaler ce qu'elle veut tout de même dire », c'est que le secret de notre temporalité se trouve énoncé par celle de l’œuvre, que celle-ci nous apprend à reconnaître la continuité, l'indivision d'une expérience dont chaque moment est pris avec tous les autres dans la même poussée du temps et, simultanément, le mouvement qui interdit de fixer le sens de la chose, visible ou invisible, et fait indéfiniment surgir, par-delà le donné présent, le contenu latent du monde.

Mais quand l’œuvre parvient à cette conscience d'elle-même, [360] quand elle sait qu'elle est et est seulement le lieu de l’interrogation, n'est-ce pas alors qu'elle s'accorde silencieusement avec son terme ? Car celui qui va jusqu'au bout de l'interrogation ne peut que découvrir et nous faire découvrir la contingence de la parole. C'est une même chose, pour lui, d'affronter la région obscure où naissent ses pensées et celle où elles sont destinées à se défaire. Et c'est une même chose pour nous de lire partout les signes de sa présence et de sentir son absence imminente. L'interrogation vraie est fréquentation de la mort et nous ne nous étonnons pas que le philosophe qui la nomme rarement ait pourtant si grand pouvoir, dans son dernier écrit, de nous tourner vers elle.

Claude Lefort



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 12 juillet 2020 18:57
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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