RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »

Étienne De Greeff, NOTRE DESTINÉE ET NOS INSTINCTS. (1943)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre d'Étienne De Greeff, NOTRE DESTINÉE ET NOS INSTINCTS. (1943). Paris: Librairie Plon, 1943, 238 pp. Collection: Présences. Une édition numérique réalisée par Pierre Patenaude, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac Saint-Jean, Québec.

[v]

Introduction

L'HUMANITÉ AVEUGLE



Des œuvres comme la Vie future de Duhamel, les anticipations de Wells, le Maître de la Terre de Benson, certaines remarques parsemées dans les vies d'insectes de Maeterlinck, comme les Temps modernes de Chaplin ne paraissent à l'homme moyen que de curieuses créations de l'esprit, légèrement appuyées sur la réalité, mais en grande partie fantaisistes. Elles récréent un instant, suggèrent quelques réflexions graves, font rêver les natures plus riches ou plus impressionnables, et dans l'ensemble, paraissent recéler, au delà du tragique ou du comique apparent, un étrange élément de jeu. On n'y voit pas que la fiction est la traduction directe de la réalité, comme si l'auteur avait été impuissant à doter son œuvre de son sens réel. Devant une salle de cinéma, du type dit de quartier, les Temps modernes provoquent une joie enfantine. Le drame y passe inaperçu.

L'une des pages les plus féroces du Livre de la jungle, le Phoque blanc, n'est presque jamais mentionnée et les enfants n'en achèvent généralement pas la lecture.

Il semble qu'une vaste conspiration se soit établie [vi] au sein de la pensée humaine, pour refuser à ces ouvrages l'entrée du domaine secret de l'âme, pour les maintenir en respect à la surface de la conscience, les empêcher d'éveiller en l'être profond un écho dont il ne pourrait peut-être supporter l'ébranlement.

S'il existe, comme le voudrait Freud, quelque part dans le psychisme une fonction de censure destinée à empêcher les manifestations trop directement brutales de l'inconscient, on pourrait presque croire qu'il existe également un système de protection de la vie inconsciente et affective, un filtre de pensée, intercalé quelque part dans les fonctions mentales et destiné à protéger la vie émotive contre des dangers trop lointains ou trop inévitables. Ce que l'on veut dire lorsqu'on parle d' « aveuglement » correspond assez bien à cette disposition et le psychologue serait presque tenté d'imaginer une fonction d'aveuglement. Mais ce serait trop simple et la réalité est plus grave.

Cette sorte de cécité mentale de l'homme envers certains dangers ou certaines menaces ne se manifeste pas seulement à l'occasion des ouvrages mettant en scène l'avenir de l'homme. S'il en était ainsi, il ne vaudrait pas la peine de discuter cette question ; on pourrait dire que, n'étant en fait que d'intelligentes divagations, il est bon, nécessaire, salutaire même de se défendre contre eux. Non, cette cécité semble une attitude constante et ne rend pas seulement l'être humain aveugle à certains dangers encore virtuels, mais l'empêche, dans le présent, dans la vie quotidienne, de percevoir certains faits évidents, certaines approches manifestement hostiles, certains encerclements de sa personne. La plus étonnante des figures mythiques que l'homme ait créées est Cassandre. Or, cela constitue un problème. Ce n'est certainement pas par manque d'intelligence que l'homme devient ou reste insensible à de nombreuses [vii] sollicitations qui devraient le mettre en éveil. Si l'on dit avec assez de fondement que l'amour est aveugle, il faut ajouter que, par contre, il n'est pas d'être plus clairvoyant que le jaloux. L'homme qui fut pendant des années un aveugle-type, devient en quelques heures d'une terrifiante lucidité.

Si toute une littérature apte à attirer l'attention sur la situation précaire où se débat, malgré les apparences satisfaisantes, la personne humaine d'aujourd'hui, ne parvient pas à créer chez l'homme un état de défense vigilante, c'est probablement parce que le monde d'aujourd'hui répond relativement bien aux aspirations des masses. Les foules d'aujourd'hui sont d'une sensibilité encore jamais atteinte, sismographique ; mais cette sensibilité ne réagit qu'à des excitants sélectionnés. Tout ce qui menace certaines acquisitions, exprime certaines revendications, promet l'exaltation de certaines régions obscures et violentes de l'âme, envahit la psyché contemporaine et y provoque des raz de marée affectifs d'une monstrueuse puissance de destruction.

Là où l'homme-masse ne réagit plus, ne comprend plus, reste aussi inerte qu'une cellule photo-électrique devant un roulement de tambour, c'est lorsque seules sont menacées les forces spirituelles vraies, les fonctions créatrices de vie morale.

