Introduction
A12. Marcel GRANET : La pensée chinoise (1934)
J’ai déjà, en analysant le système d’attitudes et de conduites qui commande la vie publique et privée des Chinois, essayé de donner une idée de leur civilisation. Je vais tenter, pour préciser l’esquisse, de décrire le système de partis pris, de conceptions, de symboles, qui régit en Chine la vie de l’esprit. Je ne prétends offrir au lecteur de ce livre qu’un complément de La Civilisation chinoise.
Quand j’ai présenté celle-ci, j’ai indiqué que je ne voyais (pour le moment) aucun moyen d’écrire un Manuel d’Antiquités chinoises. Cette opinion a dicté le plan de mon premier volume. Un sentiment analogue inspire le second : je n’aurais pas accepté la tâche de rédiger un Manuel de Littérature ou de Philosophie de la Chine.
Beaucoup d’ouvrages ont été publiés qui peuvent prétendre à un pareil titre. Je renvoie tout de suite à ces livres excellents ceux qui désirent être renseignés à tout prix sur le classement des Œuvres ou la filiation des Doctrines. Même si l’inventaire des documents ne m’avait point montré que vouloir restituer dans le détail l’histoire des « théories philosophiques » était une entreprise pour le moins prématurée, je me serais encore proposé de faire entrevoir les règles essentielles auxquelles, dans son ensemble, obéit la pensée chinoise. là n’est pas inutile de le signaler : pour découvrir ce qui constitue, si je puis dire, le fond institutionnel de la pensée chinoise, on dispose de renseignements assez bons, mais ils ne pourraient guère autoriser à composer une Histoire de la Philosophie comparable à celles qu’il a été possible d’écrire pour d’autres pays que la Chine.
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Quel qu’ait été le génie des sages qui prirent conscience des principes directeurs de la pensée et de l’organisation chinoises, l’explication de ces principes se trouve bien moins dans ce génie que dans l’histoire du système social.
Cette histoire est remarquable, en Chine, par une conti-nuité dont on ne trouve nulle part l’équivalent. Les philosophes chinois de toute École n’ont jamais cessé de penser que le système national de symboles, fruit d’une longue tradition de sagesse, ne pouvait pas, dans son ensemble, ne pas être à la fois adéquat et efficace : autant dire qu’ils professent pour lui la confiance qu’en Occident nous inspire la Raison.
Celle-ci nous paraît correspondre à un corps de notions directrices dont les notions chinoises semblent différer profondément. Comme on le verra, ces dernières se rattachent à un système de classification qu’il est très légitime de rapprocher des « classifications primitives ». Il serait assez facile d’attribuer aux Chinois une mentalité « mystique » ou « pré-logique » si l’on interprétait à la lettre les symboles qu’ils révèrent.
Mais, en considérant comme des invitations étranges et singulières ces produits de la pensée humaine, j’aurais cru manquer à l’esprit de l’humanisme comme au principe de toute recherche positive. D’ailleurs, l’injustice qu’impliquerait un préjugé défavorable se trouve démontrée par l’analyse des idées directrices ; ces cadres permanents de la pensée sont calqués sur les cadres d’une organisation sociale dont la durée suffit à prouver la valeur : il faut donc que ces règles d’action et de pensée répondent en quelque manière à la nature des choses. La Sagesse chinoise n’a sans doute pas su se défendre de dévier vers une pure scolastique ; à partir de la fondation de l’Empire, l’Orthodoxie a imposé son règne, et le principal souci de la pensée savante a été le classement mnémotechnique d’un vieux savoir : dès lors, le sens expérimental a fait défaut. Mais ce savoir scolastique s’était constitué à partir d’expériences dont est sortie, avec la notion même de classement, l’idée que toute organisation tire sa valeur d’une efficience constatée. Arbitraires assurément en quelque mesure comme toutes les créations humaines, les aménagements sociaux qui ont servi de modèles à l’aménagement de l’esprit reposent néanmoins sur un effort persévérant d’adaptation expérimentale. C’est une tentative longtemps poursuivie d’organisation de l’expérience qui est à l’origine des catégories chinoises : il y aurait imprudence à préjuger qu’elles sont, en tout point, mal fondées. Elles paraissent s’opposer à nos propres idées directrices et peuvent nous surprendre par un parti pris hostile à l’égard de toute abstraction. Mais les Chinois ont su dégager une logique de la hiérarchie ou de l’efficacité qui s’ajuste parfaitement à leur goût pour les symboles concrets. Et si, en se refusant à prêter un aspect d’entités abstraites au Temps, à l’Espace et aux Nombres, ils se sont détournés d’une physique quantitative et se sont cantonnés (non sans résultats profitables) dans la poursuite du furtif ou du singulier, rien ne les a empêchés, aucun préjugé théologique ne les poussant à imaginer que l’Homme formait à lui seul dans la nature un règne mystérieux, d’édifier toute leur sagesse sur une psychologie d’esprit positif. Peut-être est-on conduit à une appréciation plus équitable de la pensée chinoise quand on s’est aperçu que le crédit des notions qui lui servent de principes directeurs tient non pas à la vogue de tel ou tel enseignement, mais à l’efficience longuement éprouvée d’un système de discipline sociale.