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Collection « Les auteur(e)s classiques »
La civilisation des Arabes. (1884) Introduction
Une édition électronique réalisée à partir du livre de Gustave Le Bon, (1841-1931) (sociologue), La civilisation des Arabes (1884). Réimpression de l'édition de 1884 publiée à Paris par Firmin-Didot. Paris: Le Sycomore, 1990, 511 pages. Ouvrage illustré de 10 photolithographies, 4 cartes et 366 gravures dont 70 grandes planches, d'après les photographies de l'auteur ou d'après les documents les plus authentiques.
Introduction
I
Les lecteurs de nos précédents ouvrages connaissent la genèse de ce nouveau livre, Ils savent qu'après avoir étudié l'homme et les sociétés, nous devions aborder l'histoire des civilisations.
Notre dernier travail (note 1) avait été consacré à décrire les formes successives de l'évolution physique et intellectuelle de l'homme, les éléments divers dont les sociétés se composent. Remontant aux plus lointaines périodes de notre passé, nous avons fait voir comment se formèrent les premières agglomérations humaines, comment naquirent la famille et les sociétés, l'industrie et les arts, les institutions et les croyances ; comment ces éléments se transformèrent à travers les âges, et quels furent les facteurs de ces transformations,
Après avoir étudié l'homme isolé et l'évolution des sociétés, il nous reste, pour compléter notre plan, à appliquer à l'étude des grandes civilisations les méthodes que nous avons exposées.
L'entreprise est vaste, ses difficultés sont grandes. Ignorant jusqu'où nous Pourrons la conduire, nous avons voulu que chacun des volumes qui composeront cet ouvrage fît complet et indépendant. S'il nous est donné de terminer les huit à dix volumes que notre plan comprend, rien ne sera plus simple que de classer ensuite dans un ordre méthodique l'histoire des diverses civilisations à l'étude desquelles chacun d'eux aura été consacré.
Nous avons commencé par les Arabes parce que leur civilisation est une de celles que nos voyages nous ont le mieux fait connaître, une de celles dont le cycle est le plus complet et où se manifeste le plus clairement l'influence des facteurs dont nous avons essayé de déterminer l'action, une de celles enfin dont l'histoire est la plus intéressante et cependant la moins connue.
La civilisation des Arabes règne depuis douze siècles sur l'immense région qui s'étend des rivages de l'Atlantique à la mer des Indes, des plages de la Méditerranée aux sables de l'Afrique intérieure. Les populations qui l'habitent possèdent la même religion, la même langue, les mêmes institutions, les mêmes arts, et firent jadis partie du même empire.
Embrasser dans une vue d'ensemble les principales manifestations de cette civilisation chez les peuples où elle a régné, reproduire toutes les merveilles qu'elle a laissées en Espagne, en Afrique, en Égypte, en Syrie, en Perse et dans l'Inde, n'avait pas encore été tenté. Les arts eux-mêmes, les plus connus pourtant des éléments de la civilisation arabe, n'avaient pas encore été soumis à cette étude d'ensemble. Les rares auteurs qui ont abordé leur description constataient toujours qu'elle manquait complètement, mais le défaut de documents les avait empêchés de la tenter. Il était évident sans doute que la similitude des croyances avait dû déterminer une parenté très grande dans les manifestations des arts des divers pays soumis à la loi de l'islam; mais il était évident aussi que les variétés de races et de milieux avaient dû engendrer des différences profondes, Quelles étaient ces analogies, et quelles étaient ces différences ? Le lecteur qui voudra parcourir les chapitres de cet ouvrage consacrés à l'étude de l'architecture et des arts verra combien la science actuelle était muette sur ces questions.