Tout semble se passer comme si l'homme n'était sensible qu'à ce qui regarde l'épanouissement de certaines tendances primitives, toutes proches du végétatif et du sensitif, et cessait brusquement de l'être pour tout ce qui regarde les fonctions sublimatives de ces tendances. Tout semble se passer comme si de l'ensemble des appels extérieurs, l'humanité n'était jamais sensible, dans son ensemble, qu'aux excitants propres à la conduire dans une direction donnée toujours la même, à l'exclusion de toute autre ; comme s'il était impossible de lui faire réellement toucher [viii] le problème de sa responsabilité devant son propre destin ; comme si, par moments, la zone d'inconscience et de visibilité nulle s'étendait singulièrement.

Ce livre est né de ces problèmes. Il ne traite pas de l'instinct pour l'instinct. Il n'est rien d'autre qu'une longue méditation psychologique, presque clinique, devant l'homme d'aujourd'hui ; mais une méditation amorcée par l'inquiétude et centrée sur la personne humaine. Il n'est aussi qu'une œuvre inachevée, incomplète, entrecoupée de brusques silences.

*
*     *

Ces lignes étaient écrites depuis plusieurs mois, lorsque deux grands peuples acceptaient de défendre, en se défendant, le destin du monde. L'on avait vécu pendant des semaines et des semaines, dans la certitude que l'homme occidental, instaurateur - si imparfait qu'il fût - d'un ordre chrétien, devait renoncer pour toujours, s'il voulait retrouver son équilibre, au vieux rêve de justice, de liberté, de charité. On avait l'impression que tout effort pour sauver l'humanisme ne serait désormais qu'une débile résistance de poète, qu'une attitude de pâle objecteur de conscience devant un impassible finalisme de la matière organisée, laquelle n'aurait créé le cerveau humain que pour maintenir le plus longtemps possible la vie à la surface du globe. La nature n'a nul souci de justice, d'équité ou de droit ; mais le protoplasme vivant ne peut suppléer au refroidissement progressif du soleil qu'en réchauffant le pôle, qu'en accumulant l'oxygène, qu'en créant des hormones et des vitamines, qu'en utilisant jusqu'à l'extrême limite les énergies de la matière. Cette fonction aveugle, ce magnifique destin inutile ne serait mené à bien que par la collectivité qui possédera la biologie animale la plus parfaite, qui assujettira le mieux l'individu aux gigantesques [ix] travaux collectifs, qui donnera à la Force la plus implacable efficience.

Depuis septembre 1939, « l'Évangile de la Force » a cessé d'être le seul cristalliseur de pensées. Le magnifique regroupement spirituel autour de la France et de la Grande-Bretagne est venu rendre aux événements un sens accessible à la conscience des hommes bien nés. Un immense espoir succède à la morne psychologie des abandons.

Mais le problème reste posé. La guerre, dont l'homme sortira, inévitablement, un peu plus enchaîné, un peu plus pauvre, un peu plus abandonné à la solitude en commun, n'est nullement perçue par les masses sous son aspect réel.

Chacun pense qu'il faut abattre l'ennemi. Mais quel est cet ennemi ? L'opinion publique le connaît ; elle l'identifie avec le simplisme angoissant de la pensée collective. Pourtant les divers fascismes ne sont pas des ennemis miraculeux, invraisemblables, impensables, des erreurs faites peuples. Ce sont des formes de vie sociale que peuvent prendre d'immenses communautés et qui ne seraient pas possibles, qui ne seraient pas dangereuses si elles ne correspondaient, par de profondes affinités, à certaines tendances élémentaires des hommes. L'ennemi, c'est la vie sociale axée sur la synchronisation des tendances instinctives élémentaires, sur l'intégration de l'homme, réussie pour la première fois dans l'histoire des civilisations (ou du moins beaucoup mieux réussie que dans le passé) en un système économique cohérent et synergique et où les populations jouent désormais le rôle de minerai, le rôle de forêt, le rôle de cheptel, intégration à propos de laquelle on voit nettement que l'individu ne peut plus se libérer s'il ne lui vient une aide du dehors ; l'ennemi c'est le renoncement consenti et joyeux de millions d'hommes à la vie autonome de l'esprit ; c'est le fait inéluctable que des centaines de [x] millions d'hommes capables de se battre comme des héros n'ont rien à défendre dans les sphères supérieures de la pensée et resteront aveugles et impavides devant l'angoisse et peut-être devant l'agonie de la personne humaine. L'ennemi, est en nous. Il est en nous depuis l'origine des espèces ; il survivra au nazisme ; nous le léguerons avec la vie à la génération qui nous suivra ; il n'est même pas certain que nous veuillons le reconnaître comme ennemi : car il habite la partie la plus primitive et la plus sensible de notre être, notre moi profond, auquel on ne peut toucher sans éveiller une authentique souffrance.

1939.


Retour à l'auteur: Guillaume De Greef Dernière mise à jour de cette page le samedi 19 octobre 2013 9:53
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref