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PSYCHIATRIE ET RELIGION
Avant-propos
L'esprit ou, plus exactement, les fonctions psychiques peuvent être troublées de multiples manières. Nous n'avons pas l'intention de décrire tous ces troubles et de rédiger un petit traité de psychiatrie. Il existe d'excellents ouvrages et d'excellents manuels, susceptibles d'éclairer et de documenter le lecteur le plus exigeant.
Nous voudrions envisager le problème de la psychopathologie sous un angle très particulier : celui de sa rencontre avec les tendances élémentaires de l'âme humaine, et particulièrement avec les tendances que l'on retrouve à la base d'une certaine conception spiritualiste de l'homme. Il va de soi qu'on ne peut pas demander à une science qui se veut d'être positive, et qui se cherche dans ce sens, de confirmer ou d'infirmer la thèse spiritualiste et les problèmes qui se rattachent à telle conception religieuse de la vie. Mais il peut être d'un intérêt extrême de constater à quel point certaines perturbations du fonctionnement psychique éclairent d'un jour particulier, par le grossissement qu'elles réalisent, certains aspects du psychisme, que l'homme bien portant néglige ou méconnaît. L'homme bien portant s'ignore. Le fait de vivre ne le porte pas nécessairement à la connaissance de soi. Normalement, disent certains, il devrait ignorer, son âme, comme il doit ignorer son estomac. Et, de même qu'une hygiène physique bien comprise devrait l'amener à la fin de sa vie sans avoir subi de troubles de la digestion, une hygiène mentale bien comprise, celle qu'envisagent les professionnels des Nations-Unies par exemple, devrait lui permettre de traverser l'existence sans rencontrer de problème insoluble ou angoissant, ou plus simplement sans s'y arrêter. Ainsi, il y a cent, [8] cinquante ou même trente ans, on imaginait que la science allait arranger la vie et donner à l'homme une technique à suivre pour être heureux au jour le jour, dans une quiétude suffisante, basée sur une conception rationnelle des choses, sur un art de voir chaque donnée à ses dimensions réelles, d'accorder aux événements leur importance exacte et relative. Mais, et le lecteur s'en apercevra au cours de ces pages, la maladie nous révèle un homme qu'on ne s'attendait pas à découvrir, un homme qui, du fait qu'il est homme, emporte partout où il va et dans toutes les situations qu'il rencontre, ses problèmes insolubles, son irrationalité, ses exigences affectives, son besoin de réponse, son besoin d'absolu. La maladie, nous parlons de celle de l'esprit, nous conduit à constater, que la faiblesse dont l'accusait la science correspond à la nature même de l'homme et que le phénomène religieux correspond à son mode authentique d'existence.
Si bien que, si l'on se place au strict point de vue scientifique, on ne peut échapper au problème religieux. Pour certains croyants, sans doute, leur solution religieuse directement accrochée à leur pensée magique n'est qu'une solution facile, qui leur permet de se protéger de l'angoisse de la vie sans la résoudre autrement que sur un mode importé de l'enfance et, par conséquent, sans résoudre leur problème adulte. Ce n'est pas de cette solution-là que nous traiterons. Car il y a le problème religieux adulte, celui de l'homme éternel. Et nous verrons que les exigences normales de cet adulte sont telles que celui qui refuserait délibérément toute solution comportant une adhésion de foi au mouvement même de son être se condamnerait dans des régions essentielles de sa psyché, au silence, à l'immobilité, à la stérilité, à la mort.
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Ce livre risque donc d'être à la fois un exposé, un témoignage, une réponse. Cette triple orientation serait très mauvaise pour un livre scientifique, très dangereuse pour un livre d'apologétique, mais elle [9] peut être intéressante pour l'homme engagé. Et peut-être ne rencontrerons-nous pas seulement le lecteur cultivé ; il est probable que bon nombre de médecins ou de psychologues retrouveront en ces pages un certain écho de leur drame personnel.