À mesure qu'on pénètre dans l'étude de cette civilisation, on voit les faits nouveaux surgir et les horizons s'étendre. On constate bientôt que le Moyen Âge ne connut l'antiquité classique que par Arabes ; que pendant cinq cents ans, les universités de l'Occident vécurent exclusivement de leurs livres, et qu'au triple point de vue matériel, intellectuel et moral, ce sont eux qui ont civilisé l'Europe. Quand on étudie leurs travaux scientifiques et leurs découvertes, on voit qu'aucun peuple n'en produisit d'aussi grands dans un temps aussi court. Lorsqu'on examine leurs arts, on reconnaît qu'ils possédèrent une originalité qui n'a pas été dépassée
L'action des Arabes, déjà si grande en Occident, fut plus considérable encore en Orient. Aucune race n'y a jamais exercé une influence semblable. Les peuples qui ont jadis régné sur le monde : Assyriens, Perses, Égyptiens, Grecs et Romains ont disparu sous la poussière des siècles, et n'ont laissé que d'informes débris ; leurs religions, leurs langues et leurs arts ne sont plus que des souvenirs. Les Arabes ont disparu à leur tour; mais les éléments les plus essentiels de leur civilisation, la religion, la langue et les arts, sont vivants encore, et du Maroc jusqu'à lInde, plus de cent millions d'hommes obéissent aux institutions du prophète.
Des conquérants divers ont renversé les Arabes, aucun n'a songé à remplacer la civilisation qu'ils avaient créée. Tous ont adopté leur religion, leurs arts, et la plupart leur langue. Implantée quelque part, la loi du prophète y semble fixée pour toujours. Elle a fait reculer dans lInde des religions pourtant bien vieilles. Elle a rendu entièrement arabe cette antique Égypte des Pharaons, sur laquelle les Perses, les Grecs, les Romains avaient eu si peu d'influence. Les peuples de l'Inde, de la Perse, de l'Égypte, de l'Afrique ont eu d'autres maîtres que les disciples de Mahomet : depuis qu'ils ont reçu la loi de ces derniers, ils n'en ont pas reconnu d'autre.
C'est une merveilleuse histoire que celle de cet halluciné illustre dont la voix soumit ce peuple indocile, qu'aucun conquérant n'avait pu dompter, au nom duquel furent renversés les plus puissants empires, et qui, du fond de son tombeau, tient encore des millions d'hommes sous sa loi.
La science moderne qualifie ces grands fondateurs de religions et d'empires d'aliénés ; et, au point de vue de la vérité pure, elle a raison. Il faut les vénérer Pourtant. L'âme d'une époque, le génie d'une race sont incarnes en eux. Des générations d'ancêtres perdues dans le sommeil des siècles parlent par leurs voix. Ces créateurs d'idéals n'enfantent sans doute que des fantômes, mais ces fantômes redoutés nous ont fait ce que nous sommes, et sans eux aucune civilisation n'aurait pu naître. L'histoire n'est que le récit des événements accomplis par l'homme pour créer un idéal quelconque, l'adorer ou le détruire.
La civilisation des Arabes fut créée par un peuple à demi barbare. Sorti des déserts de l'Arabie, il renversa la puissance séculaire des Perses, des Grecs et des Romains, fonda un immense empire qui s'étendit de l'Inde jusqu'à l'Espagne, et produisit ces uvres merveilleuses dont les débris frappent d'admiration et d'étonnement.
Quels facteurs présidèrent à la naissance et au développement de cette civilisation et de cet empire ? Quelles furent les causes de sa grandeur et de sa décadence ? Les raisons données par les historiens sont en vérité trop faibles pour soutenir l'examen. Une méthode d'analyse ne pouvait être mieux jugée qu'en l'appliquant à un tel peuple.
C'est de l'Orient que l'Occident est né, et c'est encore à l'Orient qu'il faut aller demander la clef des événements passés. Sur cette terre merveilleuse, les arts, les langues et la plupart des grandes religions se sont manifestés, Les hommes n'y sont pas ce qu'ils sont ailleurs. Idées, pensées et sentiments sont autres. Les transformations y sont maintenant si lentes qu'on peut en le parcourant remonter toute la chaîne des âges. Artistes, savants et poètes y reviendront toujours. Que de fois, assis à l'ombre d'un palmier ou du pylône de quelque temple, me suis-je plongé dans de longues rêveries pleines de claires visions des âges disparus. On s'assoupit légèrement ; et, sur un fond lumineux, s'élèvent bientôt des villes étranges dont les tours crénelées, les palais féeriques, les temples, les minarets scintillent sous un soleil d'or, et que parcourent des caravanes de nomades, des foules d'Asiatiques vêtus de couleurs éclatantes, des troupes d'esclaves à la peau bronzée, des femmes voilées. Elles sont mortes aujourd'hui, pour la plupart ces grandes cités du passé : Ninive, Damas, Jérusalem, Athènes, Grenade, Memphis et la Thèbes aux cent portes. Les palais de l'Asie, les temples de l'Égypte sont maintenant en ruines. Les dieux de la Babylonie, de la Syrie, de la Chaldée, des rives du Nil ne sont plus que des souvenirs. Mais que de choses dans ces ruines, quel monde d'idées dans ces souvenirs. Que de secrets à demander à toutes ces races diverses qui se succèdent des colonnes d'Hercule aux plateaux fertiles de la vieille Asie, des plages verdoyantes de la mer Égée aux sables brillants de l'Éthiopie.
