[7]
INTRODUCTION
LES PRÉJUGÉS CLASSIQUES
ET LE RETOUR AUX PHÉNOMÈNES
- I. LA « SENSATION » [9]
- Comme impression. Comme qualité. Comme la conséquence immédiate d'une excitation. Qu'est-ce que le sentir ?
- II. L'« ASSOCIATION « ET LA « PROJECTION DES SOUVENIRS » [20]
- Si j'ai des sensations, toute l'expérience est sensation. La ségrégation du champ. Il n'y a pas de « force associative ». Il n'y a pas de « projection de souvenirs ». L'empirisme et la réflexion.
- III. L'« ATTENTION » ET LE JUGEMENT [34]
- L'attention et le préjugé du monde en soi. Le jugement et l'analyse réflexive. Analyse réflexive et réflexion phénoménologique. La « motivation ».
- IV. LE CHAMP PHÉNOMÉNAL [64]
- Le champ phénoménal et la science. Phénomènes et « faits de conscience ». Champ phénoménal et philosophie transcendantale.
[8]
[9]
I. - LA « SENSATION »
En commençant l'étude de la perception, nous trouvons dans le langage la notion de sensation, qui paraît immédiate et claire : je sens du rouge, du bleu, du chaud, du froid. On va voir pourtant qu'elle est la plus confuse qui soit, et que, pour l'avoir admise, les analyses classiques ont manqué le phénomène de la perception.
Je pourrais d'abord entendre par sensation la manière dont je suis affecté et l'épreuve d'un état de moi-même. Le gris des yeux fermés qui m'entoure sans distance, les sons du demi-sommeil qui vibrent « dans ma tête » indiqueraient ce que peut être le pur sentir. Je sentirais dans l'exacte mesure où je coïncide avec le senti, où il cesse d'avoir place dans le inonde objectif et où il ne me signifie rien. C'est avouer que l'on devrait chercher la sensation, en deçà de tout contenu qualifié puisque le rouge et le vert, pour se distinguer l'un de l'autre comme deux couleurs, doivent déjà faire tableau devant moi, même sans localisation précise, et cessent donc d'être moi-même. La sensation pure sera l'épreuve d'un « choc » indifférencié, instantané et ponctuel Il n'est pas nécessaire de montrer, puisque les auteurs en conviennent, que cette notion ne correspond à rien dont nous ayons l'expérience, et que les perceptions de fait les plus simples que nous connaissions, chez des animaux comme le singe et la poule, portent sur des relations et non sur des termes absolus [1]. Mais il reste à se demander pourquoi on se croit, autorisé en droit à distinguer dans l'expérience perceptive une couche d'« impressions ». Soit une tache blanche sur un fond homogène. Tous les points de la tache ont en commun une certaine « fonction » qui fait d'eux une « figure ». La couleur de la figure est plus dense et comme plus résistante que celle du fond ; les bords de la tache blanche lui « appartiennent » et ne sont pas solidaires du fond pourtant contigu ; la tache paraît posée sur le fond et ne l'interrompt pas. Chaque partie annonce plus qu'elle ne contient et cette perception élémentaire est donc déjà chargée d'un sens. Mais si [10] la figure et le fond, comme ensemble, ne sont pas sentis, il faut bien, dira-t-on, qu'ils le soient en chacun de leurs points. Ce serait oublier que chaque point à son tour ne peut être perçu que comme une figure sur un fond. Quand la Gestaltheorie nous dit qu'une figure sur un fond est la donnée sensible la plus simple que nous puissions obtenir, ce n'est pas là un caractère contingent de la perception de fait, qui nous laisserait libres, dans une analyse idéale, d'introduire la notion d'impression. C'est la définition même du phénomène perceptif, ce sans quoi un phénomène ne peut être dit perception. Le « quelque chose » perceptif est toujours au milieu d'autre chose, il fait toujours partie d'un « champ ». Une plage vraiment homogène, n'offrant rien à percevoir ne peut être donnée à aucune perception. La structure de la perception effective peut seule nous enseigner ce que c'est que percevoir. La pure impression n'est donc pas seulement introuvable, mais imperceptible et donc impensable comme moment de la perception. Si on l'introduit, c'est qu'au lieu d'être attentif à l'expérience perceptive, on l'oublie en faveur de l'objet perçu. Un champ visuel n'est pas fait de visions locales. Mais l'objet vu est fait de fragments de matière et les points de l'espace sont extérieurs les uns aux autres. Une donnée perceptive isolée est inconcevable, si du moins nous faisons l'expérience mentale de la percevoir. Mais il y a dans le monde des objets isolés ou du vide physique.
Je renoncerai donc à définir la sensation par l'impression pure. Mais voir, c'est avoir des couleurs ou des lumières, entendre, c'est avoir des sons, sentir, c'est avoir des qualités, et, pour savoir ce que c'est que sentir, ne suffit-il pas d'avoir vu du rouge ou entendu un la ? - Le rouge et le vert ne sont pas des sensations, ce sont des sensibles, et la qualité n'est pas un élément de la conscience, c'est une propriété de l'objet. Au lieu de nous offrir un moyen simple de délimiter les sensations, si nous la prenons dans l'expérience même qui la révèle, elle est aussi riche et aussi obscure que l'objet ou que le spectacle perceptif entier. Cette tache rouge que je vois sur le tapis, elle n'est rouge que compte tenu d'une ombre qui la traverse, sa qualité n'apparaît qu'en rapport avec les jeux de la lumière, et donc comme élément d'une configuration spatiale. D'ailleurs, la couleur n'est déterminée que si elle s'étale sur une certaine surface, une surface trop petite serait inqualifiable. Enfin, ce rouge ne serait à la lettre pas le même s'il n'était le « rouge laineux » d'un tapis [2]. [11] L'analyse découvre donc dans chaque qualité des significations qui l'habitent. Dira-t-on qu'il ne s'agit là que des qualités de notre expérience effective, recouvertes par tout un savoir, et que l'on garde le droit de concevoir une « qualité pure » qui définirait le « pur sentir » ? Mais, on vient de le voir, ce pur sentir reviendrait à ne rien sentir et donc à ne pas sentir du tout. La prétendue évidence du sentir n'est pas fondée sur un témoignage de la conscience, mais sur le préjugé du monde. Nous croyons très bien savoir ce que c'est que « voir », « entendre », « sentir », parce que depuis longtemps la perception nous a donné des objets colorés ou sonores. Quand nous voulons l'analyser, nous transportons ces objets dans la conscience. Nous commettons ce que les psychologues appellent l’« experience error », c'est-à-dire que nous supposons d'emblée dans notre conscience des choses ce que nous savons être dans les choses. Nous faisons de la perception avec du perçu. Et comme le perçu lui-même n'est évidemment accessible qu'à travers la perception, nous ne comprenons finalement ni l'un ni l'autre, Nous sommes pris dans le monde et nous n'arrivons pas à nous en détacher pour passer à la conscience du monde. Si nous le faisions, nous verrions que la qualité n'est jamais éprouvée immédiatement et que toute conscience est conscience de quelque chose. Ce « quelque chose » n'est d'ailleurs pas nécessairement un objet identifiable. Il y a deux manières de se tromper sur la qualité : l'une est d'en faire un élément de la conscience, alors qu'elle est objet pour la conscience, de la traiter comme une impression muette alors qu'elle a toujours un sens, l'autre est de croire que ce sens et cet objet, au niveau de la qualité, soient pleins et déterminés. Et la seconde erreur comme la première vient du préjugé du monde. Nous construisons par l'optique et la géométrie le fragment du monde dont l'image à chaque moment peut se former sur notre rétine. Tout ce qui est hors de ce périmètre, ne se reflétant sur aucune surface sensible, n'agit pas plus sur notre vision que la lumière sur nos yeux fermés. Nous devrions donc percevoir un segment du monde cerné de limites précises, entouré d'une zone noire, rempli sans lacune de qualités, sous-tendu par des rapports de grandeur déterminés comme ceux qui existent sur la rétine. Or, l'expérience n'offre rien de pareil et nous ne comprendrons jamais, à partir du monde, ce que c'est qu'un champ visuel. S'il est possible de tracer un périmètre de vision en approchant peu à peu du centre, les stimuli latéraux, d'un moment à l'autre les résultats de la mesure varient et l'on n'arrive jamais à [12] assigner le moment où un stimulus d'abord vu cesse de l'être, La région qui entoure le champ visuel n'est pas facile à décrire, mais il est bien sûr qu'elle n'est ni noire ni grise. Il y a là une vision indéterminée, une vision de je ne sais quoi, et, si l'on passe à la limite, ce qui est derrière mon dos n'est pas sans présence visuelle. Les deux segments de droite, dans l'illusion de Müller-Lyer (fig. 1), ne sont ni égaux ni inégaux, c'est dans le monde objectif que cette alternative s'impose [3]. Le champ visuel est ce milieu singulier dans lequel les notions contradictoires s'entrecroisent parce que les objets - les droites de Müller-Lyer - n'y sont pas posés sur le terrain de l'être, où une comparaison serait possible, mais saisis chacun dans son contexte privé comme s'ils n'appartenaient pas au même univers. Les psychologues ont longtemps mis tout leur soin à ignorer ces phénomènes. Dans le monde pris en soi tout est déterminé. Il y a bien des spectacles confus, comme un paysage par un jour de brouillard, mais justement nous admettons toujours qu'aucun paysage réel n'est en soi confus. Il ne l'est que pour nous. L'objet, diront les psychologues, n'est jamais ambigu, il ne le devient que par l'inattention. Les limites du champ visuel ne sont pas elles-mêmes variables, et il y a un moment où l'objet qui s'approche commence absolument d'être vu, simplement nous ne le « remarquons » [4] pas. Mais la notion d'attention, comme nous le montrerons plus amplement, n'a pour elle aucun témoignage de la conscience. Ce n'est qu'une hypothèse auxiliaire que l'on forge pour sauver le préjugé du monde objectif. Il nous faut reconnaître l'indéterminé comme un phénomène positif. C'est dans cette atmosphère que se présente la qualité. Le sens qu'elle renferme est un sens équivoque, il s'agit d'une valeur expressive plutôt que d'une signification logique. La qualité déterminée, par laquelle l'empirisme voulait définir la sensation, est un objet, non un élément de la conscience, et c'est l'objet tardif d'une conscience scientifique. À ces deux titres, elle masque la subjectivité plutôt qu'elle ne la révèle.
Les deux définitions de la sensation que nous venons d'essayer [13] n'étaient directes qu'en apparence. On vient de le voir, elles se modelaient sur l'objet perçu. En quoi elles étaient d'accord avec le sens commun, qui, lui aussi, délimite le sensible par les conditions objectives dont il dépend. Le visible est ce qu'on saisit avec les yeux, le sensible est ce qu'on saisit par les sens. Suivons l'idée de sensation sur ce terrain [5] et voyons ce que deviennent, dans le premier degré de réflexion qu'est la science, ce « par », cet « avec », et la notion d'organe des sens. À défaut d'une expérience de la sensation, trouvons-nous du moins, dans ses causes et dans sa genèse objective, des raisons de la maintenir comme concept explicatif ? La physiologie, à laquelle le psychologue s'adresse comme à une instance supérieure, est dans le même embarras que la psychologie. Elle aussi commence par situer son objet dans le monde et par le traiter comme un fragment d'étendue. Le comportement se trouve ainsi caché par le réflexe, l'élaboration et la mise en forme des stimuli, par une théorie longitudinale du fonctionnement nerveux, qui fait correspondre en principe à chaque élément de la situation un élément de la réaction [6]. Comme la théorie de l'arc réflexe, la physiologie de la perception commence par admettre un trajet anatomique qui conduit d'un récepteur [14] déterminé par un transmetteur défini à un poste enregistreur [7] spécialisé lui aussi. Le monde objectif étant donné, on admet qu'il confie aux organes de sens des messages qui doivent donc être portés, puis déchiffrés, de manière à reproduire en nous le texte original. De là en principe une correspondance ponctuelle et une connexion constante entre le stimulus et la perception élémentaire. Mais cette « hypothèse (le constance » [8] entre en conflit avec les données de la conscience et les psychologues mêmes qui l'admettent en reconnaissent le caractère théorique [9]. Par exemple, la force du son sous certaines conditions lui fait perdre de la hauteur, l'adjonction de lignes auxiliaires rend inégales deux figures objectivement égales [10], une plage colorée nous paraît sur toute sa surface de même couleur, alors que les seuils chromatiques des différentes régions de la rétine devraient la faire ici rouge, ailleurs orangée, dans certains cas même achromatique [11]. Ces cas où le phénomène n'adhère pas au stimulus doivent-ils être maintenus dans le cadre de la loi de constance et expliqués par des facteurs additionnels, - attention et jugement - ou bien faut-il rejeter la loi elle-même ? Quand du rouge et du vert, présentés ensemble, donnent une résultante grise, on admet que la combinaison centrale des stimuli peut donner lieu immédiatement à une sensation différente de ce que les stimuli objectifs exigeraient. Quand la grandeur apparente d'un objet varie avec sa distance apparente, ou sa couleur apparente avec les souvenirs que nous en avons, on reconnaît que « les processus sensoriels ne sont pas inaccessibles à des influences centrales » [12]. Dans ce cas donc le « sensible » ne peut plus être défini comme l'effet immédiat d'un stimulus extérieur. La même conclusion ne s'applique-t-elle pas aux trois premiers exemples que nous avons cités ? Si l'attention, si une consigne plus précise, si le repos, si l'exercice prolongé ramènent finalement des perceptions conformes à la [15] loi de constance, cela n'en prouve pas la valeur générale, car, dans les exemples cités, la première apparence avait un caractère sensoriel au même titre que les résultats obtenus finalement, et la question est de savoir si la perception attentive, la concentration du sujet sur un point du champ visuel, - par exemple la « perception analytique » des deux lignes principales dans l'illusion de Müller-Lyer, - au lieu de révéler la « sensation normale » ne substituent pas un montage exceptionnel au phénomène originel [13]. La loi de constance ne peut se prévaloir contre le témoignage de la conscience d'aucune expérience cruciale où elle ne soit déjà impliquée, et partout où on croit l'établir elle est déjà supposée [14]. Si nous revenons aux phénomènes, ils nous montrent l'appréhension d'une qualité, exactement comme celle d'une grandeur, liée à tout un contexte perceptif, et les stimuli ne nous donnent plus le moyen indirect que nous cherchions de délimiter une couche d'impressions immédiates. Mais, quand on cherche une définition « objective » de la sensation, ce n'est pas seulement le stimulus physique qui se dérobe. L'appareil sensoriel, tel que la physiologie moderne se le représente, n'est plus propre au rôle de « transmetteur » que la science classique lui faisait jouer. Les lésions non corticales des appareils tactiles raréfient sans doute les points sensibles au chaud, au froid, ou à la pression, et diminuent la sensibilité des points conservés. Mais si l'on applique à l'appareil lésé un excitant assez étendu, les sensations spécifiques reparaissent ; l'élévation des seuils est compensée par une exploration plus énergique de la main [15]. On entrevoit, au degré élémentaire de la sensibilité, une collaboration des stimuli partiels entre eux et du système sensoriel avec le système moteur, qui, dans une constellation physiologique variable, maintient constante la sensation, et qui donc interdit de définir le processus nerveux comme la simple transmission d'un message donné. La destruction de la fonction visuelle, quel que soit l'emplacement des lésions, suit la même loi : toutes les couleurs sont d'abord atteintes [16] [16] et perdent leur saturation. Puis le spectre se simplifie, se ramène à quatre et bientôt à deux couleurs ; on arrive finalement à une monochromasie en gris, sans d'ailleurs que la couleur pathologique soit jamais identifiable à une couleur normale quelconque. Ainsi, dans les lésions centrales comme dans les lésions périphériques, « la perte de substance nerveuse a pour effet non seulement un déficit de certaines qualités, mais le passage à une structure moins différenciée et plus primitive » [17]. Inversement, le fonctionnement normal doit être compris comme un processus d'intégration où le texte du monde extérieur est non pas recopié, mais constitué. Et si nous essayons de saisir la « sensation » dans la perspective des phénomènes corporels qui la préparent, nous trouvons non pas un individu psychique, fonction de certaines variables connues, mais une formation déjà liée à un ensemble et déjà douée d'un sens, qui ne se distingue qu'en degré des perceptions plus complexes et qui donc ne nous avance à rien dans notre délimitation du sensible pur. Il n'y a pas de définition physiologique de la sensation et plus généralement il n'y a pas de psychologie physiologique autonome parce que l'événement physiologique lui-même obéit à des lois biologiques et psychologiques. Pendant longtemps, on a cru trouver dans le conditionnement périphérique une manière sûre de repérer les fonctions psychiques « élémentaires » et de les distinguer des fonctions « supérieures » moins strictement liées à l'infrastructure corporelle. Une analyse plus exacte découvre que les deux sortes de fonctions s'entrecroisent. L'élémentaire n'est plus ce qui par addition constituera le tout ni d'ailleurs une simple occasion pour le tout de se constituer. L'événement élémentaire est déjà revêtu d'un sens, et la fonction supérieure ne réalisera qu'un mode d'existence plus intégré ou une adaptation plus valable, en utilisant et en sublimant les opérations subordonnées. Réciproquement, « l'expérience sensible est un processus vital, aussi bien que la procréation, la respiration ou la croissance » [18]. La psychologie et la physiologie ne sont donc plus deux sciences parallèles, mais deux déterminations [17] du comportement, la première concrète, la seconde abstraite [19]. Quand le psychologue demande au physiologiste une définition de la sensation « par ses causes », nous disions qu'il retrouve sur ce terrain ses propres difficultés, et nous voyons maintenant pourquoi. Le physiologiste a pour son compte à se débarrasser du préjugé réaliste que toutes les sciences empruntent au sens commun et qui les gêne dans leur développement. Le changement de sens des mots « élémentaire » et « supérieur » dans la physiologie moderne annonce un changement de philosophie [20]. Le savant, lui aussi, doit apprendre à critiquer l'idée d'un monde extérieur en soi, puisque les faits mêmes lui suggèrent de quitter celle du corps comme transmetteur de messages. Le sensible est ce qu'on saisit avec les sens, mais nous savons maintenant que cet « avec » n'est pas simplement instrumental, que l'appareil sensoriel n'est pas un conducteur, que même à la périphérie l'impression physiologique se trouve engagée dans des relations considérées autrefois comme centrales.
Une fois de plus, la réflexion - même la réflexion seconde de la science - rend obscur ce qu'on croyait clair. Nous pensions savoir ce que c'est que sentir, voir, entendre, et ces mots font maintenant problème. Nous sommes invités à revenir aux expériences mêmes qu'ils désignent pour les définir à nouveau. La notion classique de sensation, elle, n'était pas un concept de réflexion, mais un produit tardif de la pensée tournée vers les objets, le dernier terme de la représentation du monde, le plus éloigné de la source constitutive et pour cette raison le moins clair. Il est inévitable que dans son effort général d'objectivation la science en vienne à se représenter l'organisme humain comme un système physique en présence de stimuli définis eux-mêmes par leurs propriétés physico-chimiques, cherche à reconstruire sur cette base la perception effective [21] et à fermer le cycle de la connaissance [18] scientifique en découvrant les lois selon lesquelles se produit la connaissance elle-même, en fondant une science objective de la subjectivité [22]. Mais il est inévitable aussi que cette tentative échoue. Si nous nous reportons aux recherches objectives elles-mêmes, nous découvrons d'abord que les conditions extérieures du champ sensoriel ne le déterminent pas partie par partie et n'interviennent qu'en rendant possible une organisation autochtone, -- c'est ce que montre la Gestalttheorie ; - ensuite que dans l'organisme la structure dépend de variables comme le sens biologique de la situation, qui ne sont plus des variables physiques, de sorte que l'ensemble échappe aux instruments connus de l'analyse physico-mathématique pour s'ouvrir à un autre type d'intelligibilité [23]. Si maintenant nous nous retournons, comme on le fait ici, vers l'expérience perceptive, nous remarquons que la science ne réussit à construire qu'un semblant de subjectivité : elle introduit des sensations qui sont des choses, là où l'expérience montre qu'il y a déjà des ensembles significatifs, elle assujettit l'univers phénoménal à des catégories qui ne s'entendent que de l'univers de la science. Elle exige que deux lignes perçues, comme deux lignes réelles, soient égales ou inégales, qu'un cristal perçu ait un nombre de côtés déterminé [24] sans voir que le propre du perçu est d'admettre l'ambiguïté, le « bougé », de se laisser modeler par son contexte. Dans l'illusion de Müller-Lyer, l'une des lignes cesse d'être égale à l'autre sans devenir « inégale » : elle devient « autre ». C'est-à-dire qu'une ligne objective isolée et la même ligne prise dans une figure cessent d'être, pour la perception, « la même ». Elle n'est identifiable dans ces deux fonctions que pour une perception analytique qui n'est pas naturelle. De même le perçu comporte des lacunes qui ne sont pas de simples « imperceptions ». Je peux par la vue ou par le toucher connaître un cristal comme un corps « régulier » sans en avoir, même tacitement, compté les côtés, je peux être familiarisé avec une physionomie sans jamais avoir perçu pour elle-même la couleur (les yeux. La théorie de la sensation, qui compose tout savoir de qualités déterminées, nous construit des objets nettoyés de toute équivoque, purs, absolus, qui sont plutôt l'idéal de la connaissance que ses thèmes effectifs, elle ne [19] s'adapte qu'à la superstructure tardive de la conscience. C'est là que « se réalise approximativement l'idée de la sensation » [25]. Les images que l'instinct projette devant lui, celles que la tradition recrée dans chaque génération, ou simplement les rêves se présentent d'abord à droits égaux avec les perceptions proprement dites, et la perception véritable, actuelle et explicite, se distingue peu à peu des phantasmes par un travail critique. Le mot indique une direction plutôt qu'une fonction primitive [26]. On sait que la constance de la grandeur apparente des objets pour des distances variables, ou celle de leur couleur pour des éclairages différents son plus parfaites chez l'enfant que chez l'adulte [27]. C'est dire que la perception est plus strictement liée à l'excitant local dans son état tardif que dans son état précoce et plus conforme à la théorie de la sensation chez l'adulte que chez l'enfant. Elle est comme un filet dont les nœuds apparaissent de plus en plus nettement [28]. On a donné de la « pensée primitive » un tableau qui ne se comprend bien que si l'on rapporte les réponses des primitifs, leurs énonciations et l'interprétation du sociologue au fonds d'expérience perceptive qu'elles cherchent toutes à traduire [29]. C'est tantôt l'adhérence du perçu à son contexte et comme sa viscosité, tantôt la présence en lui d'un indéterminé positif qui empêche les ensembles spatiaux, temporels et numériques de s'articuler en termes maniables, distincts et identifiables. Et c'est ce domaine préobjectif que nous avons à explorer en nous-mêmes si nous voulons comprendre le sentir.