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L'étudiant en médecine qui vient de terminer ses études aujourd'hui, et même s'il s'est orienté vers la formation psychopathologique, ne se fait de l'homme et de l'âme humaine qu'une représentation fort banale, très conforme à celle de l'homme de la rue. Certes, si on lui en fait l'objection, il ne l'accepte pas, mais s'il a le bonheur d'évoluer, il s'aperçoit, à un moment donné, que pendant une partie importante de sa vie, il a utilisé, comme terme de comparaison dans ses jugements, une image extrêmement médiocre de son prochain et de soi-même. Il faut ajouter que s'il prend un diplôme de psychologie, la situation n'est guère différente, du moins pour le plus grand nombre des Écoles de Psychologie.
Le croyant également se fait de l'homme une image fort médiocre, extrêmement sommaire, et qui néglige toute la richesse du catholicisme. Nous la résumons grosso modo : le croyant doit s'efforcer de croire qu'il est né pécheur et coupable ; il est, par ailleurs, astreint à se conformer à une certaine pensée, à un certain code moral. Il se considère comme appelé à un certain type de destinée, accepte une sanction de ses actes dans l'au-delà, considère que sa foi le plongeant dans un univers qui fait de lui un être astreint à ne pas accepter telles quelles certaines évidences, à réduire volontairement sa liberté et à accepter certaines interdictions de pensée, lui donne en échange la solution de sécurité absolue et de perfection totale. Mais tout cela est vague : en pratique, il se sent lié en fonction d'un ordre de choses qu'il ne comprend pas, mais dont il estime qu'il ne doit pas se libérer, à un certain comportement intellectuel, social et moral, qui [10] le distingue nettement du non-croyant. Est-ce que cet état entraîne un sentiment de supériorité sur le non-croyant ? Ou, au contraire, un sentiment de diminution par rapport à lui ? Cela doit différer de l'un à l'autre, d'un moment de l'existence à un autre moment, et probablement que ces deux sentiments opposés coexistent en équilibre plus ou moins difficile.
Sans doute une information religieuse plus poussée tend habituellement à intégrer dans le plan de la raison des attitudes et des questions qui, à première vue, lui échappaient, et à tranquilliser, à apaiser l'intelligence de l'étudiant. Il n'en est pas moins vrai que l'image de l'homme qu'il se sent être répond à cette description plutôt gênante, face aux disciplines scientifiques. Cette représentation, de toutes manières, tend à être celle du groupe, du laïc moyen si l'on veut, à se fixer, à se défendre et fort souvent en méprisant ou en sous-estimant les autres, parfois en les accusant. Et la conception religieuse de l'homme se réduit alors aux dogmes, aux préceptes, au comportement religieux, à une attitude à conserver et à défendre. C'est donc en somme, trop souvent, sous forme sociale que le chrétien moyen se voit et voit les autres. Pourtant, le christianisme répond à un être humain infiniment plus complexe, plus riche, plus grand et la seule image de l'homme qui pourrait réellement servir est une image psychologique, comportant l'univers des aspirations autant que celui de la raison, comportant l'ambivalence vécue, la hiérarchie des structures et la notion claire que nous ne nous connaissons pas.
Le lecteur se demande, sans aucun doute, pour quelle raison cette image de l'homme, dans sa complexité et dans son devenir est évoquée ici. L'importance de cette évocation est essentielle. Qu'il s'agisse du non-croyant ou du croyant, leurs représentations de l'homme sont habituellement structurées sur ce schéma rudimentaire et l'homme réel en est pratiquement exclu. On peut supposer qu'un jour viendra où la science connaîtra psychologiquement l'homme et ne laissera rien dans l'ombre. Mais, ce n'est pas pour demain.