On rapporte bien des enseignements, de ces contrées lointaines ; on y perd aussi bien des croyances. Leur étude nous montre combien est profond l'abîme qui sépare les hommes, et à quel point sont chimériques nos idées de civilisation et de fraternité universelle, combien les vérités et les principes qui semblent les plus absolus peuvent changer, en réalité, d'un pays à l'autre.
Il y a donc bien des questions à résoudre dans l'histoire des Arabes, et plus d'une leçon à retenir. Ce peuple est un de ceux qui personnifient le mieux ces races de l'Orient, si différentes de celles de l'Occident. L'Europe les connaît bien peu encore ; elle doit apprendre à les connaître, car l'heure approche où ses destinées dépendront beaucoup des leurs.
Le contraste entre l'Orient et l'Occident est aujourd'hui trop grand, pour qu'on puisse jamais espérer de faire accepter à l'un les idées et les faons de penser de l'autre. Nos vieilles sociétés subissent des transformations profondes ; les rapides progrès des sciences et de l'industrie ont bouleversé toutes nos conditions physiques et morales d'existence. Antagonisme violent dans le corps social ; malaise général qui nous conduit sans cesse à changer nos institutions pour remédier aux maux que ces changements mêmes engendrent ; défaut de concordance entre les sentiments anciens et les croyances nouvelles ; destruction des idées sur lesquelles avaient vécu les anciens âgés. Tel aujourd'hui est l'Occident. Famille, propriété, religion, morale, croyances, tout change ou va changer. Les principes dont nous avions vécu jusqu'ici, les recherches modernes les remettent en question. Ce qui sortira de la science nouvelle nul ne pourrait le dire. Les foules s'enthousiasment maintenant pour quelques théories très simples constituées surtout par un ensemble de négations radicales ; mais les conséquences de ces négations, elles ne les entrevoient pas encore, Des divinités nouvelles ont remplacé les anciens dieux. La science actuelle essaie de les défendre: qui pourrait dire qu'elle les défendra demain ?
L'Orient offre un spectacle tout autre. Au lieu de nos divisions et de notre vie fiévreuse, il présente le tableau de la tranquillité et du repos. Ces peuples, qui forment par leur nombre la plus importante portion du genre humain, sont arrivés depuis longtemps à cette résignation tranquille qui est au moins l'image du bonheur, Ces sociétés antiques ont une solidité qu'ont perdue les nôtres. Les croyances que nous n'avons plus, elles les ont encore. La famille, qui tend à se dissocier si profondément chez nous, y conserve sa stabilité séculaire. Les principes qui ont perdu toute influence sur nous ont conservé toute leur puissance sur eux. Religion, famille, institutions, autorité de la tradition et de la coutume, ces bases fondamentales des sociétés anciennes si profondément sapées en Occident, ont gardé tout leur prestige en Orient. Le problème redoutable d'avoir à les remplacer, les peuples de l'Orient n'ont pas à y songer,
II
Nous avons suffisamment exposé ailleurs les méthodes d'investigation qui nous semblent applicables à l'étude des phénomènes historiques, Il suffira de rappeler les plus essentiels.
La notion de cause qui domine aujourd'hui l'étude des faits scientifiques domine également celle des faits historiques. Les méthodes d'investigation applicables aux uns le sont également aux autres.