[20]
II. - L'« ASSOCIATION »
ET LA « PROJECTION DES SOUVENIRS »
La notion de sensation, une fois introduite, fausse toute l'analyse de la perception. Déjà une « figure » sur un « fond » contient, avons-nous dit, beaucoup plus que les qualités actuellement données. Elle a des « contours » qui n'« appartiennent » pas au fond et s'en « détachent », elle est « stable » et de couleur « compacte », le fond est illimité et de couleur incertaine, il « se continue » sous la figure. Les différentes parties de l'ensemble - par exemple les parties de la figure les plus voisines du fond - possèdent donc, outre une couleur et des qualités, un sens particulier. La question est de savoir de quoi est fait ce sens, ce que veulent dire les mots de « bord » et de « contour », ce qui se passe quand un ensemble de qualités est appréhendé comme figure sur un fond. Mais la sensation, une fois introduite comme élément de la connaissance, ne nous laisse pas le choix de la réponse. Un être qui pourrait sentir - au sens de : coïncider absolument avec une impression ou avec une qualité - ne saurait avoir d'autre mode de connaissance. Qu'une qualité, qu'une plage rouge signifie quelque chose, qu'elle soit par exemple saisie comme une tache sur un fond, cela veut dire que le rouge n'est plus seulement cette couleur chaude, éprouvée, vécue dans laquelle je me perds, qu'il annonce quelque autre chose sans la renfermer, qu'il exerce une fonction de connaissance et que ses parties composent ensemble une totalité à laquelle chacune se relie sans quitter sa place. Désormais le rouge ne m'est plus seulement présent, mais il me représente quelque chose, et ce qu'il représente n'est pas possédé comme une « partie réelle » de ma perception mais seulement visé comme une « partie intentionnelle » [30]. Mon regard ne se fond pas dans le contour [21] ou dans la tache comme il fait dans le rouge matériellement pris : il les parcourt ou les domine. Pour recevoir en elle-même une signification qui la pénètre vraiment, pour s'intégrer dans un « contour » lié à l'ensemble de la « figure » et indépendant du « fond », la sensation ponctuelle devrait cesser d'être une coïncidence absolue et par conséquent cesser d'être comme sensation. Si nous admettons un « sentir » au sens classique, la signification du sensible ne peut plus consister qu'en d'autres sensations présentes ou virtuelles. Voir une figure, ce ne peut être que posséder simultanément les sensations ponctuelles qui en font partie. Chacune d'elles reste toujours ce qu'elle est, un contact aveugle, une impression, l'ensemble se fait « vision » et forme un tableau devant nous parce que nous apprenons à passer plus vite d'une impression à l'autre. Un contour n'est rien qu'une somme de visions locales et la conscience d'un contour est un être collectif. Les éléments sensibles dont il est fait ne peuvent pas perdre l'opacité qui les définit comme sensibles pour s'ouvrir à une connexion intrinsèque, à une loi de constitution commune. Soient trois points A, B, C pris sur le contour d'une figure, leur ordre dans l'espace est leur manière et de coexister sous nos yeux et cette coexistence, si rapprochés que je les choisisse, la somme de leurs existences séparées, la position de A, plus la position de B, plus la position de C. Il peut arriver que l'empirisme quitte ce langage atomiste et parle de blocs d'espace ou de blocs de durée, ajoute une expérience des relations à l'expérience des qualités. Cela ne change rien à la doctrine. Ou bien le bloc d'espace est parcouru et inspecté par un esprit, mais alors on quitte l'empirisme, puisque la conscience n'est plus définie par l'impression - ou bien il est lui-même donné à la façon d'une impression et il est alors aussi fermé à une coordination plus étendue que l'impression ponctuelle dont nous parlions d'abord. Mais un contour n'est pas seulement l'ensemble des données présentes, celles-ci en évoquent d'autres qui viennent les compléter. Quand je dis que j'ai devant moi une tache rouge, le sens du mot tache est fourni par des expériences antérieures au cours desquelles j'ai appris à l'employer. La distribution dans l'espace des trois [22] points A, B, C évoque d'autres distributions analogues et je dis que je vois un cercle. L'appel à l'expérience acquise ne change rien, lui non plus, à la thèse empiriste. L'« association des idées » qui ramène l'expérience passée ne peut restituer que des connexions extrinsèques et ne peut qu'en être une elle-même parce que l'expérience originaire n'en comportait pas d'autres. Une fois qu'on a défini la conscience comme sensation, tout mode de conscience devra emprunter sa clarté à la sensation. Le mot de cercle, le mot d'ordre n'ont pu désigner dans les expériences antérieures auxquelles je me reporte que la manière concrète dont nos sensations se répartissaient devant nous, un certain arrangement de fait, une manière de sentir. Si les trois points A, B, C sont sur un cercle, le trajet AB « ressemble »au trajet BC, mais cette ressemblance veut dire seulement qu'en fait l'un fait penser à l'autre. Le trajet A, B, C ressemble à d'autres trajets circulaires que mon regard a suivis, mais cela veut dire seulement qu'il en éveille le souvenir et en fait paraître l'image. Jamais deux termes ne peuvent être identifiés, aperçus ou compris comme le même, ce qui supposerait que leur eccéité est surmontée, ils ne peuvent être qu'associés indissolublement et substitués partout l'un à l'autre. La connaissance apparaît comme un système de substitutions où une impression en annonce d'autres sans jamais en rendre raison, où des mots, font attendre des sensations comme le soir fait attendre la nuit. La signification du perçu n'est rien qu'une constellation d'images qui commencent de reparaître sans raison. Les images ou les sensations les plus simples sont en dernière analyse tout ce qu'il y a à comprendre dans les mots, les concepts sont une manière compliquée de les désigner, et comme elles sont elles-mêmes des impressions indicibles, comprendre est une imposture ou une illusion, la connaissance n'a jamais prise sur ses objets qui s'entraînent L'un l'autre et l'esprit fonctionne comme une machine à calculer [31], qui ne sait pas pourquoi ses résultats sont vrais. La sensation n'admet pas d'autre philosophie que le nominalisme, c'est-à-dire la réduction du sens au contre-sens de la ressemblance confuse ou au non-sens de l'association par contiguïté.
Or les sensations et les images qui devraient commencer et terminer toute la connaissance n'apparaissent jamais que dans un horizon de sens et la signification du perçu, loin de [23] résulter d'une association, est au contraire présupposée dans toutes les associations, qu'il s'agisse de la synopsis d'une figure présente ou de l'évocation d'expériences anciennes. Notre champ perceptif est fait de « choses » et de « vides entre les choses » [32]. Les parties d'une chose ne sont pas liées entre elles par une simple association extérieure qui résulterait de leur solidarité constatée pendant les mouvements de l'objet. D'abord je vois comme choses des ensembles que je n'ai jamais vu se mouvoir : des maisons, le soleil, des montagnes. Si l'on veut que j'étende à l'objet immobile une notion acquise dans l'expérience des objets mobiles, il faut bien que la montagne présente dans son aspect effectif quelque caractère qui fonde sa reconnaissance comme chose et justifie ce transfert. Mais alors ce caractère suffit, sans aucun transfert, à expliquer la ségrégation du champ. Même l'unité des objets usuels que l'enfant peut manier et déplacer, ne se ramène pas à la constatation de leur solidité. Si nous nous mettions à voir comme choses les intervalles entre les choses, l'aspect du monde serait aussi sensiblement changé que celui de la devinette au moment où j'y découvre « le lapin » ou « le chasseur ». Ce ne serait pas les mêmes éléments autrement liés, les mêmes sensations autrement associées, le même texte investi d'un autre sens, la même matière dans une autre forme, mais vraiment un autre monde. Il n'y a pas des données indifférentes qui se mettent à former ensemble une chose parce que des contiguïtés ou des ressemblances de fait les associent ; c'est au contraire parce que nous percevons un ensemble comme chose que l'attitude analytique peut y discerner ensuite des ressemblances ou des contiguïtés. Ceci ne veut pas dire seulement que sans la perception du tout nous ne songerions pas à remarquer la ressemblance ou la contiguïté de ses éléments, mais à la lettre qu'ils ne feraient pas partie du même monde et qu'elles n'existeraient pas du tout. Le psychologue, qui pense toujours la conscience dans le monde, met la ressemblance et la contiguïté des stimuli au nombre des conditions objectives qui déterminent la constitution d'un ensemble. Les stimuli les plus proches ou les plus semblables, dit-il [33], ou ceux qui, assemblés, donnent au spectacle le meilleur équilibre, tendent pour la perception à s'unir dans la même configuration. Mais ce langage est trompeur parce qu'il confronte les [24] stimuli objectifs, qui appartiennent au monde perçu et même au monde second que construit la conscience scientifique, avec la conscience perceptive que la psychologie doit décrire d'après l'expérience directe. La pensée amphibie du psychologue risque toujours de réintroduire dans sa description des rapports qui appartiennent au monde objectif. Ainsi a-t-on pu croire que la loi de contiguïté et la loi de ressemblance de Wertheimer ramenaient la contiguïté et la ressemblance objectives des associationnistes comme principes constitutifs de la perception. En réalité, pour la description pure, - et la théorie de la Forme veut en être une, - la contiguïté et la ressemblance des stimuli ne sont pas antérieures à la constitution de l'ensemble. La « bonne forme » n'est pas réalisée parce qu'elle serait bonne en soi dans un ciel métaphysique, mais elle est bonne parce qu'elle est réalisée dans notre expérience. Les prétendues conditions de la perception ne deviennent antérieures à la perception même que lorsque, au lieu de décrire le phénomène perceptif comme première ouverture à l'objet, nous supposons autour de lui un milieu où soient déjà inscrits toutes les explicitations et tous les recoupements qu'obtiendra la perception analytique, justifiées toutes les normes de la perception effective - un lieu de la vérité, un monde. En le faisant nous ôtons à la perception sa fonction essentielle qui est de fonder ou d'inaugurer la connaissance et nous la voyons à travers ses résultats. Si nous nous en tenons aux phénomènes, l'unité de la chose dans la perception n'est pas construite par association, mais, condition de l'association, elle précède les recoupements qui la vérifient et la déterminent, elle se précède elle-même. Si je marche sur une plage vers un bateau échoué et que la cheminée ou la nature se confonde avec la forêt qui borde la dune, il y aura un moment où ces détails rejoindront vivement le bateau et s'y souderont. A mesure que j'approchais, je n'ai pas perçu des ressemblances ou des proximités qui enfin auraient réuni dans un dessin continu la superstructure du bateau. J'ai seulement, éprouvé que l'aspect de l'objet allait changer, que quelque chose était imminent dans cette tension comme l'orage est imminent dans les nuages. Soudain le spectacle s'est réorganisé donnant satisfaction à mon attente imprécise. Après coup je reconnais, comme des justifications du changement, la ressemblance et la contiguïté de ce que j'appelle les « stimuli » - c'est-à-dire les phénomènes les plus déterminés, obtenus à courte distance, et dont je compose le monde « vrai ». « Comment n'ai-je pas vu que ces pièces de [25] bois faisaient corps avec le bateau ? Elles étaient pourtant de même couleur que lui, elles s'ajustaient bien sur sa superstructure. » Mais ces raisons de bien percevoir n'étaient pas données comme raisons avant la perception correcte. L'unité de l'objet est fondée sur le pressentiment d'un ordre imminent qui va donner réponse d'un coup à des questions seulement latentes dans le paysage, elle résout un problème qui n'était posé que sous la forme d'une vague inquiétude, elle organise des éléments qui n'appartenaient pas jusque là au même univers et qui pour cette raison, comme Kant l'a dit avec profondeur, ne pouvaient pas être associés. En les posant sur le même terrain, celui de l'objet unique, la synopsis rend possible la contiguïté et la ressemblance entre eux, et une impression ne peut jamais par elle-même s'associer à une autre impression.
Elle n'a pas davantage le pouvoir d'en réveiller d'autres. Elle ne le fait qu'à condition d'être d'abord comprise dans la perspective de l'expérience passée où elle se trouvait coexister avec celles qu'il s'agit de réveiller. Soient une série de syllabes couplées [34], où la seconde est une rime adoucie de la première (dak-tak) et une autre série où la seconde syllabe est obtenue en renversant la première (geddeg) ; si les deux séries ont été apprises par cœur, et si, dans une expérience critique, on donne pour consigne uniforme de « chercher une rime adoucie », on remarque bien que le sujet a plus de peine à trouver une rime douce pour ged que pour une syllabe neutre. Mais si la consigne est de changer la voyelle dans les syllabes proposées, ce travail ne subit aucun retard. Ce ne sont donc pas des forces associatives qui jouaient dans la première expérience critique, car si elles existaient elles devraient jouer dans la seconde. La vérité est que, placé devant des syllabes souvent associées avec des rimes adoucies, le sujet, au lieu de rimer véritablement, profite de son acquis et met en marche une « intention de reproduction » [35], en sorte que, lorsqu'il arrive à la seconde série de syllabes, où la consigne présente ne s'accorde plus avec les assemblages réalisés dans les expériences de dressage, l'intention de reproduction ne peut conduire qu'à des erreurs. Quand on propose au sujet, dans la seconde expérience critique, de changer la voyelle de la syllabe inductrice, [26] comme il s'agit d'une tâche qui n'a jamais figuré dans les expériences de dressage, il ne peut user du détour de la reproduction et dans ces conditions les expériences de dressage restent sans influence. L'association ne joue donc jamais comme une force autonome, ce n'est jamais le mot proposé, comme cause efficiente, qui « induit » la réponse, il n'agit qu'en rendant probable ou tentante une intention de reproduction, il n'opère qu'en vertu du sens qu'il a pris dans le contexte de l'expérience ancienne et qu'en suggérant le recours à cette expérience, il est efficace dans la mesure où le sujet le reconnaît, le saisit sous l'aspect ou sous la physionomie du passé. Si enfin on voulait faire intervenir, au lieu de la simple contiguïté, l'association par ressemblance, on verrait encore que, pour évoquer une image ancienne à laquelle elle ressemble en fait, la perception présente doit être mise en forme de telle sorte qu'elle devienne capable de porter cette ressemblance. Qu'un sujet [36] ait vu 5 fois ou 540 fois la figure 1 il la reconnaîtra à peu près aussi aisément dans la figure 2 où elle se trouve « camouflée » et d'ailleurs il ne l'y reconnaîtra jamais constamment. Par contre un sujet qui cherche dans la figure 2 une autre figure masquée (sans d'ailleurs savoir laquelle) l'y retrouve plus vite et plus souvent qu'un sujet passif, à expérience égale. La ressemblance n'est donc pas plus que la coexistence une force en troisième personne qui dirigerait une circulation d'images ou d' « états de conscience ». La figure 1 n'est pas évoquée par la figure 2, ou, elle ne l'est que si l'on a d'abord vu dans la figure 2 une « figure 1 possible », ce qui revient à dire que la ressemblance effective ne nous dispense pas de chercher comment elle est d'abord rendue possible par l'organisation présente de la figure 2, que la figure « inductrice » doit revêtir le même sens que la figure induite avant d'en rappeler le souvenir, et qu'enfin le passé de fait n'est pas importé dans la perception présente par un mécanisme d'association, mais déployé par la conscience présente elle-même.