Nous assistons, en attendant, à un phénomène très normal en [11] soi, mais dont il faut avoir conscience : c'est qu'à chaque instant de leur évolution (et elles quittent à peine le berceau), les sciences de l'âme se comportent comme si elles tenaient la formule complète de l'homme ; elles parlent en son nom et décident pour lui. Si ces erreurs graves de jugement ne sont pas fatales pour la communauté, c'est qu'heureusement elles ne touchent encore qu'un petit nombre d'individus et que, par ailleurs, l'homme réel est solide, même s'il s'ignore. C'est toujours cet homme réel, dans l'ordre terrestre, qui mène le monde. Et cet homme qui s'ignore, parce qu'il s'ignore, est plus complet et plus riche que le schéma scientifique. Le psychiatre et le psychologue n'utilisent pas, et c'est ce qui fait parfois leur pauvreté, à côté de leur science acquise, une image syncrétique de l'homme, vers la connaissance duquel ils tendent, ne possèdent pas d'image informulée d'eux-mêmes et des autres, image qui serait plus complète que leur science et compenserait l'inachèvement de leurs connaissances ; ils se représentent eux-mêmes d'après leur savoir et limitent les autres à ce qui est acquis et connu clairement, c'est-à-dire à fort peu de choses. Le fait qu'éventuellement ils parlent des processus inconscients ne change rien ; le comportement de l'homme complet échappe toujours à leur formulation, comme ils échappent eux-mêmes à leurs propres conceptions. Par contre, l'homme religieux d'une certaine qualité et l'homme proposé à l'humanité à travers les aspirations et projections religieuses est incommensurable à l'homme actuellement reconstitué par l'analyse et la statistique. Nous assistons à ce phénomène auquel on n'aurait pu s'attendre il y a cinquante ans, qu'un certain nombre de tendances, d'aptitudes, de comportements tous irrationnels et le paraissant et que la raison condamnait sans appel au nom de l'anatomie, de la morphologie, de la psychopathologie, apparaissent aujourd'hui comme des constances essentielles du psychisme humain. Il est donc indispensable à une psychologie, qui est amenée à jouer un rôle de plus en plus éminent dans la direction de conscience de l'homme d'aujourd'hui, qu'elle connaisse ses limites et puisse pressentir, au-delà de ses schémas et des conduites à conseiller, l'existence de toute cette part d'inconnu qui a échappé jusqu'ici à [12] la curiosité ou du moins à l'investigation scientifique et sans la présence de laquelle on ne rencontre pas l'homme véritable.
Nous rencontrerons donc dans ces pages les problèmes principaux de la psychiatrie, tels qu'ils se présentent devant quelques thèmes spirituels essentiels.
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Note : L'allure de cet ouvrage ne demande pas une documentation psychiatrique ; nous exposons le problème à partir des données classiques. On ne peut cependant pas omettre de signaler les Etudes psychiatriques de Henry Ey et le mouvement qui s'est groupé autour de lui, mouvement qui occupe en France et à l'étranger une place exceptionnelle. Certains ouvrages de Jean Delay, comme Etudes de Psychologie médicale sont dans le domaine public. Ils sont innombrables les auteurs et les ouvrages qu'il faudrait signaler. Parmi les livres importants et exposant les problèmes dans leur ensemble et selon un mode de penser typiquement relié à la psychiatrie française, je choisirais, sans que ce choix comportât un jugement sur les autres, la « Psychiatrie générale » de Paul Guiraud. Citons encore le volume du Dr Logre sur l'anxiété de Lucrèce, livre qui peut révéler au grand public le drame de l'anxiété et de la mélancolie, et qui parut chez Janin (Paris) en 1946. Livre déjà ancien, mais unique. Les noms de Kretschmer, Bleuler, Minkoswki sont associés à la Schizophrénie, mais une revue comme l'Evolution psychiatrique nous place devant la densité et la fécondité de la pensée psychiatrique contemporaine. Nous penserons à Jaspers et aussi à Blondel au long de ces pages. La Psychopathologie clinique de Kurt Schneider, qui vient de paraître aux Editions Nauwelarts à Louvain, traduite par le Dr Legrand nous place devant quelques perspectives rencontrées dans ces chapitres. Signalons le mouvement si important du groupe de Lyon, sous l'impulsion du Dr René Biot. Assez récemment le livre de l'abbé Jean-Pierre Schaller : Prêtre et Médecin en face du malade (Edit. Le Jura, 1949).
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