Un phénomène social doit être étudié comme un phénomène physique ou chimique quelconque. Il est soumis à certaines lois ou, si on le préféré, à certaines hiérarchies de nécessités. L'homme s'agite, des forces supérieures le mènent : Nature, Providence, Fatalité ou Destin, il n'importe, Nous sommes saisis de la naissance jusqu'à la mort dans un engrenage de forces bienfaisantes ou nuisibles, irrésistibles toujours, Notre suprême effort est d'arriver à connaître quelques conditions de leurs manifestations,
L'Histoire de l'humanité peut être considérée comme une trame immense dont toutes les parties se tiennent et dont les premières mailles remontent aux plus lointaines origines de notre planète. Un phénomène historique quelconque est toujours le résultat d'une longue série de phénomènes antérieurs. Le présent est fils du passé et porte l'avenir en germe. Dans les événements actuels une intelligence suffisante pourrait lire l'infinie succession des choses.
Mais une intelligence semblable n'apparaîtra sans doute jamais. Alors même que nous connaîtrions la totalité des facteurs qui ont enfanté le présent et les forces respectives de chacun d'eux, il serait absolument impossible de les soumettre à l'analyse. Il est au-dessus des efforts de l'astronomie de déterminer par le calcul la direction que prendrait un corps soumis seulement à l'action de trois autres. Que serait donc le problème s'il s'agissait de milliers de corps ?
Toutes les prétendues lois que l'on croit pouvoir tirer de l'étude de l'histoire ne sont en réalité que la constatation empirique de certains faits, On Peut les comparer aux observations également empiriques des statisticiens. Un million d'individus d'âge connu étant donnés, ils peuvent prédire avec certitude combien mourront à une époque déterminée et combien à une autre ; combien de crimes seront commis et quels seront ces crimes. L'expérience du passé rend ces prédictions faciles. Remonter aux causes des faits observés serait entièrement impossible. Les facteurs déterminants sont beaucoup trop nombreux.
L'impossibilité de remonter bien loin dans l'enchaînement des causes qui détermine un phénomène social a inspiré un certain dédain des sciences historiques aux savants qui ont essayé de les approfondir. Un écrivain éminent, M. Renan, les qualifie de « petites sciences conjecturales qui se défont sans cesse après s'être faites, et qu'on négligera dans cent ans. On voit poindre un âge où l'homme n'attachera plus beaucoup d'intérêt à son passé, Je crains fort, dit-il, que nos écrits de précision de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, destinés à donner quelque exactitude à l'histoire, ne pourrissent avant d'avoir été lus. »
Le même auteur considère que l'avenir est aux sciences physiques et naturelles qui nous donneront « le secret de l'être, du monde, de Dieu, comme on voudra l'appeler. »
Chacun peut l'espérer sans doute ; mais rien jusqu'ici n'a justifié de telles espérances, Les sciences les plus positives ne nous ont rien dit encore de la raison première d'un seul phénomène. Ce n'est que la simplicité des relations qu'elles découvrent qui fait leur force apparente. Aussitôt qu'elles s'attaquent à des phénomènes un peu complexes, elles se perdent dans les conjectures. Les sciences modernes commencent à peine à balbutier une réponse aux questions que l'homme se pose chaque jour. Du berceau à la tombe, la nature a semé notre chemin d'insolubles problèmes. Les curiosités qu'elle nous met au cur, elle ne les assouvit jamais. La science évoque des idées, bien plus qu'elle ne résout des problèmes ; et notre globe aura sans doute rejoint dans l'espace les vieux mondes refroidis, avant que le sphynx éternel ait répondu à un seul pourquoi.
Il ne faut donc pas s'illusionner sur la portée des sciences et leur demander ce qu'elles ne peuvent donner. Elles nous apprennent à déchiffrer un homme, un animal, une société ou une plante, à reconstituer le tableau fidèle d'une époque, à déterminer l'enchaînement des principaux événements historiques. N'exigeons pas davantage de l'historien.
La tâche est assez lourde d'ailleurs pour nécessiter tous ses soins. Les matériaux permettant de reconstituer le tableau d'une civilisation sont difficiles à réunir, plus difficiles encore à mettre en uvre.