On peut voir par là ce que valent les formules usuelles concernant le « rôle des souvenirs dans la perception ». [27] Même hors de l’empirisme on parle des « apports de la mémoire » [37]. On répète que « percevoir c'est se souvenir ». On montre que dans la lecture d'un texte la rapidité du regard rend lacunaires les impressions rétiniennes, et que les données sensibles doivent donc être complétées par une projection de souvenirs [38]. Un paysage ou un journal vus à l'envers nous représenteraient la vision originaire, le paysage ou le journal vus normalement n'étant plus clairs que par ce qu'y ajoutent les souvenirs. « A cause de la disposition inhabituelle des impressions l'influence des causes psychiques ne peut plus s'exercer [39] ». On ne se demande pas pourquoi des impressions autrement disposées rendent le journal illisible ou le paysage méconnaissable. C'est que, pour venir compléter la perception, les souvenirs ont besoin d'être rendus possibles par la physionomie des données. Avant tout apport de la mémoire, ce qui est vu doit présentement s'organiser de manière à m'offrir un tableau où je puisse reconnaître mes expériences antérieures. Ainsi l'appel aux souvenirs présuppose ce qu'il est censé expliquer : la mise en forme des données, l'imposition d'un sens au chaos sensible. Au moment où l'évocation des souvenirs est rendue possible, elle devient superflue, puisque le travail qu'on en attend est déjà fait. On dirait la même chose de cette « couleur du souvenir » (Gedächtnisfarbe) qui, selon d'autres psychologues, finit par se substituer à la couleur présente des objets, de sorte que nous les voyons « à travers les lunettes » de la mémoire [40]. La question est de savoir ce qui actuellement réveille la « couleur du souvenir ». Elle est évoquée, dit Hering, chaque fois que nous revoyons un objet déjà connu « ou croyons le revoir ». Mais sur quoi le croyons-nous ? Qu'est-ce qui, dans la perception actuelle, nous enseigne qu'il s'agit d'un objet déjà connu, puisque par hypothèse ses propriétés sont modifiées ? Si l'on veut que la reconnaissance de la forme ou de la grandeur entraîne celle de la couleur, on est dans un cercle, puisque la grandeur et la forme apparentes sont elles aussi modifiées et que la reconnaissance ici encore ne peut pas résulter de l'éveil des souvenirs, mais doit le précéder. Elle ne va donc [28] nulle part du passé au présent et la « projection de souvenirs » n'est qu'une mauvaise métaphore qui cache une reconnaissance plus profonde et déjà faite. De même enfin l'illusion du correcteur ne peut être comprise comme la fusion de quelques éléments vraiment lus avec des souvenirs qui viendraient s'y mêler au point de ne plus s'en distinguer. Comment l'évocation des souvenirs se ferait-elle sans être guidée par l'aspect des données proprement sensibles, et si elle est dirigée, à quoi sert-elle puisque alors le mot a déjà sa structure ou sa physionomie avant de rien prendre au trésor de la mémoire ? C'est évidemment l'analyse des illusions qui a accrédité la « projection de souvenirs », selon un raisonnement sommaire qui est à peu près celui-ci : la perception illusoire ne peut s'appuyer sur les « données présentes », puisque je lis « déduction » là où le papier porte « destruction ». La lettre d, qui s'est substituée au groupe sir, n'étant pas fournie par la vision, doit donc venir d'ailleurs. On dira qu'elle vient de la mémoire. Ainsi sur un tableau plat quelques ombres et quelques lumières suffisent à donner un relief, dans une devinette quelques branches d'arbre suggèrent un chat, dans les nuages quelques lignes confuses un cheval. Mais l'expérience passée ne peut apparaître qu'après coup comme cause de l'illusion, il a bien fallu que l'expérience présente prît d'abord forme et sens pour rappeler justement ce souvenir et non pas d'autres. C'est donc sous mon regard actuel que naissent le cheval, le chat, le mot substitué, le relief. Les ombres et les lumières du tableau donnent un relief en mimant « le phénomène originaire du relief » [41], où elles se trouvaient investies d'une signification spatiale autochtone. Pour que je trouve dans la devinette un chat, il faut « que l'unité de signification « chat » prescrive déjà en quelque manière les éléments du donné que l'activité coordinatrice doit retenir et ceux qu'elle doit négliger » [42]. L'illusion nous trompe justement en se faisant passer pour une perception authentique, où la signification naît dans le berceau du sensible et ne vient pas d'ailleurs. Elle imite cette expérience privilégiée où le sens recouvre exactement le sensible, s'articule visiblement ou se profère en lui ; elle implique cette norme perceptive ; elle ne peut donc pas naître d'une rencontre entre le sensible et les souvenirs, et la perception encore bien moins. La « projection de souvenirs » rend incompréhensibles l'une et [29] l'autre. Car une chose perçue, si elle était composée de sensations et de souvenirs, ne serait déterminée que par l'appoint des souvenirs, elle n'aurait donc rien en elle-même qui puisse en limiter l'invasion, elle n'aurait pas seulement ce halo de « bougé » qu'elle a toujours, nous l'avons dit, elle serait insaisissable, fuyante et toujours au bord de l'illusion. L'illusion a fortiori ne saurait jamais offrir l'aspect ferme et définitif qu'une chose finit par prendre, puisqu'il manquerait à la perception même, elle ne nous tromperait donc pas. Si enfin on admet que les souvenirs ne se projettent pas d'eux-mêmes sur les sensations et que la conscience les confronte avec le donné présent pour ne retenir que ceux qui s'accordent avec lui, alors on reconnaît un texte originaire qui porte en soi son sens et l'oppose à celui des souvenirs : ce texte est la perception même. En somme on a bien tort de croire qu'avec la « projection de souvenirs » on introduise dans la perception une activité mentale et que l'on soit à l'opposé de l'empirisme. La théorie n'est qu'une conséquence, une correction tardive et inefficace de l'empirisme, elle en admet les postulats, elle en partage les difficultés et comme lui elle cache les phénomènes au lieu de les faire comprendre. Le postulat consiste, comme toujours, à déduire le donné de ce qui peut être fourni par les organes des sens. Par exemple, dans l'illusion du correcteur, on reconstitue les éléments effectivement vus après les mouvements des yeux, la vitesse de la lecture et le temps nécessaire à l'impression rétinienne. Puis, en retranchant ces données théoriques de la perception totale, on obtient les « éléments évoqués », qui, à leur tour, sont traités comme des choses mentales. On construit la perception avec des états de conscience comme on construit une maison avec des pierres et l'on imagine une chimie mentale qui fasse fusionner ces matériaux en un tout compact. Comme toute théorie empiriste, celle-ci ne décrit que d'aveugles processus qui ne peuvent jamais être l'équivalent d'une connaissance, parce qu'il n'y a, dans cet amas de sensations et de souvenirs, personne qui voie, qui puisse éprouver l'accord du donné et de l'évoqué - et corrélativement aucun objet ferme défendu par un sens contre le pullulement des souvenirs. Il faut donc rejeter le postulat qui obscurcit tout. Le clivage du donné et de l'évoqué d'après les causes objectives est arbitraire. En revenant aux phénomènes on trouve comme couche fondamentale un ensemble déjà prégnant d'un sens irréductible : non pas des sensations lacunaires, entre lesquelles des souvenirs devraient s'enchâsser, mais la [30] physionomie, la structure du paysage ou du mot, spontanément conforme aux intentions du moment comme aux expériences antérieures. Alors se découvre le vrai problème de la mémoire dans la perception, lié au problème général de la conscience perceptive. Il s'agit de comprendre comment par sa propre vie et sans porter dans un inconscient mythique des matériaux de complément, la conscience peut, avec le temps, altérer la structure de ses paysages - comment, à chaque instant, son expérience ancienne lui est présente sous la forme d'un horizon qu'elle peut rouvrir, si elle le prend pour thème de connaissance, dans un acte de remémoration, mais qu'elle peut aussi laisser « en marge » et qui alors fournit immédiatement au perçu une atmosphère et une signification présentes. Un champ toujours à la disposition de la conscience et qui, pour cette raison même, environne et enveloppe toutes ses perceptions, une atmosphère, un horizon ou si l'on veut des « montages » donnés qui lui assignent une situation temporelle, telle est la présence du passé qui rend possible les actes distincts de perception et de remémoration. Percevoir n'est pas éprouver une multitude d'impressions qui amèneraient avec elles des souvenirs capables de les compléter, c'est voir jaillir d'une constellation de données un sens immanent sans lequel aucun appel aux souvenirs n'est possible. Se souvenir n'est pas ramener sous le regard de la conscience un tableau du passé subsistant en soi, c'est s'enfoncer dans l'horizon du passé et en développer de proche en proche les perspectives emboîtées jusqu'à ce que les expériences qu'il résume soient comme vécues à nouveau à leur place temporelle. Percevoir n'est pas se souvenir.
Les rapports « figure » et « fond », « chose » et « non-chose », l'horizon du passé, seraient donc des structures de conscience irréductibles aux qualités qui apparaissent en elles. L'empirisme gardera toujours la ressource de traiter cet a priori comme le résultat d'une chimie mentale. Il accordera que toute chose s'offre sur un fond qui n'en est pas une, le présent entre deux horizons d'absence, passé et avenir. Mais, reprendra-t-il, ces significations sont dérivées. La « figure » et le « fond », la « chose » et son « entourage », le « présent » et le « passé », ces mots résument l'expérience d'une perspective spatiale et temporelle, qui finalement se ramène à l'effacement du souvenir ou à celui des impressions marginales. Même si, une fois formées, dans la perception de fait, les structures ont plus de sens que n'en peut offrir la qualité, [31] je ne dois pas m'en tenir à ce témoignage de la conscience et je dois les reconstruire théoriquement à l'aide des impressions dont elles expriment les rapports effectifs. Sur ce plan l'empirisme n'est pas réfutable. Puisqu'il refuse le témoignage de la réflexion et qu'il engendre, en associant des impressions extérieures, les structures que nous avons conscience de comprendre en allant du tout aux parties, il n'y a aucun phénomène que l'on puisse citer comme une preuve cruciale contre lui. D'une manière générale on ne peut réfuter en décrivant des phénomènes une pensée qui s'ignore elle-même et qui s'installe dans les choses. Les atomes du physicien paraîtront toujours plus réels que la figure historique et qualitative de ce monde, les processus physico-chimiques plus réels que les formes organiques, les atomes psychiques de l'empirisme plus réels que les phénomènes perçus, les atomes intellectuels que sont les « significations » de l'École de Vienne plus réels que la conscience, tant que l'on cherchera à construire la figure de ce monde, la vie, la perception, l'esprit, au lieu de reconnaître, comme source toute proche et comme dernière instance de nos connaissances à leur sujet, l'expérience que nous en avons. Cette conversion du regard, qui renverse les rapports du clair et de l'obscur, doit être accomplie par chacun et c'est ensuite qu'elle se justifie par l'abondance des phénomènes qu'elle fait comprendre. Mais avant elle ils étaient inaccessibles, et à la description qu'on en fait, l'empirisme peut toujours opposer qu'il ne comprend pas. En ce sens, la réflexion est un système de pensées aussi fermé que la folie, avec cette différence qu'elle se comprend elle-même et le fou, tandis que le fou ne la comprend pas. Mais si le champ phénoménal est bien un monde nouveau, il n'est jamais absolument ignoré de la pensée naturelle, il lui est présent en horizon, et la doctrine empiriste elle-même est bien un essai d'analyse de la conscience. À titre de « paramythia », il est donc utile d'indiquer tout ce que les constructions empiristes rendent incompréhensible et tous les phénomènes originaux qu'elles masquent. Elles nous cachent d'abord le « monde culturel » ou le « monde humain » dans lequel cependant presque toute notre vie se passe. Pour la plupart d'entre nous, la nature n'est qu'un être vague et lointain, refoulé par les villes, les rues, les maisons et surtout par la présence des autres hommes. Or, pour l'empirisme, les objets « culturels » et les visages doivent leur physionomie, leur puissance magique à des transferts et à des projections de souvenirs, le monde humain n'a de sens que par accident. Il [32] n'y a rien dans l'aspect sensible d'un paysage, d'un objet ou d'un corps qui le prédestine à avoir l'air « gai » ou « triste », « vif » ou « morne », « élégant » ou « grossier ». Définissant une fois de plus ce que nous percevons par les propriétés physiques et chimiques des stimuli qui peuvent agir sur nos appareils sensoriels, J'empirisme exclut de la perception la colère ou la douleur que je lis pourtant sur un visage, la religion dont je saisis pourtant l'essence dans une hésitation ou dans une réticence, la cité dont je connais pourtant la structure dans une attitude de l'agent de ville ou dans le style d'un monument. Il ne peut plus y avoir d'esprit objectif : la vie mentale se retire dans des consciences isolées et livrées à la seule introspection, au lieu de se dérouler, comme elle le fait apparemment, dans l'espace humain que composent ceux avec qui je discute ou ceux avec qui je vis, le lieu de mon travail ou celui de mon bonheur. La joie et la tristesse, la vivacité et l'hébétude sont des données de l'introspection, et si nous en revêtons les paysages ou les autres hommes, c'est parce que nous avons constaté en nous-mêmes la coïncidence de ces perceptions intérieures avec des signes extérieurs qui leur sont associés par les hasards de notre organisation. La perception ainsi appauvrie devient une pure opération de connaissance, un enregistrement progressif des qualités et de leur déroulement le plus coutumier, et le sujet percevant est en face du monde comme le savant en face de ses expériences. Si au contraire nous admettons que toutes ces « projections », toutes ces « associations », tous ces « transferts » sont fondés sur quelque caractère intrinsèque de l'objet, le « monde humain » cesse d'être une métaphore pour redevenir ce qu'il est en effet, le milieu et comme la patrie de nos pensées. Le sujet percevant cesse d'être un sujet pensant « acosmique » et l'action, le sentiment, la volonté restent à explorer comme des manières originales de poser un objet, puisque « un objet apparaît attrayant ou repoussant, avant d'apparaître noir ou bleu, circulaire ou carré [43] ». Mais l'empirisme ne déforme pas seulement l'expérience en faisant du monde culturel une illusion alors qu'il est l'aliment de notre existence. Le monde naturel à son tour est défiguré et pour les mêmes raisons. Ce que nous reprochons à l'empirisme, ce n'est pas de l'avoir pris pour premier thème d'analyse. Car il est bien vrai que tout objet culturel renvoie à un fond de nature sur lequel il apparait et qui peut d'ailleurs être [33] confus et lointain. Notre perception pressent sous le tableau la présence prochaine de la toile, sous le monument celle du ciment qui s'effrite, sous le personnage celle de l'acteur qui se fatigue. Mais la nature dont parle l'empirisme est une somme de stimuli et de qualités. De cette nature-là, il est absurde de prétendre qu'elle soit, même en intention seulement, l'objet premier de notre perception : elle est bien postérieure à l'expérience des objets culturels, ou plutôt elle est l'un d'eux. Nous aurons donc à redécouvrir aussi le monde naturel et son mode d'existence qui ne se confond pas avec celui de l'objet scientifique. Que le fond continue sous la figure, qu'il soit vu sous la figure, alors que pourtant elle le recouvre, ce phénomène qui enveloppe tout le problème de la présence de l'objet est lui aussi caché par la philosophie empiriste qui traite cette partie du fond comme invisible, en vertu d'une définition physiologique de la vision, et la ramène à la condition de simple qualité sensible en supposant qu'elle est donnée par une image, c'est-à-dire par une sensation affaiblie. Plus généralement les objets réels qui ne font pas partie de notre champ visuel ne peuvent plus nous être présents que par des images, et c’est pourquoi ils ne sont que des « possibilités permanentes de sensations ». Si nous quittons le postulat empiriste de la priorité des contenus, nous sommes libres de reconnaître le mode d'existence singulier de l'objet derrière nous. L'enfant hystérique qui se retourne « pour voir si derrière lui le monde est encore là » [44] ne manque pas d'images, mais le monde perçu a perdu pour lui la structure originale qui en rend pour le normal les aspects cachés aussi certains que les aspects visibles. Encore une fois l'empiriste peut toujours construire en assemblant des atomes psychiques des équivalents approchés de toutes ces structures. Mais l'inventaire du monde perçu dans les chapitres suivants le fera de plus en plus apparaître comme une sorte de cécité mentale et comme le système le moins capable d'épuiser l'expérience révélée, alors que la réflexion comprend sa vérité subordonnée en la mettant à sa place.
[34]
III. - L'« ATTENTION »
ET LE « JUGEMENT »
La discussion des préjugés classiques a été jusqu'ici menée contre l'empirisme. En réalité, ce n'est pas l'empirisme seul que nous visions. Il faut maintenant faire voir que son antithèse intellectualiste se place sur le même terrain que lui. L'un et l'autre prennent pour objet d'analyse, le monde objectif qui n'est premier ni selon le temps ni selon son sens l'un et l'autre sont incapables d'exprimer la manière particulière dont la conscience perceptive constitue son objet. Tous deux gardent leur distance à l'égard de la perception au lieu d'y adhérer.
On pourrait le montrer en étudiant l'histoire du concept d'attention. Il se déduit pour l'empirisme de l’« hypothèse de constance », c'est-à-dire, comme nous l'avons expliqué, de la priorité du monde objectif. Même si ce que nous percevons ne répond pas aux propriétés objectives du stimulus, l'hypothèse de constance oblige à admettre que les « sensations normales » sont déjà là. Il faut donc qu'elles soient inaperçues, et l'on appellera attention la fonction qui les révèle, comme un projecteur éclaire des objets préexistants dans l'ombre. L'acte d'attention ne crée donc rien, et c'est un miracle naturel, comme disait à peu près Malebranche, qui fait jaillir justement les perceptions ou les idées capables de répondre aux questions que je me posais. Puisque le « Bemerken » ou le « take notice » n'est pas cause efficace des idées qu'il fait apparaître, il est le même dans tous les actes d'attention, comme la lumière du projecteur est la même quel que soit le paysage éclairé. L'attention est donc un pouvoir général et inconditionné en ce sens qu'à chaque moment elle peut se porter indifféremment sur tous les contenus de conscience. Partout stérile, elle ne saurait être nulle part intéressée. Pour la relier à la vie de la conscience, il faudrait montrer comment une perception éveille l'attention, puis comment l'attention la développe et l'enrichit. Il faudrait décrire une connexion interne et l’empirisme [35] ne dispose que de connexions externes, il ne peut que juxtaposer des états de conscience. Le sujet empiriste, dès qu'on lui accorde une initiative, - et c'est la raison d'être d'une théorie de l'attention, - ne peut recevoir qu'une liberté absolue. L'intellectualisme part au contraire de la fécondité de l'attention : puisque j'ai conscience d'obtenir par elle la vérité de l'objet, elle ne fait pas succéder fortuitement un tableau à un autre tableau. Le nouvel aspect de l'objet se subordonne l'ancien et exprime tout ce qu'il voulait dire. La cire est depuis le début un fragment d'étendue flexible et muable, simplement je le sais clairement ou confusément « selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle et dont elle est composée » [45]. Puisque j'éprouve dans l'attention un éclaircissement de l'objet, il faut que l'objet perçu renferme déjà la structure intelligible qu'elle dégage. Si la conscience trouve le cercle géométrique dans la physionomie circulaire d'une assiette, c'est qu'elle l'y avait déjà mis. Pour prendre possession du savoir attentif, il lui suffit de revenir à soi, au sens où l'on dit qu'un homme évanoui revient à soi. Réciproquement, la perception inattentive ou délirante est un demi-sommeil. Elle ne peut se décrire que par des négations, son objet est sans consistance, les seuls objets dont on puisse parler sont ceux de la conscience éveillée. Nous avons bien avec nous un principe constant de distraction et de vertige qui est notre corps. Mais notre corps n'a pas le pouvoir de nous faire voir ce qui n’est pas ; il peut seulement nous faire croire que nous le voyons. La lune à l'horizon n'est pas et n'est pas vue plus grosse qu'au zénith : si nous la regardons attentivement, par exemple à travers un tube de carton ou une lunette, nous verrons que son diamètre apparent reste constant [46]. La perception distraite ne contient rien de plus et même rien d'autre que la perception attentive. Ainsi la philosophie n'a pas à faire état d'un prestige de l'apparence. La conscience pure et débarrassée des obstacles qu'elle consentait à se créer, le monde vrai sans aucun mélange de rêverie sont à la disposition de chacun. Nous n'avons pas à analyser l'acte d'attention comme passage de la confusion à la clarté, parce que la confusion n'est rien. La conscience ne commence d'être qu'en déterminant un objet et même les fantômes d'une « expérience interne » ne sont possibles que par emprunt à l'expérience externe. [36] Il n'y a donc pas de vie privée de la conscience et la conscience n'a d'obstacle que le chaos, qui n'est rien. Mais, dans une conscience qui constitue tout, ou plutôt qui éternellement possède la structure intelligible de tous ses objets, comme dans la conscience empiriste qui ne constitue rien, l'attention reste un pouvoir abstrait, inefficace, parce qu'elle n'y a rien à faire. La conscience n'est pas moins intimement liée aux objets dont elle se distrait qu'à ceux auxquels elle s'intéresse, et le surplus de clarté de l'acte d'attention n'inaugure aucun rapport nouveau. Il redevient donc une lumière qui ne se diversifie pas avec les objets qu'elle éclaire, et l'on remplace encore une fois par des actes vides de l'attention « les modes et les directions spécifiques de l'intention » [47]. Enfin l'acte d'attention est inconditionné, puisqu'il a indifféremment tous les objets à sa disposition, comme le Bemerken des empiristes l'était parce que tous les objets lui étaient transcendants. Comment un objet actuel entre tous pourrait-il exciter un acte d'attention, puisque la conscience les a tous ? Ce qui manquait à l'empirisme, c'était la connexion interne de l'objet et de l'acte qu'il déclenche. Ce qui manque à l'intellectualisme, c'est la contingence des occasions de penser. Dans le premier cas la conscience est trop pauvre, et dans le second cas trop riche pour qu'aucun, phénomène puisse la solliciter. L'empirisme ne voit pas que nous avons besoin de savoir ce que nous cherchons, sans quoi nous ne le chercherions pas, et l'intellectualisme ne voit pas que nous avons besoin d'ignorer ce que nous cherchons, sans quoi de nouveau nous ne le chercherions pas. Ils s'accordent en ce que ni l'un ni l'autre ne saisit la conscience en train d'apprendre, ne fait état de cette ignorance circonscrite, de cette intention « vide » encore, mais déjà déterminée, qui est l'attention même. Que l'attention obtienne ce qu'elle cherche par un miracle renouvelé ou qu'elle le possède d'avance, dans les deux cas la constitution de l'objet est passée sous silence. Qu'il soit une somme de qualités ou un système de relations, dès qu'il est il faut qu'il soit pur, transparent, impersonnel, et non pas imparfait, vérité pour un moment de ma vie et de mon savoir, tel qu'il émerge à la conscience. La conscience perceptive est confondue avec les formes exactes de la conscience scientifique et l'indéterminé n'entre pas dans la définition de l'esprit. Malgré les intentions de [37] l'intellectualisme, les deux doctrines ont donc en commun cette idée que l'attention ne crée rien puisqu'un monde d'impressions en soi ou un univers de pensée déterminante sont également soustraits à l'action de l'esprit.
