Le Visible et l’Invisible.
Quatrième de couverture
Le présent visible n'est pas dans le temps et l'espace, ni, bien entendu, hors d'eux - il n'y a rien avant lui, après lui, autour de lui, qui puisse rivaliser avec sa visibilité. Et pourtant, il n'est pas seul, il n'est pas tout. Exactement : il bouche ma vue, c'est-à-dire, à la fois, que le temps et l'espace s'étendent au-delà, et qu'ils sont derrière lui, en profondeur, en cachette. Le visible ne peut ainsi me remplir et m'occuper que parce que, moi qui le vois, je ne le vois pas du fond du néant, mais du milieu de lui-même, moi le voyant, je suis aussi visible ; ce qui fait le poids, l'épaisseur, la chair de chaque couleur, de chaque son, de chaque texture tactile, du présent et du monde, c'est que celui qui les saisit se sent émerger d'eux par une sorte d'enroulement ou de redoublement, foncièrement homogène à eux, qu'il est le sensible même venant à soi, et qu'en retour le sensible est à ses yeux comme son double ou une extension de sa chair. L'espace, le temps des choses, ce sont des lambeaux de lui-même, de sa spatialisation, de sa temporalisation, non plus une multiplicité d'individus distribués synchroniquement et diachroniquement, mais un relief du simultané et du successif, une pulpe spatiale et temporelle où les individus se forment par différenciation. Les choses, ici, là, maintenant, alors, ne sont plus en soi, en leur lieu, en leur temps, elles n'existent qu'au bout de ces rayons de spatialité et de temporalité, émis dans le secret de ma chair, et leur solidité n'est pas celle d'un objet pur que survole l'esprit, elle est éprouvée par moi du dedans en tant que je suis parmi elles et qu'elles communiquent à travers moi comme chose sentante. Comme le souvenir-écran des psychanalystes, le présent, le visible ne compte tant pour moi, n'a pour moi un prestige absolu qu'à raison de cet immense contenu latent de passé, de futur et d'ailleurs, qu'il annonce et qu'il cache.
Maurice Merleau-Ponty
Maurice Merleau-Ponty est mort brutalement le 3 mai 1961. Il avait commencé deux ans plus tôt la rédaction d'un ouvrage philosophique qu'il devait intituler Le Visible et l'invisible. Ce dernier écrit, dans lequel il se proposait de jeter les fondements d'une nouvelle ontologie, est demeuré inachevé. Des notes de travail publiées à la suite du texte contribuent à éclairer son intention.
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