Ce n'est pas dans ces généalogies de souverains, dans ces récits de batailles et de conquêtes, qui forment le fond de l'histoire classique, que de tels matériaux doivent être cherchés, Nous les trouverons surtout dans l'étude des langues, des arts, des littératures, des croyances, des institutions politiques ou sociales de chaque époque. Ces éléments divers d'une civilisation ne doivent pas être considérés comme le résultat du caprice des hommes, du hasard ou de la volonté des dieux, mais bien comme l'expression des besoins, des idées, des sentiments des races où ils se sont manifestés, Une religion, une philosophie, une littérature, un art impliquent certains modes de sentir et de penser et n'en impliquent pas d'autres. Convenablement interprétées, les actions et les uvres des hommes nous disent leurs pensées.
Elles nous disent leurs pensées et nous permettent de reconstituer l'image d'une époque, mais ce tableau ne saurait suffire. Il faut encore expliquer sa formation, Le peuple que l'on étudie à un moment déterminé ne s'est pas formé d'un seul coup. Il est la résultante d'un long passé et des influences variées de milieu auquel il a été constamment soumis, C'est donc dans le passé d'une race qu'il faut chercher l'explication de son état actuel.
On pourrait donner le nom d'embryologie sociale à cette étude de la formation des divers éléments dont une société se compose. Elle est destinée à devenir la base la plus solide de l'histoire, de même que l'embryologie des êtres vivants est devenue aujourd'hui la base la plus sûre des sciences biologiques,
Êtres vivants ou sociétés doivent toujours passer par une lente succession de formes inférieures avant d'atteindre des phases d'évolution supérieures. Ces formes disparues, l'histoire ne nous les révèle pas toujours. Bien des termes de la série sont actuellement perdus. L'observation permet cependant de reconstituer les termes essentiels. Comme les êtres vivants, toutes les sociétés n'ont pas atteint les mêmes périodes de développement. Beaucoup n'ont pas dépassé ces étapes intermédiaires que l'Occident a fini par franchir et qui représentent l'image immobilisée du passé. On peut revoir en parcourant le globe - et c'est seulement ainsi - qu'on peut les revoir - les principales périodes de l'histoire de l'humanité depuis les primitives époques de la pierre taillée jusqu'aux temps actuels. On peut arriver à reconstruire ainsi tout le passé d'un peuple, l'évolution des éléments dont sa civilisation se compose.
Bien des éléments divers, monuments, littérature, langues, institutions, croyances, etc., peuvent être utilisés pour reconstruire l'histoire d'une civilisation et de sa formation, Il est rare que nous les possédions tous. Il suffit d'en posséder quelques-uns pour retrouver les autres. Les mêmes méthodes qui permettent de reconstituer un animal avec quelques fragments de son squelette sont applicables à l'histoire. L'apparition de certains caractères implique toujours l'existence de certains autres.
Tous ces matériaux de reconstitution sont bien insuffisants parfois, au point de vue de la précision surtout. La science moderne en laissera de plus exacts à nos descendants, Il est aisé de prévoir que les historiens de l'avenir écriront des livres fort différents de ceux d'aujourd'hui. Dans les histoires de la civilisation du vingtième siècle le texte sera réduit sans doute au titre de l'ouvrage et remplacé par des collections de photographies, de cartes et de courbes graphiques représentant les variations numériques de tous les phénomènes sociaux. Une grandeur quelconque, force, poids, durée, etc., peut toujours être exprimée par un chiffre ou par une ligne. Il n'est pas de phénomène psychologique ou social si complexe qu'on le suppose qui ne puisse être également considéré comme une valeur susceptible d'être numériquement traduite. Il suffit de le décomposer dans ses éléments essentiels pour lui trouver une mesure. La statistique est assurément la moins avancée de toutes les sciences nouvelles en vote de formation ; ce qu'elle nous apprend déjà permet de pressentir cependant ce qu'elle pourra nous enseigner un jour. La production et la consommation d'un pays, sa richesse, ses besoins, les aptitudes physiques ou morales de la race qui l'habitent, les variations de ses sentiments et de ses croyances, l'Influence des divers facteurs pouvant agir sur elle, nous sont clairement révélés par les chiffres que les statisticiens réunissent aujourd'hui.