Contre cette conception d'un sujet oisif, l'analyse de l'attention chez les psychologues acquiert la valeur d'une prise de conscience, et la critique de l’« hypothèse de constance » va s'approfondir en une critique de la croyance dogmatique au « monde » pris comme réalité en soi dans l'empirisme et comme terme immanent de la connaissance dans l'intellectualisme. L'attention suppose d'abord une transformation du champ mental, une nouvelle manière pour la conscience d'être présente à ses objets. Soit l'acte d'attention par lequel je précise l'emplacement d'un point de mon corps que l'on touche. L'analyse de certains troubles d'origine centrale qui rendent impossible la localisation révèle l'opération profonde de la conscience. Head parlait sommairement d'un « affaiblissement local de l'attention ». Il ne s'agit en réalité ni de la destruction d'un ou plusieurs « signes locaux », ni de la défaillance d'un pouvoir secondaire d'appréhension. La condition première du trouble est une désagrégation du champ sensoriel qui ne reste plus fixe pendant que le sujet perçoit, bouge en suivant les mouvements d'exploration et se rétrécit pendant qu'on l'interroge [48]. Un emplacement vague, ce phénomène contradictoire révèle un espace préobjectif où il y a bien de l'extension, puisque plusieurs points du corps touchés ensemble ne sont pas confondus par le sujet, mais pas encore de position univoque, parce que aucun cadre spatial fixe ne subsiste d'une perception à l'autre. La première opération de l'attention est donc de se créer un champ, perceptif ou mental, que l'on puisse « dominer » (Ueberschauen), où des mouvements de l'organe explorateur, où des évolutions de la pensée soient possibles sans que la conscience perde à mesure son acquis et se perde elle-même dans les transformations qu'elle provoque. La position précise du point touché sera l'invariant des sentiments divers que j'en ai selon 1'orientation de mes membres et de mon corps, l'acte d'attention peut fixer et objectiver cet invariant parce qu’il a pris du recul à l'égard des changements de l'apparence. L'attention comme activité générale et formelle n'existe donc [38] pas [49]. Il y a dans chaque cas une certaine liberté à acquérir, un certain espace mental à ménager. Reste à faire paraître l'objet même de l'attention. Il s'agit là, à la lettre, d'une création. Par exemple, on sait depuis longtemps que pendant les neuf premiers mois de la vie, les enfants ne distinguent que globalement le coloré et l'achromatique ; dans la suite, les plages colorées s'articulent en teintes « chaudes » et teintes « froides », et enfin on arrive au détail des couleurs. Mais les psychologues [50] admettaient que seule l'ignorance ou la confusion des noms empêche l'enfant de distinguer les couleurs. L'enfant devait bien voir du vert là où il y en a, il ne lui manquait que d'y faire attention et d'appréhender ses propres phénomènes. C'est que les psychologues n'étaient pas parvenus à se représenter un monde où les couleurs soient indéterminées, une couleur qui ne soit pas une qualité précise. La critique de ces préjugés permet, au contraire, d'apercevoir le monde des couleurs comme une formation seconde, fondée sur une série de distinctions « physionomiques » : celle des teintes « chaudes » et des teintes « froides », celle du « coloré » et du « non-coloré ». Nous ne pouvons comparer ces phénomènes qui tiennent lieu de la couleur chez l'enfant, à aucune qualité déterminée, et de même les couleurs « étranges » du malade ne peuvent être identifiées à aucune des couleurs du spectre [51]. La première perception des couleurs proprement dites est donc un changement de structure de la conscience [52], l'établissement d'une nouvelle dimension de l'expérience, le déploiement d'un a priori. Or c'est sur le modèle de ces actes originaires que doit être conçue l'attention, puisqu'une attention seconde, qui se bornerait à rappeler un savoir déjà acquis, nous renverrait à l'acquisition. Faire attention, ce n'est pas seulement, éclairer davantage des données préexistantes, c'est réaliser en elles une articulation nouvelle en les prenant pour figures [53]. Elles ne sont préformées que comme des horizons, elles constituent vraiment de nouvelles régions dans le monde total. C'est précisément la structure originale qu'elles apportent qui fait apparaître l'identité de l'objet avant et après l'acte d'attention. Une [39] fois acquise la couleur qualité, et seulement grâce à elle, les données antérieures apparaissent comme des préparations de la qualité. Une fois acquise l'idée d'équation, les égalités arithmétiques apparaissent comme des variétés de la même équation. C'est justement en bouleversant les données que l'acte d'attention se relie aux actes antérieurs et l'unité de la conscience se construit ainsi de proche en proche par une « synthèse de transition ». Le miracle de la conscience est de faire apparaître par l'attention des phénomènes qui rétablissent l'unité de l'objet dans une dimension nouvelle au moment où ils la brisent, Ainsi l'attention n'est ni une association d'images, ni le retour à soi d'une pensée déjà maîtresse de ses objets, mais la constitution active d'un objet nouveau qui explicite et thématise ce qui n'était offert jusque là qu'à titre d'horizon indéterminé. En même temps qu'il met en marche l'attention, l'objet est à chaque instant ressaisi et posé à nouveau sous sa dépendance. Il ne suscite l'« événement connaissant » qui le transformera, que par le sens encore ambigu qu'il lui offre à déterminer, si bien qu'il en est le « motif » [54] et non pas la cause. Mais du moins l'acte d'attention se trouve enraciné dans la vie de la conscience, et l'on comprend enfin qu'elle sorte de sa liberté d'indifférence pour se donner un objet actuel. Ce passage de l'indéterminé au déterminé, cette reprise à chaque instant de sa propre histoire dans l'unité d'un sens nouveau, c'est la pensée même. « L’œuvre de l'esprit n'existe qu'en acte [55] ». Le résultat de l'acte d'attention n'est pas dans son commencement. Si la lune à l'horizon ne me paraît pas plus grosse qu'au zénith, quand je la regarde à la lunette ou à travers un tube de carton, on ne peut pas en conclure [56] qu'en vision libre aussi l'apparence est invariable. L'empirisme le croit parce qu'il ne s'occupe pas de ce que l'on voit, mais de ce que l'on doit voir d'après l'image rétinienne. L'intellectualisme le croit parce qu'il décrit la perception de fait d'après les données de la perception « analytique » et attentive où la lune en effet reprend son vrai diamètre apparent. Le monde exact, entièrement déterminé, est encore posé d'abord, non plus sans doute comme la cause de nos perceptions, mais comme leur fin immanente. Si le inonde doit être possible, il faut qu'il soit [40] impliqué dans la première ébauche de conscience, comme le dit si fortement la déduction transcendantale [57]. Et c'est pourquoi la lune ne doit jamais apparaître plus grosse qu'elle n'est à l'horizon. La réflexion psychologique nous oblige au contraire à replacer le monde exact dans son berceau de conscience, à nous demander comment l'idée même du monde ou de la vérité exacte est possible, à en chercher le premier jaillissement à la conscience. Quand je regarde librement, dans l'attitude naturelle, les parties du champ agissent les unes sur les autres et motivent cette énorme lune à l'horizon, cette grandeur sans mesure qui est pourtant une grandeur. Il faut mettre la conscience en présence de sa vie irréfléchie dans les choses et l'éveiller à sa propre histoire qu'elle oubliait, c'est là le vrai rôle de la réflexion philosophique et c'est ainsi qu'on arrive à une vraie théorie de l'attention.
L'intellectualisme se proposait bien de découvrir par réflexion la structure de la perception, au lieu de l'expliquer par le jeu combiné des forces associatives et de l'attention, mais son regard sur la perception n'est pas encore direct. On le verra mieux en examinant le rôle que joue dans son analyse la notion de jugement. Le jugement est souvent introduit comme ce qui manque à la sensation pour rendre possible une perception. La sensation n'est plus supposée comme élément réel de la conscience. Mais lorsqu'on veut dessiner la structure de la perception, on le fait en repassant sur le pointillé des sensations. L'analyse se trouve dominée par cette notion empiriste, bien qu'elle ne soit reçue que comme la limite de la conscience et ne serve qu'à manifester une puissance de liaison dont elle est l'opposé. L'intellectualisme vit de la réfutation de l'empirisme et le jugement y a souvent pour fonction d'annuler la dispersion possible des sensations [58]. L'analyse réflexive s'établit en poussant jusqu'à leurs conséquences les thèses réaliste et empiriste et en démontrant par l'absurde l'antithèse. Mais [41] dans cette réduction à l'absurde, le contact n'est pas nécessairement pris avec les opérations effectives de la conscience. Il reste possible que la théorie de la perception, si elle part idéalement d'une intuition aveugle, aboutisse par compensation à un concept vide, et que le jugement, contrepartie de la sensation pure, retombe à une fonction générale de liaison indifférente à ses objets ou même redevienne une force psychique décelable par ses effets. La célèbre analyse du morceau de cire saute de qualités comme l'odeur, la couleur, et la saveur, à la puissance d'une infinité de formes et de positions, qui est, elle, au-delà de l'objet perçu et ne définit que la cire du physicien. Pour la perception, il n'y a plus de cire quand toutes les propriétés sensibles ont disparu, et c'est la science qui suppose là quelque matière qui se conserve. La cire « perçue » elle-même, avec sa manière originale d'exister, sa permanence qui n'est pas encore l'identité exacte de la science, son « horizon intérieur » [59] de variation possible selon la forme et selon la grandeur, sa couleur mate qui annonce la mollesse, sa mollesse qui annonce un bruit sourd quand je la frapperai, enfin la structure perceptive de l'objet, on les perd de vue parce qu'il faut des déterminations de l'ordre prédicatif pour lier des qualités tout objectives et fermées sur soi. Les hommes que je vois d'une fenêtre sont cachés par leur chapeau et par leur manteau et leur image ne peut se peindre sur ma rétine. Je ne les vois donc pas, je juge qu'ils sont là [60]. La vision une fois définie à la manière empiriste comme la possession d'une qualité inscrite par le stimulus sur le corps [61], la moindre illusion, puisqu'elle donne à [42] l'objet des propriétés qu'il n'a pas sur ma rétine, suffit à établir que la perception est un jugement [62]. Comme j'ai deux yeux, je devrais voir l'objet double, et si je n'en perçois qu'un, c'est que je construis à l'aide des deux images l'idée d'un objet unique à distance [63]. La perception devient une « interprétation » des signes que la sensibilité fournit conformément aux stimuli corporels [64], une « hypothèse » que l'esprit fait pour « s'expliquer ses impressions » [65]. Mais aussi le jugement, introduit pour expliquer l'excès de la perception sur les impressions rétiniennes, au lieu d'être l'acte même de percevoir saisi de l'intérieur par une réflexion authentique, redevient un simple « facteur » de la perception, chargé de fournir ce que ne fournit pas le [43] corps, - au lieu d'être une activité transcendantale, il redevient une simple activité logique de conclusion [66]. Par là nous sommes entraînés hors de la réflexion et nous construisons la perception au lieu d'en révéler le fonctionnement propre, nous manquons encore une fois l'opération primordiale qui imprègne d'un sens le sensible et que présuppose toute médiation logique comme toute causalité psychologique. Il en résulte que l'analyse intellectualiste finit par rendre incompréhensibles les phénomènes perceptifs qu'elle est faite pour éclairer. Pendant que le jugement perd sa fonction constituante et devient un principe explicatif, les mots de « voir », « entendre », « sentir » perdent toute signification, puisque la moindre vision dépasse l'impression pure et rentre ainsi sous la rubrique générale du « jugement ». Entre le sentir et le jugement, l'expérience commune fait une différence bien claire, Le jugement est pour elle une prise de position, il vise à connaitre quelque chose de valable pour moi-même à tous les moments de ma vie et pour les autres esprits existants ou possibles ; sentir, au contraire, c'est se remettre à l'apparence sans chercher à la posséder et à en savoir la vérité. Cette distinction s'efface dans l'intellectualisme, parce que le jugement est partout où n'est pas la pure sensation, c'est-à-dire partout. Le témoignage des phénomènes sera donc partout récusé. Une grande boîte de carton me paraît plus lourde qu'une petite boîte faite du même carton et, à m'en tenir aux phénomènes, je dirais que je la sens d'avance pesante dans ma main. Mais l'intellectualisme délimite le sentir par l'action sur mon corps d'un stimulus réel. Comme ici il n'y en a pas, il faudra donc dire que la boite n'est pas sentie mais jugée plus lourde, et cet exemple qui paraissait fait pour montrer l'aspect sensible de l'illusion sert au contraire à montrer qu'il n'y a pas de connaissance sensible et que l'on sent comme l'on juge [67]. Un cube dessiné sur le papier change d'allure selon qu'il est vu d'un côté et par dessus ou de l'autre côté et par dessous. Même si je sais qu'il peut être vu de deux façons, il arrive que la figure se refuse à changer de structure et que mon savoir ait à attendre sa réalisation intuitive. Ici encore on devrait conclure que juger n'est pas percevoir. Mais l'alternative de la sensation et du jugement oblige à dire que le changement de la figure, ne dépendant [44] pas des « éléments sensibles », qui, comme les stimuli, restent constants, ne peut dépendre que d'un changement dans l'interprétation et qu'enfin « la conception de l'esprit modifie la perception même » [68], « l'apparence prend forme et sens au commandement » [69]. Or si l'on voit ce que l'on juge, comment distinguer la perception vraie de la perception fausse ? Comment pourra-t-on dire après cela que l'halluciné ou le fou « croient voir ce qu'ils ne voient point » [70] ? Où sera la différence entre « voir » et « croire qu'on voit » ? Si l'on répond que l'homme sain ne juge que d'après des signes suffisants et sur une matière pleine, c'est donc qu'il y a une différence entre le jugement motivé de la perception vraie et le jugement vide de la perception fausse, et comme la différence n'est pas dans la forme du jugement mais dans le texte sensible qu'il met en forme, percevoir dans le plein sens du mot, qui l'oppose à imaginer, ce n'est pas juger, c'est saisir un sens immanent au sensible avant tout jugement. Le phénomène de la perception vraie offre donc une signification inhérente aux signes et dont le jugement n'est que l'expression facultative. L'intellectualisme ne peut faire comprendre ni ce phénomène, ni d'ailleurs l'imitation qu'en donne l'illusion. Plus généralement il est aveugle pour le mode d'existence et de coexistence des objets perçus, pour la vie qui traverse le champ visuel et en relie secrètement les parties. Dans l'illusion de Zöllner, je « vois » les lignes principales inclinées l'une sur l'autre. L'intellectualisme ramène le phénomène à une simple erreur : tout vient de ce que je fais intervenir les lignes auxiliaires et leur rapport avec les lignes principales, au lieu de comparer les lignes principales elles-mêmes. Au fond, je me trompe sur la consigne, et je compare les deux ensembles au lieu d'en comparer les éléments principaux [71]. Il resterait à savoir pourquoi je me trompe sur la consigne. « La question devrait s'imposer : comment se fait-il qu'il soit si difficile dans l'illusion de Zöllner de comparer isolément les droites mêmes qui doivent être comparées selon la consigne donnée ? D'où vient qu'elles refusent ainsi de se laisser séparer des lignes auxiliaires [72] ? Il faudrait reconnaître qu'en recevant [45] des lignes auxiliaires, les lignes principales ont cessé d'être des parallèles, qu'elles ont perdu ce sens-là pour en acquérir un autre, que les lignes auxiliaires importent dans la figure une signification nouvelle qui y traîne désormais et ne peut plus en être détachée [73]. C'est cette signification adhérente à la figure, cette transformation du phénomène qui motive le jugement faux et qui est pour ainsi dire derrière lui. C'est elle en même temps qui rend un sens au mot « voir » en deçà du jugement, au delà de la qualité ou de l'impression, et fait reparaître le problème de la perception. Si l'on convient d'appeler jugement toute perception d'un rapport et de réserver le nom de vision à l'impression ponctuelle, il est sûr que l'illusion est un jugement. Mais cette analyse suppose au moins idéalement une couche d'impression où les lignes principales seraient parallèles comme elles le sont dans le monde, c'est-à-dire dans le milieu que nous constituons par des mesures, - et une opération seconde qui modifie les impressions en faisant intervenir les lignes auxiliaires et fausse ainsi le rapport des lignes principales. Or, la première phase est de pure conjecture, et avec elle le jugement qui donne la seconde. On construit l'illusion, on ne la comprend pas. Le jugement dans ce sens très général et tout formel n'explique la perception vraie ou fausse que s'il se guide sur l'organisation spontanée et sur la configuration particulière des phénomènes. Il est bien vrai que l'illusion consiste à engager les éléments principaux de la figure dans des relations auxiliaires qui brisent le parallélisme. Mais pourquoi le brisent-elles ? Pourquoi deux droites jusque là parallèles cessent-elles de faire couple et sont-elles entraînées dans une position oblique par l'entourage immédiat qu'on leur donne ? Tout se passe comme si elles ne faisaient plus partie du même monde. Deux obliques véritables sont situées dans le même espace qui est l'espace objectif. Mais celles-ci ne s'inclinent pas en acte l'une sur l'autre, il est impossible de les voir obliques si on les fixe. C'est quand nous les quittons du regard qu'elles tendent sourdement vers ce nouveau rapport. Il y a là, en deçà des rapports objectifs, une syntaxe perceptive qui s'articule [46] selon ses règles propres : la rupture des relations anciennes et l'établissement de relations nouvelles, le jugement, n'expriment que le résultat de cette opération profonde et en sont le constat final. Fausse ou vraie, c'est ainsi que la perception doit d'abord se constituer pour qu'une prédication soit possible. Il est bien vrai que la distance d'un objet ou son relief, ne sont pas des propriétés de l'objet comme sa couleur ou son poids. Il est bien vrai que ce sont des relations insérées dans une configuration d'ensemble qui enveloppe d'ailleurs le poids et la couleur eux-mêmes. Mais il n'est pas vrai que cette configuration soit construite par une « inspection de l'esprit ». Ce serait dire que l'esprit parcourt des impressions isolées et découvre de proche en proche le sens du tout, comme le savant détermine les inconnues en fonction des données du problème. Or ici les données du problème ne sont pas antérieures à sa solution, et la perception est justement cet acte qui crée d'un seul coup, avec la constellation des données, le sens qui les relie, - qui non seulement découvre le sens qu'elles ont mais encore fait qu'elles aient un sens.
Il est vrai que ces critiques ne portent que contre les débuts de l'analyse réflexive, et l'intellectualisme pourrait répondre qu'on est bien obligé de parler d'abord le langage du sens commun. La conception du jugement comme force psychique ou comme médiation logique et la théorie de la perception comme « interprétation », - cet intellectualisme des psychologues - n'est en effet qu'une contrepartie de l'empirisme, mais il prépare une prise de conscience véritable. On ne peut commencer que dans l'attitude naturelle, avec ses postulats, jusqu'à ce que la dialectique interne de ces postulats les détruise. La perception une fois comprise comme interprétation, la sensation, qui a servi de point de départ, est définitivement dépassée, toute conscience perceptive étant déjà au delà. La sensation n'est pas sentie [74] et la conscience est toujours conscience d'un objet. Nous arrivons à la sensation lorsque, réfléchissant sur nos perceptions, nous voulons exprimer qu'elles ne sont pas notre œuvre absolument. La pure sensation, définie par l'action des stimuli sur notre corps, est l’« effet dernier » de la connaissance, en particulier de la connaissance scientifique, et c'est par une illusion, d'ailleurs naturelle, que nous la mettons au début et la croyons antérieure à la connaissance. [47] Elle est la manière nécessaire et nécessairement trompeuse dont un esprit se représente sa propre histoire [75]. Elle appartient au domaine du constitué et non pas à l'esprit constituant. C'est selon le monde ou selon l'opinion que la perception peut apparaître comme une interprétation. Pour la conscience elle-même comment serait-elle un raisonnement puisqu'il n'y a pas de sensations qui puissent lui servir de prémisses, une interprétation puisqu'il n'y a rien avant elle qui soit à interpréter ? En même temps qu'on dépasse ainsi, avec l'idée de sensation, celle d'une activité simplement logique, les objections que nous faisions, tout à l'heure disparaissent. Nous demandions ce que c'est que voir ou que sentir, ce qui distingue du concept cette connaissance encore prise dans son objet, inhérente à un point du temps et de l'espace. Mais la réflexion montre qu'il n'y a là rien à comprendre. C'est un fait que je me crois, d'abord entouré par mon corps, pris dans le monde, situé ici et maintenant. Mais chacun de ces mots quand j'y réfléchis est dépourvu de sens et ne pose donc aucun problème : m'apercevrais-je « entouré par mon corps » si je n'étais en lui aussi bien qu'en moi, si je ne pensais moi-même ce rapport spatial et n'échappais ainsi à l'inhérence au moment même où je me la représente ? Saurais-je que je suis pris dans le monde et que j'y suis situé, si j'y étais, étais vraiment pris et situé ? Je me bornerais alors à être où je suis comme une chose, et puisque je sais où je suis et me vois moi-même au milieu des choses, c'est que je suis une conscience, un être singulier qui ne réside nulle part et peut se rendre présent partout en intention. Tout ce qui existe, existe comme chose ou comme conscience, et il n'y a pas de milieu. La chose est en un lieu, mais la perception n'est nulle part, car si elle était située elle ne pourrait faire exister pour elle-même les autres choses, puisqu'elle reposerait en soi à la manière des choses. La perception est donc la pensée de percevoir. Son incarnation n'offre aucun caractère positif dont il y ait à rendre compte [48] et son eccéité n'est que l'ignorance où elle est d'elle-même. L'analyse réflexive devient une doctrine purement régressive, selon laquelle toute perception est une intellection confuse, toute détermination une négation. Elle supprime ainsi tous les problèmes sauf un : celui de son propre commencement. La finitude d'une perception qui me donne, comme disait Spinoza, des « conséquences sans prémisses », l'inhérence de la conscience à un point de vue, tout se ramène à mon ignorance de moi-même, à mon pouvoir tout négatif de ne pas réfléchir. Mais cette ignorance à son tour comment est-elle possible ? Répondre qu'elle n'est jamais, ce serait me supprimer comme philosophe qui cherche. Aucune philosophie ne peut ignorer le problème de la finitude sous peine de s'ignorer elle-même comme philosophie, aucune analyse de la perception ne peut ignorer la perception comme phénomène original sous peine de s'ignorer elle-même comme analyse, et la pensée infinie que l'on découvrirait immanente à la perception ne serait pas le plus haut point de conscience, mais au contraire une forme d'inconscience. Le mouvement de réflexion passerait le but : il nous transporterait d'un monde figé et déterminé à une conscience sans fissure, alors que l'objet perçu est animé d'une vie secrète et que la perception comme unité se défait et se refait sans cesse. Nous n'aurons qu'une essence abstraite de la conscience tant que nous n'aurons pas suivi le mouvement effectif par lequel elle ressaisit à chaque moment ses démarches, les contracte et les fixe en un objet identifiable, passe peu à peu du « voir » au « savoir - et obtient l’unité de sa propre vie. Nous n'aurons pas atteint cette dimension constitutive si nous remplaçons par un sujet absolument transparent l'unité pleine de la conscience et par une pensée éternelle l’« art caché » qui fait surgir un sens dans les « profondeurs de la nature ». La prise de conscience intellectualiste ne va pas jusqu'à cette touffe vivante de la perception parce qu'elle cherche les conditions qui la rendent possible ou sans lesquelles elle ne serait pas, au lieu de dévoiler l'opération qui la rend actuelle ou par laquelle elle se constitue. Dans la perception effective et prise à l'état naissant, avant toute parole, le signe sensible et sa signification ne sont pas même idéalement séparables. Un objet est un organisme de couleurs, d'odeurs, de sons, d'apparences tactiles qui se symbolisent et se modifient l'un l'autre et s'accordent l'un avec l'autre selon une logique réelle que la science a pour fonction d'expliciter et dont elle est bien loin d'avoir achevé l'analyse. À l'égard de cette vie perceptive, l'intellectualisme [49] est insuffisant ou par défaut ou par excès : il évoque à titre de limite les qualités multiples qui ne sont que l'enveloppe de l'objet, et de là il passe à une conscience de l'objet qui en posséderait la loi ou le secret et qui de ce fait ôterait sa contingence au développement de l'expérience et à l'objet son style perceptif. Ce passage de la thèse à l'antithèse, ce renversement du pour au contre qui est le procédé constant de l'intellectualisme laissent subsister sans changement le point de départ de l'analyse ; on partait d'un monde en soi qui agissait sur nos yeux pour se faire voir de nous, on a maintenant une conscience ou une pensée du monde, mais la nature même de ce monde n'est pas changée : il est toujours défini par l'extériorité absolue des parties et seulement doublé sur toute son étendue d'une pensée qui le porte. On passe d'une objectivité absolue à une subjectivité absolue, mais cette seconde idée vaut juste autant que la première et ne se soutient que contre elle, c'est-à-dire par elle. La parenté de l'intellectualisme et de l'empirisme est ainsi beaucoup moins visible et beaucoup plus profonde qu'on le croit. Elle ne tient pas seulement à la définition anthropologique de la sensation dont l'un et l'autre se sert mais à ce que l'un et l'autre garde l'attitude naturelle ou dogmatique, et la survivance de la sensation dans l'intellectualisme n'est qu'un signe de ce dogmatisme. L'intellectualisme accepte comme absolument fondée l'idée du vrai et l'idée de l'être dans lesquelles s'achève et se résume le travail constitutif de la conscience et sa réflexion prétendue consiste à poser comme puissances du sujet tout ce qui est nécessaire pour aboutir à ces idées. L'attitude naturelle en me jetant au monde des choses me donne l'assurance de saisir un « réel » au delà des apparences, le « vrai » au delà de l'illusion. La valeur de ces notions n'est pas mise en question par l'intellectualisme : il ne s'agit que de conférer à un naturant universel le pouvoir de reconnaître cette même vérité absolue que le réalisme place naïvement dans une nature donnée. Sans doute L'intellectualisme se présente d'ordinaire comme une doctrine de la science et non comme une doctrine de la perception, il croit fonder son analyse sur l'épreuve de la vérité mathématique et non pas sur l'évidence naïve du monde : habemus ideam veram. Mais en réalité je ne saurais pas que je possède une idée vraie si je ne pouvais par la mémoire relier l'évidence présente à celle de l'instant écoulé et, par la confrontation de la parole, l'évidence mienne à celle d'autrui, de sorte que l'évidence spinoziste [50] présuppose celle du souvenir et de la perception. Si l'on veut au contraire fonder la constitution du passé et celle d'autrui sur mon pouvoir de reconnaître la vérité intrinsèque de l'idée, on supprime bien le problème d'autrui et celui du monde, mais parce qu'on reste dans l'attitude naturelle qui les prend pour donnés et qu'on utilise les forces de la certitude naïve. Car jamais, comme Descartes et Pascal l'ont vu, je ne puis coïncider d'un seul coup avec la pure pensée qui constitue une idée même simple, ma pensée claire et distincte se sert toujours de pensées déjà formées par moi ou par autrui, et se fie à ma mémoire, c'est-à-dire à la nature de mon esprit, ou à la mémoire de la communauté des penseurs, c'est-à-dire à l'esprit objectif. Prendre pour accorder que nous avons une idée vraie, c'est bien croire à la perception sans critique. L'empirisme restait dans la croyance absolue au monde comme totalité des événements spatio-temporels et traitait la conscience comme un canton de ce monde. L’analyse réflexive rompt bien avec le monde en soi, puisqu'elle le constitue par l'opération de la conscience, mais cette conscience constituante, au lieu d'être saisie directement, est construite de manière à rendre possible l'idée d'un être absolument déterminé. Elle est le corrélatif d'un univers, le sujet qui possède absolument achevées toutes les connaissances dont notre connaissance effective est l'ébauche. C'est qu'on suppose effectué quelque part ce qui n'est pour nous qu'en intention : un système de pensées absolument vrai, capable de coordonner tous les phénomènes, un géométral qui rende raison de toutes les perspectives, un objet pur sur lequel ouvrent toutes les subjectivités. Il ne faut rien de moins que cet objet absolu et ce sujet divin pour écarter la menace du malin génie et pour nous garantir la possession de l'idée vraie. Or il y a bien un acte humain qui d’un seul coup traverse tous les doutes possibles pour s'installer en pleine vérité : cet acte est la perception, au sens large de connaissance des existences. Quand je me mets a percevoir cette table, je contracte résolument l'épaisseur de durée écoulée depuis que je la regarde, je sors de ma vie individuelle en saisissant l'objet comme objet pour tous, je réunis donc d'un seul coup des expériences concordantes mais disjointes et réparties en plusieurs points du temps et en plusieurs temporalités. Cet acte décisif qui remplit, au cœur du temps, la fonction de l'éternité spinoziste, cette « doxa originaire » [76], nous ne reprochons pas à l'intellectualisme de [51] s'en servir, mais de s'en servir tacitement. Il y a là un pouvoir de fait, comme Descartes le disait, une évidence simplement irrésistible, qui réunit sous l'invocation d'une vérité absolue les phénomènes séparés de mon présent et de mon passé, de ma durée et de celle d'autrui, mais qui ne doit pas être coupée de ses origines perceptives et détachée de sa « facticité ». La fonction de la philosophie est de la replacer dans le champ d'expérience privée où elle surgit et d'en éclairer la naissance. Si au contraire on s'en sert sans la prendre pour thème, on devient incapable de voir le phénomène de la perception et le monde qui naît en elle à travers le déchirement des expériences séparées, on fond le monde perçu dans un univers qui n'est que ce monde même coupé de ses origines constitutives et devenu évident parce qu'on les oublie. Ainsi l'intellectualisme laisse la conscience dans un rapport de familiarité avec l'être absolu et l'idée même d'un monde en soi subsiste comme horizon ou comme fil conducteur de l'analyse réflexive. Le doute a bien interrompu les affirmations explicites touchant le monde, mais ne change rien à cette sourde présence du monde qui se sublime dans l'idéal de la vérité absolue. La réflexion donne alors une essence de la conscience que l'on accepte dogmatiquement sans se demander ce que c'est qu'une essence, ni si l'essence de la pensée épuise le fait de la pensée. Elle perd le caractère d'une constatation et désormais il ne peut être question de décrire des phénomènes - l'apparence perceptive des illusions est récusée comme l'illusion des illusions, on ne peut plus voir que ce qui est, la vision elle-même et l'expérience ne sont plus distinguées de la conception. De là une philosophie en partie double, remarquable dans toute doctrine de l'entendement : on saute d'une vue naturaliste, qui exprime notre condition de fait, à une dimension transcendantale où toutes les servitudes sont levées en droit, et l'on n'a jamais à se demander comment le même sujet est partie du monde et principe du monde parce que le constitué n'est jamais que pour le constituant. En réalité, l'image d'un monde constitué où je ne serais avec mon corps qu'un objet parmi d'autres et l'idée d'une conscience constituante absolue ne forment antithèse qu'en apparence : elles expriment deux fois le préjugé d'un univers en soi parfaitement explicite. Une réflexion authentique, au lieu, de les faire alterner comme toutes deux vraies à la manière de la philosophie d'entendement, les rejette comme toutes deux fausses.
Il est vrai que nous défigurons peut-être une deuxième fois l'intellectualisme. Quand nous disons que l'analyse réflexive [52] réalise par anticipation tout le savoir possible au-dessus du savoir actuel, enferme la réflexion dans ses résultats et annule le phénomène de la finitude, peut-être n'est-ce encore là qu'une caricature de l'intellectualisme, la réflexion selon le monde, la vérité vue par le prisonnier de la caverne qui préfère les ombres auxquelles il est accoutumé et ne comprend pas qu'elles dérivent de la lumière. Peut-être n'avons-nous pas encore compris la vraie fonction du jugement dans la perception. L'analyse du morceau de cire voudrait dire, non pas qu'une raison est cachée derrière la nature, mais que la raison est enracinée dans la nature ; l’« inspection de l'esprit » ne serait pas le concept qui descend dans la nature, mais la nature qui s'élève au concept. La perception est un jugement, mais qui ignore ses raisons [77], ce qui revient à dire que l'objet perçu se donne comme tout et comme unité avant que nous en ayons saisi la loi intelligible et que la cire n'est pas originairement une étendue flexible et muable. En disant que le jugement naturel n'a pas « loisir de penser et considérer aucunes raisons, », Descartes fait comprendre que sous le nom de jugement il vise la constitution d'un sens du perçu qui n'est pas antérieur à la perception même et semble sortir de lui [78]. Cette connaissance vitale ou cette « inclination naturelle » qui nous enseigne l'union de l'âme et du corps, quand la lumière naturelle nous en enseigne la distinction, il paraît contradictoire de la garantir par la véracité divine qui n'est autre chose que la clarté intrinsèque de l'idée ou ne peut en tout cas authentiquer que des pensées évidentes. Mais la philosophie de Descartes consiste peut-être à assumer cette contradiction [79]. Quand Descartes dit que l'entendement se connaît incapable de connaître l'union de l'âme et du corps et laisse à la vie de la connaître [80], cela signifie que l'acte de comprendre se [53] donne comme réflexion sur un irréfléchi qu'il ne résorbe ni en fait ni en droit. Quand je retrouve la structure intelligible du morceau de cire, je ne me replace pas dans une pensée absolue à l'égard de laquelle il ne serait qu'un résultat, je ne le constitue pas, je le re-constitue. Le « jugement naturel » n'est autre chose que le phénomène de la passivité. C'est toujours à la perception qu'il appartiendra de connaître la perception. La réflexion ne s'emporte jamais elle-même hors de toute situation, l'analyse de la perception ne fait pas disparaître le fait de la perception, l'eccéité du perçu, l'inhérence de la conscience perceptive à une temporalité et à une localité. La réflexion n'est pas absolument transparente pour elle-même, elle est toujours donnée à elle-même dans une expérience, au sens du mot qui sera le sens kantien, elle jaillit toujours sans savoir elle-même d'où elle jaillit et s'offre toujours à moi comme un don de nature. Mais si la description de l'irréfléchi reste valable après la réflexion et la VP Méditation après la seconde, réciproquement cet irréfléchi lui-même ne nous est connu que par la réflexion et ne doit pas être posé hors d'elle comme un terme inconnaissable. Entre moi qui analyse la perception et le moi percevant, il y a toujours une distance. Mais dans l'acte concret de réflexion, je franchis cette distance, je prouve par le fait que je suis capable de savoir ce que je percevais, je domine pratiquement la discontinuité des deux Moi et le cogito aurait finalement pour sens non pas de révéler un constituant universel ou de ramener la perception à l'intellection, mais de constater ce fait de la réflexion qui domine et maintient à la fois l'opacité de la perception. Il serait bien conforme à la résolution cartésienne d'avoir ainsi identifié la raison et la condition humaine et l'on peut soutenir que la signification dernière du cartésianisme est là. Le « jugement naturel » de l'intellectualisme anticipe alors ce jugement kantien qui fait naître dans l'objet individuel son sens et ne le lui apporte pas tout fait [81]. Le cartésianisme comme le kantisme aurait pleinement vu le problème de la perception qui consiste en ce qu'elle est une connaissance originaire. Il y a une perception empirique ou seconde, celle [54] que nous exerçons à chaque instant, qui nous masque ce phénomène fondamental, parce qu'elle est toute pleine d'acquisitions anciennes et se joue pour ainsi dire à la surface de l'être. Quand je regarde rapidement les objets qui m'entourent pour me repérer et m'orienter parmi eux, c'est à peine si j'accède à l'aspect instantané du monde, j'identifie ici la porte, ailleurs la fenêtre, ailleurs ma table, qui ne sont que les supports et les guides d'une intention pratique orientée ailleurs et qui ne me sont alors données que comme des significations. Mais quand je contemple un objet avec le seul souci de le voir exister et déployer devant moi ses richesses, alors il cesse d'être une allusion à un type général, et je m'aperçois que chaque perception, et non pas seulement celle des spectacles que je découvre pour la première fois, recommence pour son compte la naissance de l'intelligence et a quelque chose d'une invention géniale : pour que je reconnaisse l'arbre comme un arbre, il faut que, par dessous cette signification acquise, l'arrangement momentané du spectacle sensible recommence, comme au premier jour du monde végétal, à dessiner l'idée individuelle de cet arbre. Tel serait ce jugement naturel, qui ne peut encore connaître ses raisons puisqu'il les crée. Mais même si l'on accorde que l'existence, l'individualité, la « facticité » sont à l'horizon de la pensée cartésienne, reste à savoir si elle les a prises pour thèmes. Or il faut reconnaître qu'elle n'aurait pu le faire qu'en se transformant profondément. Pour faire de la perception une connaissance originaire, il aurait fallu accorder à la finitude une signification positive et prendre au sérieux cette étrange phrase de la IV° Méditation qui fait de moi « un milieu entre Dieu et le néant ». Mais si le néant n'a pas de propriétés comme le laisse entendre la Ve Méditation et comme le dira Malebranche, s'il n'est rien, cette définition du sujet humain n'est qu'une manière de parler et le fini n'a rien de positif. Pour voir dans la réflexion un fait créateur, une reconstitution de la pensée écoulée qui n'était pas préformée en elle et pourtant la détermine valablement parce qu'elle seule nous en donne idée et que le passé en soi est pour nous comme s'il n'était pas, - il aurait fallu développer une intuition du temps à laquelle les Méditations ne font qu'une courte allusion. « Me trompe qui pourra, si est-ce qu'il ne saurait faire que je ne sois rien, tandis que je penserai être quelque chose ; ou que quelque jour il soit vrai que je n'aie jamais été, étant vrai maintenant que je suis » [82]. L'expérience du présent est celle d'un être fondé une fois [55] pour toutes et que rien ne saurait empêcher d'avoir été. Dans la certitude du présent, il y a une intention qui en dépasse la présence, qui le pose d'avance comme un « ancien présent » indubitable dans la série des remémorations, et la perception comme connaissance du présent est le phénomène central qui rend possible l'unité du Je et avec elle l'idée de l'objectivité et de la vérité. Mais elle n'est donnée dans le texte que comme l'une de ces évidences irrésistibles en fait seulement et qui restent soumises au doute [83]. La solution cartésienne n'est donc pas de prendre pour garante d'elle-même la pensée humaine dans sa condition de fait, mais de l'appuyer à une pensée qui se possède absolument. La connexion de l'essence et de l'existence n'est pas trouvée dans l'expérience, mais dans l'idée de l'infini. Il est donc vrai en fin de compte que l'analyse réflexive repose tout entière sur une idée dogmatique de l'être et qu'en ce sens elle n'est pas une prise de conscience achevée [84].