En attendant cette époque future où les dissertations historiques auront été remplacées par des photographies, des cartes et des courbes géométriques représentant l'état de tous les phénomènes sociaux et leurs changements, il faut s'efforcer de choisir, parmi les documents que nous a laissés le passé, les plus précis. Avec tous les éléments que nous avons énumérés on a en main les matériaux nécessaires pour présenter le tableau d'ensemble des civilisations passées et l'histoire de leur formation. Pour mettre ces matériaux en uvre, il est indispensable d'aller étudier sur place les débris que ces civilisations ont laissés. L'aspect des choses peut seul donner cette claire notion du passé qu'aucun ouvrage ne saurait offrir, Qu'il s'agisse de sciences naturelles ou sociales, on ne les apprend pas dans les livres.
C'est surtout quand il est question d'un peuple tel que les Arabes dont les vestiges sont nombreux dans les pays où sa civilisation a fleuri que l'étude des milieux est indispensable. Il n'y a d'ailleurs que les voyages qui puissent nous apprendre à nous soustraire au joug des opinions toutes faites, lourd héritage des traditions et des préjugés du passé.
Le lecteur trouvera dans cet ouvrage l'application des principes qui viennent d'être succinctement présentés. Ils ont conduit l'auteur à s'écarter complètement des opinions classiques sur la plupart des questions qui touchent aux Orientaux : la religion de Mahomet, la polygamie, l'esclavage, les croisades, les institutions et les arts, l'action des Arabes en Europe et bien d'autres encore.
III
Les débris qui nous restent de la civilisation des Arabes sont assez nombreux Pour nous permettre de la reconstituer facilement dans ses parties essentielles. Nous en avons utilisé la plupart : uvres scientifiques, littéraires, artistiques et industrielles, institutions et croyances.
Parmi les éléments auxquels nous avons eu le plus volontiers recours, il faut mentionner surtout les uvres plastiques, Sous leur forme tangible, elles parlent clairement à l'esprit, On y retrouve toujours l'expression fidèle des besoins, des sentiments, des temps où elles ont pris naissance. L'influence de la race et du milieu s'y fait nettement sentir. Dans les uvres d'une époque, quelles que soient ces uvres, on peut lire souvent cette époque tout entière, Une caverne de l'âge de la pierre, un temple égyptien, une mosquée, une cathédrale, une gare de chemin de fer, le boudoir d'une femme à la mode, une hache de silex, une épée à deux mains ou un canon de cinquante tonnes en disent beaucoup plus que des monceaux de dissertations.
Il n'a qu'une façon de décrire les uvres plastiques d'un peuple, c'est de les y représenter. Des photographies du Parthénon, de l'Alhambra, de la Vénus de Milo nous semblent préférables à la collection complète des livres que tous les auteurs du monde entier ont pu écrire sur eux.
C'est parce que nous étions pénétré de l'importance de tels documents pour évoquer dans l'esprit l'image fidèle des temps que l'on veut faire revivre) que nous nous sommes attaché à multiplier leurs reproductions. Le lecteur qui se bornerait seulement à parcourir les planches de cet ouvrage, en saurait plus sur la civilisation des Arabes et les changements qu'elle a subis dans les divers pays où elle s'est manifestée, qu'après la lecture de bien des volumes. Mettre les uvres elles-mêmes sous les yeux dispense en même temps de ces longues descriptions qui ne donnent aucune idée des choses qu'elles prétendent décrire. On a dit avec raison que cent pages de texte ne valent pas une bonne figure ; on eût pu dire aussi bien cent volumes.
Lorsqu'il s'agit de formes à définir, les mots d'aucune langue ne sauraient suffire, C'est surtout quand il s'agit de l'Orient que les figures sont nécessaires. C'est par les yeux seulement qu'on peut connaître ses paysages, ses monuments, ses uvres d'art, les races diverses qui l'animent. Le style le plus imagé ne donnera jamais une impression comparable à celle produite par la vue des choses, ou, à défaut des choses, par leur fidèle image.
Mais ces monuments, ces uvres d'art, ces paysages, ces types de races, ces scènes de la vie intime, il faut aller les chercher bien loin, et, si on les veut fidèles, la photographie seule peut les donner. C'est à elle que nous les avons demandés. Des jours ajoutés à des jours ne permettraient pas à l'artiste le plus habile d'atteindre la perfection qu'elle réalise en quelques secondes.