[56]
Quand l'intellectualisme reprenait la notion naturaliste de sensation, une philosophie était impliquée dans cette [57] démarche. Réciproquement, quand la psychologie élimine définitivement cette notion, nous pouvons nous attendre à trouver dans cette réforme l'amorce d'un nouveau type de réflexion. Au niveau de la psychologie, la critique de l'« hypothèse de constance » signifie seulement qu'on abandonne le jugement comme facteur explicatif dans la théorie de la perception. Comment prétendre que la perception de la distance est conclue de la grandeur apparente des objets, de la disparité des images rétiniennes, de l'accommodation du cristallin, de la convergence des yeux, que la perception du relief est conclue de la différence entre l'image que fournit l'œil droit et celle que fournit l'œil gauche, puisque, si nous nous en tenons aux phénomènes, aucun de ces « signes » n'est clairement donné à la conscience et qu'il ne saurait y avoir de raisonnement là où manquent les prémisses ? Mais cette critique de l'intellectualisme n'en atteint que la vulgarisation chez les psychologues. Et, comme l'intellectualisme lui-même, elle doit être transportée sur le plan de la réflexion, où le philosophe ne cherche plus à expliquer la perception, mais à coïncider avec l'opération perceptive et à la comprendre. Ici, la critique de l'hypothèse de constance révèle que la perception n'est pas un acte d'entendement. Il suffit que je regarde un paysage la tête en bas pour n'y plus rien reconnaître. Or le « haut » et le « bas » n'ont au regard de l'entendement qu'un sens relatif et l'entendement ne saurait se heurter comme à un obstacle absolu à l'orientation du paysage. Devant l'entendement, un carré est toujours un [58] carré, qu'il repose sur l'une de ses bases ou sur l'un de ses sommets. Pour la perception, il est dans le second cas à peine reconnaissable. Le Paradoxe des objets symétriques opposait au logicisme l'originalité de l'expérience perceptive. Cette idée doit être reprise et généralisée : il y a une signification du perçu qui est sans équivalent dans l'univers de l'entendement, un milieu perceptif qui n'est pas encore le monde objectif, un être perceptif qui n'est pas encore l'être déterminé. Seulement, les psychologues qui pratiquent la description des phénomènes n'aperçoivent pas d'ordinaire la portée philosophique de leur méthode. Ils ne voient pas que le retour à l'expérience perceptive, si cette réforme est conséquente et radicale, condamne toutes les formes du réalisme, c'est-à-dire toutes les philosophies qui quittent la conscience et prennent pour donné l'un de ses résultats, - que le véritable défaut de l'intellectualisme est justement de prendre pour donné l'univers déterminé de la science, que ce reproche s'applique a fortiori à la pensée psychologique, puisqu'elle place la conscience perceptive au milieu d'un monde tout fait, et que la critique de l'hypothèse de constance, si elle est conduite jusqu'au bout, prend la valeur d'une véritable « réduction phénoménologique » [85]. La Gestalttheorie a bien montré que les prétendus signes de la distance - la grandeur apparente de l'objet, le nombre d'objets interposés entre lui et nous, la disparité des images rétiniennes, le degré d'accommodation et de convergence - ne sont expressément connus que dans une perception analytique ou réfléchie qui se détourne de l'objet et se porte sur son mode de présentation, et qu'ainsi nous ne passons pas par ces intermédiaires pour connaitre la distance. Seulement elle en conclut que, n'étant pas signes ou raisons dans notre perception de la distance, les impressions corporelles ou les objets interposés du champ ne peuvent être que causes de cette perception [86]. On revient ainsi à une psychologie explicative dont la Gestalttheorie n'a jamais abandonné l'idéal [87], parce que, comme psychologie, elle n'a jamais rompu avec le naturalisme. Mais du même coup elle devient infidèle à ses propres descriptions. Un sujet dont les muscles oculo-moteurs sont paralysés voit les objets se déplacer vers la gauche [59] quand il croit lui-même tourner les yeux vers la gauche. C'est, dit la psychologie classique, que la perception raisonne : l'œil est censé basculer vers la gauche, et comme cependant les images rétiniennes n'ont pas bougé, il faut que le paysage ait glissé vers la gauche pour les maintenir à leur place dans l'œil. La Gestalttheorie fait comprendre que la perception de la position des objets ne passe pas par le détour d'une conscience expresse du corps : je ne sais à aucun moment que les images sont restées immobiles sur la rétine, je vois directement le paysage se déplacer vers la gauche. Mais la conscience ne se borne pas à recevoir tout fait un phénomène illusoire qu'engendreraient hors d'elle des causes physiologiques. Pour que l'illusion se produise, il faut que le sujet ait eu l'intention de regarder vers la gauche et qu'il ait pensé mouvoir son œil. L'illusion touchant le corps propre entraine l'apparence du mouvement dans l'objet. Les mouvements du corps propre sont naturellement investis d'une certaine signification perceptive, ils forment avec les phénomènes extérieurs un système si bien lié que la perception extérieure « tient compte » du déplacement des organes perceptifs, trouve en eux sinon l'explication expresse, du moins le motif des changements intervenus dans le spectacle et peut ainsi les comprendre aussitôt. Quand j'ai l'intention de regarder vers la gauche, ce mouvement du regard porte en lui comme sa traduction naturelle une oscillation du champ visuel : les objets restent en place, mais après avoir vibré un instant. Cette conséquence n'est pas apprise, elle fait partie des montages naturels du sujet psycho-physique, elle est, nous le verrons, une annexe de notre « schéma corporel », elle est la signification immanente d'un déplacement du « regard ». Quand elle vient à manquer, quand nous avons conscience de mouvoir les yeux sans que le spectacle en soit affecté, ce phénomène se traduit, sans aucune déduction expresse, par un déplacement apparent de l'objet vers la gauche. Le regard et le paysage restent comme collés l'un à l'autre, aucun tressaillement ne les dissocie, le regard, dans son déplacement illusoire, emporte avec lui le paysage et le glissement du paysage n'est au fond rien d'autre que sa fixité au bout d'un regard que l'on croit en mouvement. Ainsi l'immobilité des images sur la rétine et la paralysie des muscles oculo-moteurs ne sont pas des causes objectives qui détermineraient l'illusion et l'apporteraient toute faite dans la conscience. L'intention de mouvoir l'œil et la docilité du paysage à ce mouvement ne sont, pas davantage des prémisses ou des raisons de l'illusion. Mais elles en sont les [60] motifs. De la même manière, les objets interposés entre moi et celui que je fixe ne sont pas perçus pour eux-mêmes ; mais ils sont cependant perçus, et nous n'avons aucune raison de refuser à cette perception marginale un rôle dans la vision de la distance, puisque, dès qu'un écran masque les objets interposés, la distance apparente se rétrécit. Les objets qui remplissent le champ n'agissent pas sur la distance apparente comme une cause sur son effet. Quand on écarte l'écran, nous voyons l'éloignement naître des objets interposés. C'est là le langage muet que nous parle la perception : des objets interposés, dans ce texte naturel, « veulent dire » une plus grande distance. Il ne s'agit pas cependant, de l'une des connexions que connaît la logique objective, la logique de la vérité constituée : car il n'y a aucune raison pour qu'un clocher me paraisse plus petit et plus éloigné à partir du moment où je peux mieux voir dans leur détail les pentes et les champs qui m'en séparent. Il n'y a pas de raison, mais il y a un motif. C'est justement la Gestalt théorie qui nous a fait prendre conscience de ces tensions qui traversent comme des lignes de force le champ visuel et le système corps propre monde et qui l'animent d'une vie sourde et magique en imposant ici et là des torsions, des contractions, des gonflements. La disparité des images rétiniennes, le nombre d'objets interposés n'agissent ni comme de simples causes objectives qui produiraient du dehors ma perception de la distance, ni comme des raisons qui la démontreraient. Ils sont tacitement connus d'elle sous des formes voilées, ils la justifient par une logique sans parole. Mais, pour exprimer suffisamment ces relations perceptives, il manque à la Gestalt théorie un renouvellement des catégories : elle en a admis le principe, elle l'a appliqué à quelques cas particuliers, elle ne s'aperçoit pas que toute une réforme de l'entendement est nécessaire si l'on veut traduire exactement les phénomènes et qu'il faut pour y parvenir remettre en question la pensée objective de la logique et de la philosophie classiques, mettre en suspens les catégories du monde, mettre en doute, au sens cartésien, les prétendues évidences du réalisme, et procéder à une véritable « réduction phénoménologique ». La pensée objective, celle qui s'applique à l'univers et non pas aux phénomènes, ne connaît que des notions alternatives ; à partir de l'expérience effective, elle définit des concepts purs qui s'excluent : la notion de l'étendue, qui est celle d'une extériorité absolue des parties, et la notion de la pensée, qui est celle d'un être recueilli en lui-même, la notion du signe vocal comme phénomène physique arbitrairement [61] lié à certaines pensées et celle de la signification comme pensée entièrement claire pour soi, la notion de la cause comme déterminant extérieur de son effet, et celle de la raison comme loi de constitution intrinsèque du phénomène. Or la perception du corps propre et la perception extérieure, on vient de le voir, nous offrent l'exemple d'une conscience non-thétique, c'est-à-dire d'une conscience qui ne possède pas la pleine détermination de ses objets, celle d'une logique vécue qui ne rend pas compte d'elle-même, et celle d'une signification immanente qui n'est pas claire pour soi et ne se connaît que par l'expérience de certains signes naturels. Ces phénomènes sont inassimilables pour la pensée objective et voilà pourquoi la Gestalt théorie qui, comme toute psychologie, est prisonnière des « évidences » de la science et du monde, ne peut choisir qu'entre la raison et la cause, voilà pourquoi toute critique de l'intellectualisme aboutit entre ses mains à une restauration du réalisme et de la pensée causale. Au contraire, la notion phénoménologique de motivation est l'un de ces concepts « fluents » [88] qu'il faut bien former si l'on veut revenir aux phénomènes. Un phénomène en déclenche un autre, non par une efficacité objective, comme celle qui relie les événements de la nature, mais par le sens qu'il offre, - il y a une raison d'être qui oriente le flux des phénomènes sans être explicitement posée en aucun d'eux, une sorte de raison opérante. C'est ainsi que l'intention de regarder vers la gauche et l'adhérence du paysage au regard motive l'illusion d'un mouvement dans l'objet. A mesure que le phénomène motivé se réalise, son rapport interne avec le phénomène motivant apparaît, et au lieu de lui succéder seulement, il l'explicite et le fait comprendre, de sorte qu'il semble avoir préexisté à son propre motif. Ainsi l'objet à distance et sa projection physique sur les rétines expliquent la disparité des images, et, par une illusion rétrospective, nous parlons avec Malebranche d'une géométrie naturelle de la perception, nous mettons d'avance dans la perception une science qui est construite sur elle, et [62] nous perdons de vue le rapport original de motivation, où la distance surgit avant toute science, non pas d'un jugement sur « les deux images », car elles ne sont pas numériquement distinctes, mais du phénomène de « bougé », des forces qui habitent cette esquisse, qui cherchent l'équilibre et qui la mènent au plus déterminé. Pour une doctrine cartésienne, ces descriptions n'auront jamais d'importance philosophique : on les traitera comme des allusions à l'irréfléchi, qui, par principe, ne peuvent jamais devenir des énoncés, et qui, comme toute psychologie, sont sans vérité devant l'entendement. Pour leur faire droit entièrement, il faudrait montrer qu'en aucun cas la conscience ne peut cesser tout à fait d'être ce qu'elle est dans la perception, c'est-à-dire un fait, ni prendre possession entière de ses opérations. La reconnaissance des phénomènes implique donc enfin une théorie de la réflexion et un nouveau cogito [89].
[64]
IV. - LE CHAMP PHÉNOMENAL
On voit maintenant de quel côté les chapitres suivants auront à chercher. Le « sentir » est redevenu pour nous une question. L'empirisme l'avait vidé de tout mystère en le ramenant à la possession d'une qualité. Il n'avait pu le faire qu'en s'éloignant beaucoup de l'acception ordinaire. Entre sentir et connaitre, l'expérience commune établit une (différence qui n'est pas celle de la qualité et du concept. Cette riche notion du sentir se trouve encore dans l'usage romantique et par exemple chez Herder. Elle désigne une expérience dans laquelle ne nous sont pas données des qualités « mortes » mais des propriétés actives. Une roue de bois posée sur le sol n'est pas pour la vision ce qu'est une roue portant un poids. Un corps en repos parce qu'aucune force ne s'exerce sur lui n'est pas pour la vision ce qu'est un corps où des forces contraires se font équilibre [90]. La lumière d'une bougie change d'aspect pour l'enfant quand, après une brûlure, elle cesse d'attirer sa main et devient à la lettre repoussante [91]. La vision est déjà habitée par un sens qui lui donne une fonction dans le spectacle du monde comme dans notre existence. Le pur quale ne nous serait donné que si le monde était un spectacle et le corps propre un mécanisme dont un esprit impartial prendrait connaissance [92]. Le sentir au contraire investit la qualité d'une valeur vitale, la saisit d'abord dans sa signification pour nous, pour cette masse pesante qui est notre corps, et de là vient qu'il comporte toujours une référence au corps. Le problème est de comprendre ces relations singulières qui se tissent entre les parties du paysage ou de lui à moi comme, sujet incarné et par lesquelles un objet perçu peut concentrer en lui-même toute une scène ou devenir l'imago de tout un segment de vie. Le sentir est cette communication vitale avec le monde qui nous le rend présent comme [65] lieu familier de notre vie. C'est à lui que l'objet perçu et le sujet percevant doivent leur épaisseur. Il est le tissu intentionnel que l'effort de connaissance cherchera à décomposer. - Avec le problème du sentir, nous redécouvrons celui de l'association et de la passivité. Elles ont cessé de faire question parce que les philosophies classiques se plaçaient au-dessous ou au-dessus d'elles, et leur donnaient tout ou rien : tantôt l'association était entendue comme une simple coexistence de fait, et tantôt elle était dérivée d'une construction intellectuelle ; tantôt la passivité était importée des choses dans l'esprit, et tantôt l'analyse réflexive retrouvait en elle une activité d'entendement. Ces notions au contraire prennent leur sens plein si l'on distingue le sentir de la qualité : alors l'association ou plutôt l'« affinité » au sens kantien est le phénomène central de la vie perceptive, puisqu'elle est la constitution, sans modèle idéal, d'un ensemble significatif, et la distinction de la vie perceptive et du concept, de la passivité et de la spontanéité n'est plus effacée par l'analyse réflexive, puisque l'atomisme de la sensation ne nous oblige plus à chercher dans une activité de liaison le principe de toute coordination. - Enfin, après le sentir, l'entendement a besoin, lui aussi, d'être défini de nouveau, puisque la fonction générale de liaison que le kantisme lui attribue finalement est maintenant commune à toute la vie intentionnelle et ne suffit donc plus à le désigner. Nous chercherons à faire voir dans la perception à la fois l'infrastructure instinctive et les superstructures qui s'établissent sur elle par l'exercice de l'intelligence. Comme le dit Cassirer, en mutilant la perception par le haut, l'empirisme la mutilait aussi par le bas [93] : l'impression est aussi dépourvue de sens instinctif et affectif que de signification idéale. On pourrait ajouter que, mutiler la perception par le bas, la traiter d'emblée comme une connaissance et en oublier le fonds existentiel, c'est la mutiler par le haut, puisque c'est tenir pour acquis et passer sous silence le moment décisif de la perception : le jaillissement d'un monde vrai et exact. La réflexion sera sûre d'avoir bien trouvé le centre du phénomène si elle est également capable d'en éclairer l'inhérence vitale et l'intention rationnelle.
Donc, la « sensation » et le « jugement » ont ensemble perdu leur clarté apparente : nous nous sommes aperçus qu'ils n'étaient clairs que moyennant le préjugé du monde. [66] Dès qu'on cherchait à se représenter par leur moyen la conscience en train de percevoir, à les définir comme moments de la perception, à réveiller l'expérience perceptive oubliée et à les confronter avec elle, on les trouvait impensables. En développant ces difficultés, nous nous référions implicitement à un nouveau genre d'analyse, à une nouvelle dimension où elles devaient disparaître. La critique de l'hypothèse de constance et plus généralement la réduction de l'idée de « monde » ouvraient un champ phénoménal que nous devons maintenant mieux circonscrire, et nous invitaient à retrouver une expérience directe qu'il faut situer au moins provisoirement par rapport au savoir scientifique, à la réflexion psychologique et à la réflexion philosophique.
La science et la philosophie ont été portées pendant des siècles par la foi originaire de la perception. La perception s'ouvre sur des choses. Cela veut dire qu'elle s'oriente comme vers sa fin vers une vérité en soi où se trouve la raison de toutes les apparences. La thèse muette de la perception, c'est que l'expérience à chaque instant peut être coordonnée avec celle de l'instant précédent et avec celle de l'instant suivant, ma perspective avec celles des autres consciences, - que toutes les contradictions peuvent être levées, que l'expérience monadique et intersubjective est un seul texte sans lacune, - que ce qui, maintenant, pour moi, est indéterminé deviendrait déterminé pour une connaissance plus complète qui est comme réalisée d'avance dans la chose ou plutôt qui est la chose même. La science n'a d'abord été que la suite ou l'amplification du mouvement constitutif des choses perçues. De même que la chose est l'invariant de tous les champs sensoriels et de tous les champs perceptifs individuels, de même le concept scientifique est le moyen de fixer et d'objectiver les phénomènes. La science définissait un état théorique des corps qui ne sont soumis à l'action d'aucune force, définissait par là même la force et reconstituait à l'aide de ces composantes idéales les mouvements effectivement observés. Elle établissait statistiquement les propriétés chimiques des corps purs, elle en déduisait celles des corps empiriques et semblait ainsi tenir le plan même de la création ou en tous cas retrouver une raison immanente au monde. La notion d'un espace géométrique, indifférent à ses contenus, celle d'un déplacement pur, qui n'altère pas par lui-même les propriétés de l'objet, fournissaient aux phénomènes un milieu d'existence inerte où chaque événement pouvait être rattaché à des conditions physiques responsables des changements intervenus, et contribuaient donc à cette fixation de [67] l'être qui paraissait être la tâche de la physique. En développant ainsi le concept de chose, le savoir scientifique n'avait pas conscience de travailler sur un présupposé. Justement parce que la perception, dans ses implications vitales et avant toute pensée théorique, se donne comme perception d'un être, la réflexion ne croyait pas avoir à faire une généalogie de l'être et se contentait de rechercher les conditions qui le rendent possible. Même si l'on tenait compte des avatars de la conscience déterminante [94], même si l'on admettait que la constitution de l'objet n'est jamais achevée, il n'y avait rien à dire de l'objet hors ce qu'en dit la science, l'objet naturel restait pour nous une unité idéale, et, selon le mot célèbre de Lachelier, un entrelacement de propriétés générales. On avait, beau retirer aux principes de la science toute valeur ontologique et ne leur laisser qu'une valeur méthodique [95], cette réserve ne changeait rien pour l'essentiel à la philosophie puisque le seul être pensable restait défini par les méthodes de la science. Le corps vivant, dans ces conditions, ne pouvait échapper aux déterminations qui faisaient seules de l'objet un objet et sans lesquelles il n'aurait pas eu de place dans le système de l'expérience. Les prédicats de valeur que lui confère le jugement réfléchissant devaient être portés dans l'être par une première assise de propriétés physico-chimiques. L'expérience commune trouve une convenance et un rapport de sens entre le geste, le sourire, l'accent d'un homme qui parle. Mais cette relation d'expression réciproque, qui fait apparaître le corps humain comme la manifestation au dehors d'une certaine manière d'être au monde, devait pour une physiologie mécaniste se résoudre en une série de relations causales. Il fallait relier à des conditions centripètes le phénomène centrifuge d'expression, réduire à des processus en troisième personne cette manière particulière de traiter le monde qu'est un comportement, niveler l'expérience à la hauteur de la nature physique et convertir le corps vivant en une chose sans intérieur. Les prises de position affectives et pratiques du sujet vivant en face du monde étaient donc résorbées dans un mécanisme psychophysiologique. Toute évaluation devait résulter d'un transfert par lequel des situations complexes devenaient capables de réveiller les impressions élémentaires de plaisir et de douleur, étroitement liées, elles, à des appareils nerveux. Les [68] intentions motrices du vivant étaient converties en mouvements objectifs : on ne donnait à la volonté qu'un fiat instantané, l'exécution de l'acte était livrée tout entière à la mécanique nerveuse. Le sentir, ainsi détaché de l'affectivité et de la motricité, devenait la simple réception d'une qualité et la physiologie croyait pouvoir suivre, depuis les récepteurs jusqu'aux centres nerveux, la projection du monde extérieur dans le vivant. Le corps vivant ainsi transformé cessait d'être mon corps, l'expression visible d'un Égo concret, pour devenir un objet parmi tous les autres. Corrélativement, le corps d'autrui ne pouvait m'apparaître comme l'enveloppe d'un autre Égo. Ce n'était plus qu'une machine et la perception d'autrui ne pouvait être vraiment perception d'autrui, puisqu'elle résultait d'une inférence et ne mettait donc derrière l'automate qu'une conscience en général, cause transcendante et non pas habitant de ses mouvements. Nous n'avions donc plus une constellation de Moi coexistant dans un monde. Tout le contenu concret des « psychismes » résultant, selon les lois de la psychophysiologie et de la psychologie, d'un déterminisme d'univers, se trouvait intégré à l'en soi. Il n'y avait plus de pour soi véritable que la pensée du savant qui aperçoit ce système et qui seule cesse d'y avoir place. Ainsi, tandis que le corps vivant devenait un extérieur sans intérieur, la subjectivité devenait un intérieur sans extérieur, un spectateur impartial. Le naturalisme de la science et le spiritualisme du sujet constituant universel, auquel aboutissait la réflexion sur la science, avaient ceci de commun qu'ils nivelaient l'expérience : devant le Je constituant, les Moi empiriques sont des objets. Le Moi empirique est une notion bâtarde, un mixte de l'en soi et du pour soi, auquel la philosophie réflexive ne pouvait pas donner de statut. En tant qu'il a un contenu concret, il est inséré dans le système de l'expérience, il n'est donc pas sujet, - en tant qu'il est sujet, il est vide et se ramène au sujet transcendantal. L'idéalité de l'objet, l'objectivation du corps vivant, la position de l'esprit dans une dimension de la valeur sans commune mesure avec la nature, telle est la philosophie transparente à laquelle on parvenait en continuant le mouvement de connaissance inauguré par la perception. On pouvait bien dire que la perception est une science commençante, la science une perception méthodique et complète [96], puisque la [69] science ne faisait que suivre sans critique l'idéal de connaissance fixé par la chose perçue.
Or cette philosophie se détruit elle-même sous nos yeux. L'objet naturel s'est dérobé le premier et la physique a reconnu elle-même les limites de ses déterminations en exigeant un remaniement et une contamination des concepts purs qu'elle s'était donnés. L'organisme à son tour oppose à l'analyse physico-chimique non pas les difficultés de fait d'un objet complexe, mais la difficulté de principe d'un être significatif [97]. Plus généralement l'idée d'un univers de pensée ou d'un univers de valeurs, où seraient confrontées et conciliées toutes les vies pensantes, se trouve mise en question. La nature n'est pas de soi géométrique, elle ne le paraît qu'à un observateur prudent qui s'en tient aux données macroscopiques. La société humaine n'est pas une communauté d'esprits raisonnables, on n'a pu la comprendre ainsi que dans les pays favorisés où l'équilibre vital et économique avait été obtenu localement et pour un temps. L'expérience du chaos, sur le plan spéculatif comme sur l'autre, nous invite à apercevoir le rationalisme dans une perspective historique à laquelle il prétendait par principe échapper, à chercher une philosophie qui nous fasse comprendre le jaillissement de la raison dans un monde qu'elle n'a pas fait et préparer l'infrastructure vitale sans laquelle raison et liberté se vident et se décomposent. Nous ne dirons plus que la perception est une science commençante, mais inversement que la science classique est une perception qui oublie ses origines et se croit achevée. Le premier acte philosophique serait donc de revenir au monde vécu en deçà du monde objectif, puisque c'est en lui que nous pourrons comprendre le droit comme les limites du monde objectif, de rendre à la chose sa physionomie concrète, aux organismes leur manière propre de traiter le monde, à la subjectivité son inhérence historique, de retrouver les phénomènes, la couche d'expérience vivante à travers laquelle autrui et les choses nous sont d'abord donnés, le système « Moi-Autrui-les choses » à l'état naissant, de réveiller la perception et de déjouer la ruse par laquelle elle se laisse oublier comme fait et comme perception au profit de l'objet qu'elle nous livre et de la tradition rationnelle qu'elle fonde.
Ce champ phénoménal n'est pas un « monde intérieur », le [70] « phénomène » n'est pas un « état de conscience » ou un « fait psychique », l'expérience des phénomènes n'est pas une introspection ou une intuition au sens de Bergson. On a longtemps défini l'objet de la psychologie en disant qu'il était « inétendu » et « accessible à un seul », et il en résultait que cet objet singulier ne pouvait être saisi que par un acte d'un type tout spécial, la « perception intérieure » ou introspection, dans lequel le sujet et l'objet étaient confondus et la connaissance obtenue par coïncidence. Le retour aux « données immédiates de la conscience » devenait alors une opération sans espoir puisque le regard philosophique cherchait à être ce qu'il ne pouvait pas voir par principe. La difficulté n'était pas seulement de détruire le préjugé de l'extérieur, comme toutes les philosophies invitent le commençant à le faire, ou de décrire l'esprit dans un langage fait pour traduire les choses. Elle était beaucoup plus radicale, puisque l'intériorité, définie par l'impression, échappait par principe à toute tentative d'expression. Ce n'est pas seulement la communication aux autres hommes des intuitions philosophiques qui devenait difficile - ou plus exactement se réduisait à une sorte d'incantation destinée à induire chez eux des expériences analogues à celles du philosophe -, mais le philosophe lui-même ne pouvait pas se rendre compte de ce qu'il voyait dans l'instant, puisqu'il aurait fallu le penser, c'est-à-dire le fixer et le déformer. L'immédiat était donc une vie solitaire, aveugle et muette. Le retour au phénoménal n'offre aucune de ces particularités. La configuration sensible d'un objet ou d'un geste, que la critique de l'hypothèse de constance fait paraître sous notre regard, ne se saisit pas dans une coïncidence ineffable, elle se « comprend » par une sorte d'appropriation dont nous avons tous l'expérience quand nous disons que nous avons « trouvé » le lapin dans le feuillage d'une devinette, ou que nous avons « attrapé » un mouvement. Le préjugé des sensations une fois écarté, un visage, une signature, une conduite cessent d'être de simples « données visuelles » dont nous aurions à chercher dans notre expérience intérieure la signification psychologique et le psychisme d'autrui devient un objet immédiat comme ensemble imprégné d'une signification immanente. Plus généralement c'est la notion même de l'immédiat qui se trouve transformée : est désormais immédiat non plus l'impression, l'objet qui ne fait qu'un avec le sujet, mais le sens, la structure, l'arrangement spontané des parties. Mon propre « psychisme » ne m'est pas donné autrement, puisque la critique de l'hypothèse de constance m'enseigne [71] encore à reconnaître comme données originaires de l'expérience intérieure, l'articulation, l'unité mélodique de mes comportements et que l'introspection, ramenée à ce qu'elle a de positif, consiste elle aussi à expliciter le sens immanent d'une conduite [98]. Ainsi ce que nous découvrons en dépassant le préjugé du monde objectif, ce n'est pas un monde intérieur ténébreux. Et ce monde vécu n'est pas, comme l'intériorité bergsonienne, ignoré absolument de la conscience naïve. En faisant la critique de l'hypothèse de constance et en dévoilant les phénomènes, le psychologue va sans doute contre le mouvement naturel de la connaissance qui traverse aveuglément les opérations perceptives pour aller droit à leur résultat téléologique. Rien n'est plus difficile que de savoir au juste ce que nous voyons. « Il y a dans l'intuition naturelle une sorte de « crypto-mécanisme » que nous devons briser pour parvenir à l'être phénoménal » [99] ou encore une dialectique par laquelle la perception se dissimule à elle-même. Mais si l'essence de la conscience est d'oublier ses propres phénomènes et de rendre ainsi possible la constitution des « choses », cet oubli n'est pas une simple absence, c'est l'absence de quelque chose que la conscience pourrait se rendre présent, autrement dit la conscience ne peut oublier les phénomènes que parce qu'elle peut aussi les rappeler, elle ne les néglige en faveur des choses que parce qu'ils sont le berceau des choses. Par exemple, ils ne sont jamais absolument inconnus de la conscience scientifique qui emprunte aux structures de l'expérience vécue tous ses modèles, simplement, elle ne les « thématise » pas, elle n'explicite pas les horizons de conscience perceptive dont elle est entourée et dont elle cherche à exprimer objectivement les rapports concrets. L'expérience des phénomènes n'est donc pas, comme l'intuition bergsonienne, l'épreuve d'une réalité ignorée, vers laquelle il n'y a pas de passage méthodique, - c'est l'explicitation ou la mise au jour de la vie préscientifique de la conscience qui seule donne leur sens complet aux opérations de la science et à laquelle celles-ci renvoient toujours. Ce n'est pas une conversion irrationnelle, c'est une analyse intentionnelle.
Si, comme on le voit, la psychologie phénoménologique se [72] distingue par tous ses caractères de la psychologie d'introspection, c'est qu'elle en diffère dans le principe. La psychologie d'introspection repérait, en marge du monde physique, une zone de la conscience où les concepts physiques ne valent plus, mais le psychologue croyait encore que la conscience n'est qu'un secteur de l'être et il décidait d'explorer ce secteur comme le physicien explore le sien. Il essayait de décrire les données de la conscience, mais sans mettre en question l'existence absolue du monde autour d'elle. Avec le savant et avec le sens commun, il sous-entendait le monde objectif comme cadre logique de toutes ses descriptions et milieu de sa pensée. Il ne s'apercevait pas que ce présupposé commandait le sens qu'il donnait au mot d' « être », l'entraînait à réaliser la conscience sous le nom de « fait psychique », le détournait ainsi d'une vraie prise de conscience ou du véritable immédiat et rendait comme dérisoires les précautions qu'il multipliait pour ne pas déformer l'« intérieur ». C'est ce qui arrivait à l'empirisme quand il remplaçait le monde physique par un monde d'événements intérieurs. C'est ce qui arrive encore à Bergson au moment même où il oppose la « multiplicité de fusion » à la « multiplicité de juxtaposition ». Car il s'agit encore là de deux genres de l'être. On a seulement remplacé l'énergie mécanique par une énergie spirituelle, l'être discontinu de l'empirisme par un être fluent, mais dont on dit qu'il s'écoule, et que l'on décrit à la troisième personne. En donnant pour thème à sa réflexion la Gestalt, le psychologue rompt avec le psychologisme, puisque le sens, la connexion, la « vérité » du perçu ne résultent plus de la rencontre fortuite de nos sensations, telles que notre nature psycho-physiologique nous les donne, mais en déterminent les valeurs spatiales et qualitatives [100] et en sont la configuration irréductible. C'est dire que l'attitude transcendantale est déjà impliquée dans les descriptions du psychologue, pour peu qu'elles soient fidèles. La conscience comme objet d'étude offre cette particularité de ne pouvoir être analysée, même naïvement, sans entraîner au-delà des postulats du sens commun. Si, par exemple, on se propose de faire une psychologie positive de la perception, tout en admettant que la conscience est enfermée dans le corps et subit à travers lui l'action d'un monde en soi, on est conduit à décrire l'objet et le monde tels qu'ils apparaissent à la conscience et par là à se demander si ce monde immédiatement présent, le seul que nous connaissions, n'est pas [73] aussi le seul dont il y ait lieu de parler. Une psychologie est toujours amenée au problème de la constitution du monde.
La réflexion psychologique, une fois commencée, se dépasse donc par son mouvement propre. Après avoir reconnu l'originalité des phénomènes à l'égard du monde objectif, comme c'est par eux que le monde objectif nous est connu, elle est amenée à leur intégrer tout objet possible et à rechercher comment il se constitue à travers eux. Au même moment, le champ phénoménal devient champ transcendantal. Puisqu'elle est maintenant le foyer universel des connaissances, la conscience cesse décidément d'être une région particulière de l'être, un certain ensemble de contenus « psychiques », elle ne réside plus ou n'est plus cantonnée dans le domaine des « formes » que la réflexion psychologique avait d'abord reconnu, mais les formes, comme toutes choses, existent pour elle. Il ne peut plus être question de décrire le monde vécu qu'elle porte en elle comme un donné opaque, il faut le constituer. L'explicitation qui avait mis à nu le monde vécu, en deçà du monde objectif, se poursuit à l'égard du monde vécu lui-même, et met à nu, en deçà du champ phénoménal, le champ transcendantal. Le système moi-autrui-le-monde est à son tour pris pour objet d'analyse et il s'agit maintenant de réveiller les pensées qui sont constitutives d'autrui, de moi-même comme sujet individuel et du monde comme pôle de ma perception. Cette nouvelle « réduction » ne connaîtrait donc plus qu'un seul sujet véritable, l'Égo méditant. Ce passage du naturé au naturant, du constitué au constituant achèverait la thématisation commencée par la psychologie et ne laisserait plus rien d'implicite ou de sous-entendu dans mon savoir. Il me ferait prendre possession entière de mon expérience et réaliserait l'adéquation du réfléchissant au réfléchi. Telle est la perspective ordinaire d'une philosophie transcendantale, et tel est aussi, en apparence du moins, le programme d'une phénoménologie transcendantale [101]. Or le champ phénoménal, tel que nous l'avons découvert dans ce chapitre, oppose à l'explicitation directe et totale une difficulté de principe. Sans doute le psychologisme est dépassé, le sens et la structure du perçu ne sont plus pour nous le simple résultat des événements psycho-physiologiques, la rationalité n'est pas un hasard heureux qui ferait concorder des sensations dispersées et la [74] Gestalt est reconnue comme originaire. Mais si la Gestalt peut être exprimée par une loi interne, cette loi ne doit pas être considérée comme un modèle d'après lequel se réaliseraient les phénomènes de structure. Leur apparition n'est pas le déploiement au dehors d'une raison préexistante. Ce n'est pas parce que la « forme » réalise un certain état d'équilibre, résout un problème de maximum, et, au sens kantien, rend possible un monde, qu'elle est privilégiée dans notre perception, elle est l'apparition même du monde et non sa condition de possibilité, elle est la naissance d'une norme et ne se réalise pas d'après une norme, elle est l'identité de l'extérieur et de l'intérieur et non pas la projection de l'intérieur dans l'extérieur. Si donc elle ne résulte pas d'une circulation d'états psychiques en soi, elle n'est pas davantage une idée. La Gestalt d'un cercle n'en est pas la loi mathématique mais la physionomie. La reconnaissance des phénomènes comme ordre original condamne bien l'empirisme comme explication de l'ordre et de la raison par la rencontre des faits et par les hasards de la nature, mais garde à la raison et à l'ordre eux-mêmes le caractère de la facticité. Si une conscience constituante universelle était possible, l'opacité du fait disparaîtrait. Si donc nous voulons que la réflexion maintienne à l'objet sur lequel elle porte ses caractères descriptifs et le comprenne vraiment, nous ne devons pas la considérer comme le simple retour à une raison universelle, la réaliser d'avance dans l'irréfléchi, nous devons la considérer comme une opération créatrice qui participe elle-même à la facticité de l'irréfléchi. C'est pourquoi seule de toutes les philosophies la phénoménologie parle d'un champ transcendantal. Ce mot signifie que la réflexion n'a jamais sous son regard le monde entier et la pluralité des monades déployés et objectivés et qu'elle ne dispose jamais que d'une vue partielle et d'une puissance limitée. C'est aussi pourquoi la phénoménologie est une phénoménologie, c'est-à-dire étudie l'apparition de l'être à la conscience, au lieu d'en supposer la possibilité donnée d'avance. Il est frappant de voir que les philosophies transcendantales du type classique ne s'interrogent jamais sur la possibilité d'effectuer l'explicitation totale qu'elles supposent toujours faite quelque part. Il leur suffit qu'elle soit nécessaire et elles jugent ainsi de ce qui est par ce qui doit être, par ce qu'exige l'idée du savoir. En fait, l'Égo méditant ne peut jamais supprimer son inhérence à un sujet individuel, qui connaît toutes choses dans une perspective particulière. La réflexion ne peut jamais faire que je cesse de percevoir le soleil à deux cents pas un jour [75] de brume, de voir le soleil « se lever » et « se coucher », de penser avec les instruments culturels que m'ont préparés mon éducation, mes efforts précédents, mon histoire. Je ne rejoins donc jamais effectivement, je n'éveille jamais dans le même temps toutes les pensées originaires qui contribuent à ma perception ou à ma conviction présente. Une philosophie comme le criticisme n'accorde en dernière analyse aucune importance à cette résistance de la passivité, comme s'il n'était pas nécessaire de devenir le sujet transcendantal pour avoir le droit de l'affirmer. Elle sous-entend donc que la pensée du philosophe n'est assujettie à aucune situation. Partant du spectacle du monde, qui est celui d'une nature ouverte à une pluralité de sujets pensants, elle recherche la condition qui rend possible ce monde unique offert à plusieurs moi empiriques et la trouve dans un Je transcendantal auquel ils participent sans le diviser parce qu'il n'est pas un Être, mais une Unité ou une Valeur. C'est pourquoi le problème de la connaissance d'autrui n'est jamais posé dans la philosophie kantienne : le Je transcendantal dont elle parle est aussi bien celui d'autrui que le mien, l'analyse s'est placée d'emblée en dehors de moi, n'a plus qu'à dégager les conditions générales qui rendent possible un monde pour un Je, - moi-même ou autrui aussi bien, - et ne rencontre jamais la question : qui médite ? Si au contraire la philosophie contemporaine prend le fait pour thème principal, et si autrui devient un problème pour elle, c'est qu'elle veut effectuer une prise de conscience plus radicale. La réflexion ne peut être pleine, elle ne peut être un éclaircissement total de son objet, si elle ne prend pas conscience d'elle-même en même temps que de ses résultats. Il nous faut non seulement nous installer dans une attitude réflexive, dans un Cogito inattaquable, mais encore réfléchir sur cette réflexion, comprendre la situation naturelle à laquelle elle a conscience de succéder et qui fait donc partie de sa définition, non seulement pratiquer la philosophie, mais encore nous rendre compte de la transformation qu'elle entraîne avec elle dans le spectacle du monde et dans notre existence. A cette condition seulement le savoir philosophique peut devenir un savoir absolu et cesser d'être une spécialité ou une technique. Ainsi on n'affirmera plus une Unité absolue, d'autant moins douteuse qu'elle n'a pas à se réaliser dans l'Être, le centre de la philosophie n'est plus une subjectivité transcendantale autonome, située partout et nulle part, il se trouve dans le commencement perpétuel de la réflexion, à ce point où une vie individuelle se met à [76] réfléchir sur elle-même. La réflexion n'est vraiment réflexion que si elle ne s'emporte pas hors d'elle-même, se connait comme réflexion-sur-un-irréfléchi, et par conséquent comme un changement de structure de notre existence. Nous reprochions plus haut à l'intuition bergsonienne et à l'introspection de rechercher un savoir par coïncidence. Mais à l'autre extrémité de la philosophie, dans la notion d'une conscience constituante universelle, nous retrouvons une erreur symétrique. L'erreur de Bergson est de croire que le sujet méditant puisse se fondre avec l'objet sur lequel il médite, le savoir se dilater en se confondant avec l'être ; l'erreur des philosophies réflexives est de croire que le sujet méditant puisse absorber dans sa méditation ou saisir sans reste l'objet sur lequel il médite, notre être se ramener à notre savoir. Nous ne sommes jamais comme sujet méditant le sujet irréfléchi que nous cherchons à connaître ; mais nous ne pouvons pas davantage devenir tout entier conscience, nous ramener à la conscience transcendantale. Si nous étions la conscience, nous devrions avoir devant nous le monde, notre histoire, les objets perçus dans leur singularité comme des systèmes de relations transparentes. Or, même quand nous ne faisons pas de psychologie, quand nous essayons de comprendre dans une réflexion directe et sans nous aider des concordances variées de la pensée inductive ce que c'est qu'un mouvement ou qu'un cercle perçu, nous ne pouvons éclairer le fait singulier qu'en le faisant varier par l'imagination et en fixant par la pensée l'invariant de cette expérience mentale, nous ne pouvons pénétrer l'individuel que par le procédé bâtard de l'exemple, c'est-à-dire en le dépouillant de sa facticité. Ainsi c'est une question de savoir si la pensée peut jamais cesser tout à fait d'être inductive et s'assimiler une expérience quelconque au point d'en reprendre et d'en posséder toute la texture. Une philosophie devient transcendantale, c'est-à-dire radicale, non pas en s'installant dans la conscience absolue sans mentionner les démarches qui y conduisent, mais en se considérant elle-même comme un problème, non pas en postulant l'explicitation totale du savoir, mais en reconnaissant comme le problème philosophique fondamental cette Présomption de la raison.
Voilà pourquoi nous devions commencer par la psychologie une recherche sur la perception. Si nous ne l'avions pas fait, nous n'aurions pas compris tout le sens du problème transcendantal, puisque nous n'aurions pas suivi méthodiquement les démarches qui y conduisent à partir de l'attitude [77] naturelle. Il nous fallait fréquenter le champ phénoménal et faire connaissance par des descriptions psychologiques avec le sujet des phénomènes, si nous ne voulions pas, comme la philosophie réflexive, nous placer d'emblée dans une dimension transcendantale que nous aurions supposée éternellement donnée et manquer le vrai problème de la constitution. Nous ne devions pas cependant commencer la description psychologique sans faire entrevoir qu'une fois purifiée de tout psychologisme elle peut devenir une méthode philosophique. Pour réveiller l'expérience perceptive ensevelie sous ses propres résultats, il n'aurait pas suffi d'en présenter des descriptions qui pouvaient n'être pas comprises, il fallait fixer par des références et des anticipations philosophiques, le point de vue d'où elles peuvent paraître vraies. Ainsi nous ne pouvions commencer sans la psychologie et nous ne pouvions pas commencer avec la psychologie seule. L'expérience anticipe une philosophie comme la philosophie n'est qu'une expérience élucidée. Mais maintenant que le champ phénoménal a été suffisamment circonscrit, entrons dans ce domaine ambigu et assurons-y nos premiers pas avec le psychologue, en attendant que l'autocritique du psychologue nous mène par une réflexion du deuxième degré au phénomène du phénomène et convertisse décidément le champ phénoménal en champ transcendantal.
[78]
[1] Voir La Structure du Comportement, p. 142 et suivantes.
[2] J.-P. SARTRE, L'imaginaire, p. 241.
[3] KOFFKA. Psychologie, p. 530.
[4] Nous traduisons le « take notice » ou le « bemerken » des psychologues.
[5] Il n'y a pas lieu, comme le fait, par exemple, JASPERS (Zur Analyse der Trugwahrnehmungen), de refuser la discussion en opposant une psychologie descriptive qui « comprend » les phénomènes à une psychologie explicative qui en considère la genèse. Le psychologue voit toujours la conscience comme placée dans un corps au milieu du monde, pour lui la série stimulus-impression-perception est une suite d'événements à l'issue desquels la perception commence. Chaque conscience est née dans le monde et chaque perception est une nouvelle naissance de la conscience. Dans cette perspective, les données « immédiates » de la perception peuvent toujours être récusées comme de simples apparences et comme les produits complexes d'une genèse. La méthode descriptive ne peut acquérir un droit propre que du point de vue transcendantal. Mais, même de ce point de vue, il reste à comprendre comment la conscience s'aperçoit ou s'apparaît insérée dans une nature. Pour le philosophe comme pour le psychologue, il y a donc toujours un problème de la genèse et la seule méthode possible est de suivre, dans son développement scientifique, l'explication causale pour en préciser le sens et la mettre à sa vraie place dans l'ensemble de la vérité. C'est pourquoi on ne trouvera ici aucune réfutation, mais un effort pour comprendre les difficultés propres de la pensée causale.
[6] Voir La Structure du Comportement, chap. 1.
[7] Nous traduisons à peu près la série « Empfänger-Uebermittler-Empfinder », dont parle J. STEIN, Ueber die Veränderung der Sinnesleistungen und die Entstehung von Trugwahrnehmungen, p. 351.
[8] KŒHLER, Ueber unbemerkte Empfindungen und Urteilstâuschungen.
[9] STUMPF le fait expressément. Cf. KOEHLER, ibid,, p. 54.
[10] Id. ibid., pp. 57-58, cf. pp. 58-66.
[11] R. DEJEAN. Les Conditions objectives de la Perception visuelle, pp. 60 et 83.
[12] STUMPF, cité par KOEHLER, ibid., p. 58.
[13] KOEHLER, ibid. pp. 58-63.
[14] Il est juste d'ajouter que c'est le cas de toutes les théories et que nulle part il n'y a d'expérience cruciale. Pour la même raison l'hypothèse de constance ne peut être rigoureusement réfutée sur le terrain de l'induction. Elle se discrédite parce qu'elle ignore et ne permet pas de comprendre les phénomènes. Encore faut-il, pour les apercevoir et pour la juger, que nous ayons d'abord « mise en suspens ».