Si l'on voulait se borner uniquement à la reproduction des monuments, un artiste suffisamment habile, et pour lequel le temps serait un élément sans valeur, arriverait peut-être à lutter avec la photographie. Pour ces mille scènes de la vie publique qui forment une grande partie de l'existence d'un peuple, la lutte n'est plus possible. La photographie instantanée est seule capable de reproduire fidèlement les objets en mouvement : une rue animée, un marché, un coursier lancé au galop, un cortège nuptial, et tous les sujets analogues. C'est d'hier seulement que des méthodes nouvelles permettent d'y avoir recours en voyage. Elle a été utilisée pour la première fois dans cet ouvrage. Le lecteur pourra juger de l'importance des résultats qu'elle fournit. Chacune des photographies que contient ce livre est un document fidèle, et c'est le propre de documents semblables de ne pouvoir vieillir.
Je puis m'exprimer librement à l'égard de ces photographies, puisque le soleil seul en est l'auteur. Que le savant qui dédaignerait les scènes pittoresques que contient cet ouvrage veuille bien réfléchir un instant, et se demander s'il ne préfèrerait pas aux montagnes de livres que nous possédons sur les Grecs et les Romains, une collection de Photographies instantanées, où figureraient, avec leurs monuments, toutes les scènes de leur existence. Que de choses ces photographies nous apprendraient, et combien est minime en comparaison tout ce que les écrits nous apprennent.
Pour tout ce qui concerne la reproduction fidèle des monuments ou des êtres, le dessin a fait son temps : la photographie doit le remplacer. Dans les livres de sciences, d'histoire ou de voyages, elle est le seul procédé qui puisse être toléré aujourd'hui. Il peut être pénible sans doute de s'assujettir à transporter dans de lointains pays des appareils d'un maniement délicat ; mais c'est une nécessité à laquelle tout voyageur, tout savant désireux d'inspirer confiance, devra désormais se soumettre.
Cette opération essentielle, on ne doit jamais la confier à personne ; car si la technique de la photographie est fort simple, le choix des choses à reproduire et les conditions dans lesquelles il faut les reproduire est beaucoup moins facile. Il suffit d'examiner le même paysage, le même monument, la même personne exécutés par des opérateurs différents, pour comprendre combien l'éclairage, le point de vue choisi, la perspective, etc., peuvent changer leur aspect, L'objectif a toujours été fidèle, mais la nature a changé. Le même monument, le même paysage, éclairé par un soleil d'hiver, ou par la chaude lumière d'un beau jour d'été, n'est plus le même monument, le même paysage - du lever au coucher du soleil, il peut dans la même journée se transformer plusieurs fois. Être exact est une condition essentielle ; mais reproduire les choses sous l'aspect où elles nous impressionnent le plus, ce qui est l'art tout entier, est également une condition fondamentale, La fidélité des contours ne saurait suffire à déterminer une impression analogue à celle produite par les objets eux-mêmes. J'admire beaucoup le savant livre de M. Perrot, sur l'Égypte, mais les pâles et sèches gravures dont il est orné me donnent du pays et des monuments une impression absolument différente de celle produite par la réalité (note 2). C'est un but tout autre qu'un auteur doit se proposer d'atteindre.
Les moyens employés pour reproduire nos photographies ont varié suivant l'impression qu'on se proposait de donner. Pour les effets d'ensemble, dans lesquels les détails devaient disparaître, elles ont été transformées directement en clichés par les nouveaux procédés de la photogravure ; pour celles où les moindres détails devaient être rendus, les photographies ont été gravées au burin, après avoir été reportées sur bois sans aucune intervention du dessinateur. A part de très rares exceptions, on n'a fait usage de dessins au trait que pour montrer certains détails délicats d'architecture que d'autres procédés n'auraient pas suffisamment rendus,
Sur les 366 gravures de cet ouvrage, aucune n'est due à la capricieuse fantaisie d'un artiste. Plutôt que de donner des documents où l'imagination aurait eu quelque place, nous avons préféré renoncer presque entièrement à une source de magnifiques gravures, celles du bel ouvrage de MM. Ebers et Maspéro sur l'Égypte, que possédait notre éditeur. Nous n'en avons utilisé que celles, malheureusement en petit nombre, exécutées d'après des photographies, et qu'il était inutile par conséquent de recommencer.