[15] J. STEIN, ouvrage cité, pp. 357-359.
[16] Le daltonisme même ne prouve pas que certains appareils soient et soient seuls chargés de la « vision » du rouge et du vert, puisqu'un daltonien réussit à reconnaître le rouge si on lui présente une large plage colorée ou si l'on fait durer la présentation de la couleur. Id. ibid., p. 365.
[17] WEIZSACKER, cité par STEIN, ibid., p. 364.
[19] Sur tous ces points cf. La Structure du Comportement en particulier, pp. 52 et suivantes, 65 et suivantes.
[20] GELB. Die Farbenkonstanz der Sehdinge, p. 595.
[21] « Les sensations sont certainement des produits artificiels, mais non pas arbitraires, elles sont les totalités partielles dernières dans lesquelles les structures naturelles peuvent être décomposées par l'« attitude analytique ». Considérées de ce point de vue, elles contribuent à la connaissance des structures et par conséquent les résultats de l'étude des sensations, correctement interprétés, sont un élément important de la psychologie de la perception. » KOFFKA, Psychologie, p. 548.
[22] Cf. GUILLAUME, L'Objectivité en Psychologie.
[23] Cf. La Structure du Comportement, chap. III.
[24] KOFFKA, Psychologie, pp. 530 et 549.
[25] M. SCHELER, Die Wissensformen und die Gesellschaft, p. 412.
[26] Id. ibid., p. 397. « L'homme, mieux que l'animal, approche d'images idéales et exactes, l'adulte mieux que l'enfant, les hommes mieux que les femmes, l'individu mieux que le membre d'une collectivité, l'homme qui pense historiquement et systématiquement mieux que l'homme mû par une tradition, « pris » en elle et incapable de transformer en objet, par la constitution du souvenir, le milieu dans lequel il est pris, de l'objectiver, de le localiser dans le temps et de le posséder dans la distance du passé. »
[28] SCHELER, Die Wissensformen und die Gesellschaft, p. 412.
[29] Cf. WERTHEIMER, Ueber das Denken der Naturvölker, in Drei Abhandlungen zur Gestall theorie.
[30] L'expression est de HUSSERL. L'idée est reprise avec profondeur chez M. PRADINES, Philosophie de la Sensation, I, en particulier pp. 152 et suivantes.
[31] HUSSERL. Logische Untersuchungen, chap. I, Prolegomena zur reinen Logik, p. 68.
[32] Voir par exemple KŒHLER, Gestalt Psychology, pp. 164-165.
[33] WEBTHEIMER, par exemple (lois de proximité, de ressemblance et loi de la « bonne forme » ).
[34] K. LEWIN, Vorbemerkungen über die psychischen Krâfte und Energien und über die Struktur der Seele.
[35] « Set to reproduce », KOFFKA, Principles of Gestalt Psychology, p. 581.
[36] GOTTSCHALDT, Ueber den Einfluss der Erfahrung auf die Wahrnehmung von Figuren.
[37] BRUNSCHVICG, L'Expérience humaine et la Causalité physique, p. 466.
[39] Cf. par exemple EBBlNGHAUS, Abrisz der Psychologie, pp. 104-105.
[40] HERING, Grundzüge der Lehre vom Lichisinn, p. 8.
[41] SCHELER, Idole der Selbsterkenninis, p. 72.
[43] KOFFKA, The Growth of the Mind, p. 320.
[44] SCHELER. Idole der Selbsterkenninis, p. 85.
[45] 11e, Méditation. AT, IX, p. 25.
[47] CASSIRER, Philosophie der symbolischen Formen, t. III, Phânomenologie der Erkenninis, p. 200.
[48] J. STEIN, Ueber die Veränderungen der Sinnesleistungen und die Entstehung von Trugwahrnehmungen, pp. 362 et 383.
[49] E. RUBIN, Die Nichtexistenz der Aufmerksamkeit.
[50] Cf. par ex. PETERS, Zur Entwickelung der Farbenwahrnehmung, pp. 152-153.
[52] KOEHLER, Ueber unbemerkle Empfindungen.., p. 52.
[53] KOFFKA, Perception, pp. 561 et suivantes.
[54] E. STEIN, Beiträge zur philosophischen Begründung der Psychologie und der Geisteswissenschaften, p. 35 sqq.
[55] VALÉRY, Introduction à la poétique, p. 40.
[57] On verra mieux dans les pages qui suivent en quoi la philosophie kantienne est, pour parler comme Husserl, une philosophie « mondaine » et dogmatique. Cf. FINK, Die phânomenologische Philosophie Husserl in der gegenwârtigen Kritik, pp. 531 et suivantes.
[58] « La Nature de Hume avait besoin d'une raison kantienne (…) et l'homme de Hobbes avait besoin d'une raison pratique kantienne, si l'une et l'autre devaient se rapprocher de l'expérience naturelle effective. » SCHELER, Der Formalismus in der Ethik, p. 62.
[59] Cf. HUSSERL, Erfahrung und Urteil par exemple, p. 172.
[60] DESCARTES, II° Méditation. « ... Je ne manque pas de dire que je vois des hommes tout de même que je dis que je vois de la cire ; et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressort ? Mais je juge que ce sont de vrais hommes... ». AT, IX, p. 25.
[61] « Ici encore, le relief semble sauter aux yeux ; il est pourtant conclu d'une apparence qui ne ressemble nullement à un relief, c'est à savoir d'une différence entre les apparences des mêmes choses pour chacun de nos yeux. » ALAIN, Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, p. 19. D'ailleurs ALAIN (ibid. p. 17) renvoie à l'Optique physiologique de HELMHOLTZ où 1'hypothèse de constance est toujours sous-entendue et où le jugement n'intervient que pour combler les lacunes de l'explication physiologique. Cf. encore ibid. p. 23 : « Il est assez évident pour cet horizon de forêts que la vue nous le présente non pas éloigné mais bleuâtre, par l'interposition des couches d'air. » Cela va de soi si l'on définit la vision par son stimulus corporel ou par la possession d'une qualité, car alors elle peut nous donner le bleu et non la distance qui est un rapport. Mais cela n'est pas proprement évident, c'est-à-dire attesté par la conscience. La conscience, justement, s'étonne de découvrir dans la perception de la distance des relations antérieures à toute estimation, à tout calcul, à toute conclusion.
[62] « Ce qui prouve qu'ici je juge, c'est que les peintres savent bien me donner cette perception d'un montagne lointaine en imitant les apparences sur une toile. » ALAIN, ibid., p. 14.
[63] « Nous voyons les objets doubles parce que nous avons deux yeux, mais nous ne faisons pas attention à ces images doubles, si ce n'est pour en tirer des connaissances concernant la distance ou le relief de l'objet unique que nous percevons par leur moyen. » LAGNEAU, Célèbres Leçons, p. 105, Et en général ; « Il faut chercher d'abord quelles sont les sensations élémentaires qui appartiennent à la nature de l'esprit humain ; le corps humain nous représente cette nature. » Ibid., p. 75. - « J'ai connu quelqu'un, dit ALAIN, qui ne voulait pas admettre que nos yeux nous présentent deux images de chaque chose ; il suffit pourtant de fixer les yeux sur un objet assez rapproché comme un crayon pour que les images des objets éloignés se dédoublent aussitôt » (Quatre-vingt-un Chapitres, pp. 23-24). Cela ne prouve pas qu'elles fussent doubles auparavant. On reconnaît le préjugé de la loi de constance qui exige que les phénomènes correspondant aux impressions corporelles soient donnés même là où on ne les constate pas.
[64] « La perception est une interprétation de l'intuition primitive, interprétation en apparence immédiate, mais en réalité acquise par l'habitude, corrigée par le raisonnement (…) », LAGNEAU, Célèbres Leçons, p. 158.
[66] Cf. par exemple ALAIN, Quatre-vingt-un chapitres, p. 15 : Le relief est « pensé, conclu, jugé ou comme on voudra dire ».
[67] ALAIN, Quatre-vingt-un chapitres. p. 18.
[68] LAGNEAU, Célèbres Leçons, pp. 132 et 128.
[69] ALAIN, Ibid., p. 32.
[71] Cf. par exemple LAGNEAU, Célèbres Leçons, p. 134.
[72] KOEHLER, Ueber unbemerkte Empfindangen und Urteil- stäuschungen, p. 69.
[73] Cf. KOFFKA, Psychologie, p. 533 : « On est tenté de dire : le côté d'un rectangle est pourtant bien un trait. - Mais un trait isolé, comme phénomène et aussi comme élément fonctionnel, est autre chose que le côté d'un rectangle. Pour nous borner à une propriété, le côté d'un rectangle à une face intérieure et une face extérieure, le trait isolé par contre a deux faces absolument équivalentes. »
[74] « À vrai dire la pure impression est conçue et non pas sentie. » LAGNEAU, Célèbres Leçons, p. 119.
[75] « Quand nous avons acquis cette notion, par la connaissance scientifique et par la réflexion, il nous semble que ce qui est l'effet dernier de la connaissance, à savoir qu'elle exprime le rapport d'un être avec les autres, en est en réalité le commencement ; mais c'est là une illusion. Cette idée du temps, par laquelle nous nous représentons l'antériorité de la sensation par rapport à la connaissance, est une construction de l'esprit. » Id. ibid.
[76] HUSSERL, Erfahrung und Urteil, par ex., p. 331.
[77] « (...) je remarquais que les jugements que j'avais coutume de faire de ces objets se formaient en moi avant que j'eusse le loisir de peser et considérer aucunes raisons qui me pussent obliger à les faire. » VI° Méditation, AT IX, p. 60.
[78] « (...) il me semblait que j'avais appris de la nature toutes les autres choses que je jugeais touchant les objets de mes sens (…). » Ibid.
[79] « (...) ne me semblant pas que l'esprit humain soit capable de concevoir bien distinctement et en même temps la distinction d'entre l'âme et le corps et leur union, à cause qu'il faut pour cela les concevoir comme une seule chose et ensemble les concevoir comme deux, ce qui se contrarie. » À Elisabeth, 28 juin 1643. AT III, p. 690 et suiv.
[81] (La faculté de juger) « doit donc elle-même donner un concept, qui ne fait en réalité connaître aucune chose, et qui ne sert de règle qu'à elle, mais non de règle objective pour y adapter son jugement ; car il faudrait alors une autre faculté de juger pour pouvoir discerner si c'est ou non le cas où la règle s'applique. » (Critique du Jugement, Préface, p. 11.)
[82] Ille Méditation AT IX, p. 28.
[83] Au même titre que 2 et 3 font 5. Ibid.
[84] Selon sa ligne propre l'analyse réflexive ne nous fait pas revenir à la subjectivité authentique ; elle nous cache le nœud vital de la conscience perceptive parce qu'elle recherche les conditions de possibilité de l'être absolument déterminé et se laisse tenter par cette pseudo-évidence de la théologie que le néant n'est rien. Cependant les philosophes qui l'ont pratiquée ont toujours senti qu'il y avait à chercher au-dessous de la conscience absolue. On vient de le voir en ce qui concerne Descartes. On le montrerait aussi bien en ce qui concerne Lagneau et Alain.
L'analyse réflexive, conduite à son terme, ne devrait plus laisser subsister du côté du sujet qu'un naturant universel pour lequel existe le système de l'expérience, y compris mon corps et mon moi empirique, reliés au monde par les lois de la physique et de la psychophysiologie. La sensation que nous construisons comme le prolongement « psychique » des excitations sensorielles n'appartient évidemment pas au naturant universel et toute idée d'une genèse de l'esprit est une idée bâtarde puisqu'elle replace dans le temps l'esprit pour qui le temps existe et confond les deux Moi. Pourtant, si nous sommes cet esprit absolu, sans histoire, et si rien ne nous sépare du monde vrai, si le moi empirique est constitué par le Je transcendantal et déployé devant lui, nous devrions en percer à jour l'opacité, on ne voit pas comment l'erreur est possible, et encore moins l'illusion, la « perception anormale » qu'aucun savoir ne peut faire disparaître (LAGNEAU, Célèbres Leçons, pp. 161-162). On peut bien dire (Id., ibid.) que l'illusion et la perception tout entière sont en deçà de la vérité comme de l'erreur. Cola ne nous aide pas à résoudre le problème, puisqu'il est alors de savoir comment un esprit peut être en deçà de la vérité et de l'erreur. Quand nous sentons, nous n'apercevons pas notre sensation comme un objet constitué dans un lacis de relations psychophysiologiques. Nous n'avons pas la vérité de la sensation. Nous ne sommes pas en face du monde vrai. « C'est la même chose de dire que nous sommes des individus et de dire que dans ces individus il y a une nature sensible dans laquelle quelque chose ne résulte pas de l'action du milieu. Si tout dans la nature sensible était soumis à la nécessité, s'il y avait pour nous une manière de sentir qui serait la vraie, si à chaque instant notre manière de sentir résultait du monde extérieur, nous ne sentirions pas. » (Célèbres Leçons, p. 164.) Ainsi le sentir n'appartient pas à l'ordre du constitué, le Je ne le trouve pas devant lui déployé, il échappe à son regard, il est comme ramassé derrière lui, il y fait comme une épaisseur ou une opacité qui rend possible J'erreur, il délimite une zone de subjectivité ou de solitude, il nous représente ce qui est « avant » l'esprit, il en évoque la naissance et il appelle une analyse plus profonde qui éclairerait la « généalogie de la logique ». L'esprit a conscience de soi comme « fondé » sur cette Nature. Il y a donc une dialectique du naturé et du naturant, de la perception et du jugement, au cours de laquelle leur rapport se renverse.
Le même mouvement se trouve chez Alain dans l'analyse de la perception. On sait qu'un arbre m'apparaît toujours plus grand qu'un homme, même s'il est très éloigné de moi et l'homme tout proche. Je suis tenté de dire qu' « Ici encore, c'est un jugement qui agrandit l'objet. Mais examinons plus attentivement. L'objet n'est point changé parce qu'un objet en lui-même n'a aucune grandeur ; la grandeur est toujours comparée, et ainsi la grandeur de ces deux objets et de tous les objets forme un tout indivisible et réellement sans parties ; les grandeurs sont jugées ensemble. Par où l'on voit qu'il ne faut pas confondre les choses matérielles, toujours séparées et formées de parties extérieures les unes aux autres, et la pensée de ces choses, dans laquelle aucune division ne peut être reçue. Si obscure que soit maintenant cette distinction, si difficile qu'elle doive toujours rester à penser, retenez-la au passage. En un sens et considérées comme matérielles, les choses sont divisées en parties et l'une n'est pas l'autre ; mais en un sens et considérées comme des pensées, les perceptions des choses sont indivisibles et sans parties. » (Quatre-vingt-un chapitres sur l'Esprit et les Passions, p. 18.) Mais alors une inspection de l'esprit qui les parcourrait et qui déterminerait l'une en fonction de l'autre ne serait pas la vraie subjectivité et emprunterait encore trop aux choses considérées comme en soi. La perception ne conclut pas la grandeur de l'arbre de celle de l'homme ou la grandeur de l'homme de celle de l'arbre, ni l'une et l'autre du sens de ces deux objets, mais elle fait tout à la fois : la grandeur de l'arbre, celle de l'homme, et leur signification d'arbre et d'homme, de sorte que chaque élément s'accorde avec tous les autres et compose avec eux un paysage où tous coexistent. On entre ainsi dans l'analyse de ce qui rend possible la grandeur, et plus généralement les relations ou les propriétés de l'ordre prédicatif, et dans cette subjectivité « avant toute géométrie » que pourtant Alain déclarait inconnaissable (Ibid. p. 29). C'est que l'analyse réflexive devient plus étroitement consciente d'elle-même comme analyse. Elle s'aperçoit qu'elle avait quitté son objet, la perception. Elle reconnaît derrière le jugement qu'elle avait mis en évidence, une fonction plus profonde que lui et qui le rend possible, elle retrouve, en avant des choses, les phénomènes. C'est cette fonction que les psychologues ont en vue quand ils parlent d'une Gestaltung du paysage. C'est à la description des phénomènes qu'ils rappellent le philosophe, en les séparant strictement du monde objectif constitué, dans des termes qui sont presque ceux d'Alain.
[85] Voir A. GURWITSCH, Recension du Nachwort zu meiner Ideen, de HUSSERL, pp. 401 et suivantes.
[86] Cf. par exemple P. GUILLAUME, Traité de Psychologie, chap. IX, La Perception de l'Espace, p. 151.
[87] Cf. La Structure du Comportement, p. 178.
[88] « Flieszende », HUSSERL, Erfahrung and Urteil, p. 428. C'est dans sa dernière période que Husserl lui-même a pris pleinement conscience de ce que voulait dire le retour au phénomène et a tacitement rompu avec la philosophie des essences. Il ne faisait ainsi qu'expliciter et thématiser des procédés d'analyse qu'il appliquait lui-même depuis longtemps, comme le montre justement la notion de motivation que l'on trouve déjà chez lui avant les Ideen.
[89] Voir ci-dessous IIIe Partie. La psychologie de la forme a pratiqué un genre de réflexion dont la phénoménologie de Husserl fournit la théorie. Avons-nous tort de trouver toute une philosophie implicite dans la critique de l’« hypothèse de constance » ? Bien que nous n'ayons pas ici à faire d'histoire, indiquons que la parenté de la Gestalt théorie et de la Phénoménologie est attestée aussi par des indices extérieurs, Ce n'est pas un hasard si Köhler donne pour objet à la psychologie une « description phénoménologique » (Ueber unbemerkte Empfindungen und Urteilstäuschungen, p. 70), - si Koffka, ancien élève de Husserl, rapporte à cette influence les idées directrices de sa psychologie et cherche à montrer que la critique du psychologisme ne porte pas contre la Gestalt théorie (Principles of Gestalt Psychology, pp. 614-683), la Gestalt n'étant pas un événement psychique du type de l'impression, mais un ensemble qui développe une loi de constitution interne, - si enfin Husserl, dans sa dernière période, toujours plus éloigné du logicisme, qu'il avait d'ailleurs critiqué en même temps que le psychologisme, reprend la notion de « configuration » et même de Gestalt (cf. Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transcendentale Phänomenologie, 1, pp. 106, 109). Ce qui est vrai, c'est que la réaction contre le naturalisme et contre la pensée causale n'est, dans la Gestalt théorie, ni conséquente, ni radicale, comme on peut le voir par sa théorie de la connaissance naïvement réaliste (cf. La Structure du Comportement, p. 180). La Gestalt théorie ne voit pas que l'atomisme psychologique n'est qu'un cas particulier d'un préjugé plus général : le préjugé de l'être déterminé ou du monde, et c'est pourquoi elle oublie ses descriptions les plus valables quand elle cherche à se donner une charpente théorique. Elle n'est sans défaut que dans les régions moyennes de la réflexion. Quand elle veut réfléchir sur ses propres analyses, elle traite la conscience, en dépit de ses principes, comme un assemblage de « formes ». Cela suffit pour justifier les critiques que Husserl a adressées expressément à la théorie de la Forme, comme à toute psychologie (Nachwort zu meinen Ideen, p. 564 et suiv.), à une date ou il opposait encore le fait et l'essence, où il n'avait pas encore acquis l'idée d'une constitution historique, et où, par conséquent, il soulignait, entre psychologie et phénoménologie, la césure plutôt que le parallélisme. Nous avons cité ailleurs (La Structure du Comportement, p. 280), un texte de E. Fink qui rétablit l'équilibre. - Quant à la question de fond, qui est celle de l'attitude transcendantale en face de l'attitude naturelle, elle ne pourra être résolue que dans la dernière partie où l'on examinera la signification transcendantale du temps.
[90] KOFFKA, Perception, an Introduction to the Gestalt Theory, pp. 558-559.
[91] Id., Mental Development, p. 138.
[92] SCHELER, Die Wissensformen und die Gesellschaft, p. 408.
[93] CASSIRER, Philosophie der symbolischen Formen, T. III, Phänomenologie der Erkenntnis, pp. 77-78.
[94] Comme le fait L. BRUNSCHVICG.
[95] Cf. par ex. L'Expérience humaine et la Causalité physique p. 536.
[96] Cf. par exemple ALAIN, Quatre-vingt-un chapitres sur l'Esprit et les Passions, p. 19 et BRUNSCHVICG, L'Expérience humaine et la causalité physique, p. 468.
[97] Cf. La Structure du Comportement et ci-dessous, 1e partie.
[98] Aussi pourrons-nous, dans les chapitres suivants, avoir recours Indifféremment à l'expérience interne de notre perception et à l'expérience « externe » des sujets percevant.
[99] SCHELER, Idole der Selbsterkenntnis, p. 106.
[100] Cf. La Structure du Comportement, pp. 106-119 et 261.
[101] Il est exposé en ces termes dans la plupart des textes de Husserl et même dans les textes publiés de sa dernière période.
|