Tout en prenant la photographie pour base fondamentale des gravures de cet ouvrage, nous n'avons pas négligé cependant les documents déjà existants lorsque leur fidélité nous était démontrée, C'est ainsi que nous avons reproduit plusieurs dessins de Coste, Prisse d'Avesnes, Jones, et surtout des auteurs de deux magnifiques ouvrages quise publient actuellement en Espagne, sur les uvres d'art et d'architecture de cette péninsule. Ici encore, du reste, la photographie a été précieuse, car c'est par l'héliogravure que les dessins ont été réduits.
Les nécessités de l'illustration n'ont pas toujours permis de répartir méthodiquement les gravures de cet ouvrage, Une table des matières spéciale, où elles sont classées suivant la nature des objets représentés, permettra au lecteur de trouver immédiatement la catégorie de documents dont il pourrait avoir besoin. Il suffit de la parcourir pour voir à quel point ces documents sont variés, et combien nombreux ceux qui n'avaient figuré encore dans aucun livre.
Nous avons dû supprimer, à l'impression, toutes les indications bibliographiques que notre manuscrit contenait à chaque page. Les nécessités de l'illustration et le développement du livre ont rendu leur reproduction impossible. Elles ont été remplacées par un index méthodique, placé à la fin du volume, où le lecteur trouvera les indications nécessaires Pour compléter l'étude des points qu'il voudrait approfondir. Chaque chapitre de cet ouvrage doit être considéré comme une synthèse résumant des recherches nombreuses. Les indications dont je viens de parier permettront de les compléter.
Nous terminerons cette introduction, en dégageant de ce qui précède la méthode que nous avons suivie dans ce volume et que nous suivrons dans tous ceux consacrés à notre histoire des civilisations,
Comme principes généraux : nécessité des phénomènes historiques ; étroite relation entre un phénomène quelconque et ceux qui l'ont précédé. Comme matériaux de reconstitution : documents empruntés uniquement au peuple étudié et reproduction exacte de ces documents ; description physique et intellectuelle de la race, examen du milieu où elle a pris naissance, des facteurs divers auxquels elle a été soumise ; analyse des éléments de la civilisation : institutions, croyances, uvres scientifiques, littéraires, artistiques et industrielles, et histoire de la formation de chacun d'eux. Si le tableau d'ensemble créé avec ces matériaux donne au lecteur une claire image des temps qu'il s'agit de faire revivre, le but proposé aura été rempli (note 3).
Notes :
Note 1 : L'homme et les sociétés. Leurs origines et leur histoire, 2 vol. Note 2 : Le lecteur qui comparera les planches du livre que je viens de citer, représentant les pyramides vues du Caire, les temples de l'île de Philae, etc., avec de bonnes photographies, reconnaîtra aisément combien l'impression produite est différente, et, par suite, à quel point de tels dessins sont imparfaits. Note 3 : C'est un devoir pour moi de finir cette introduction en remerciant les personnes dont j'ai utilisé le concours pendant la rédaction de cet ouvrage, ou dans mes derniers voyages. je mentionnerai surtout parmi elles, M. Schéfer, de l'Institut, directeur de l'école des langues orientales ; M. P. Simoès, professeur à l'université de Coimbre ; M. le Dr Souza Viterbo, à Lisbonne ; M. Ch. Relvas, artiste à Gollegan (Portugal) M. E. Daluin, ministre près l'empereur du Maroc ; M. de Malpertuy, chancelier du consulat de France, à Jérusalem M. le Dr Suquet et M. le comte Podhorki, à Beyrouth ; M. Schlumberger, directeur de la banque impériale, à Damas ; MM. Lavoix et Thierry, administrateurs à la bibliothèque nationale de Paris ; MM. Huyot et Petit, graveurs. Enfin, et surtout, M. M. Firmin-Didot. J'ai eu la rare fortune de trouver en lui un éditeur qui n'a reculé devant aucune des coûteuses dépenses nécessitées par la publication de cet ouvrage. Ses conseils amicaux et ses connaissances artistiques m'ont été fort précieux.
Dernière mise à jour de cette page le Dimanche 21 septembre 2003 20:25 Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
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Jean-Marie Tremblay, fondateur des Classiques des sciences sociales