[5]
Amour et crimes d’amour
Avertissement
Ce livre d'Étienne de Greeff a fait l'objet d'une première publication en 1942 aux éditions Vandenplas. Les circonstances difficiles de la guerre avaient limité considérablement la diffusion de cet ouvrage qui fut rapidement introuvable. Pour un grand nombre de lecteurs pourtant familiers de l'œuvre du Docteur De Greeff, Amour et crimes d'amour est donc resté un titre que l'on cite pour la forme à coté des autres œuvres du criminologue belge, sans jamais pouvoir se référer au texte.
Il s'agissait pourtant d'un ouvrage qui, dans les milieux restreints où il put être diffusé, avait produit une impression profonde et apparut comme une des premières démonstrations de ce que pouvait être une criminologie clinique. On y trouvait non seulement une précision et une subtilité dans l'analyse, mais aussi une préoccupation constante de dégager, au-delà des nuances particulières à chaque cas, [6] des processus psychologiques faisant figures de constantes susceptibles d'expliquer, ou pour le moins d'éclairer, les réactions criminelles ou les ébauches de pareilles réactions dans le cadre des inter-relations humaines. En cela, cet ouvrage nous paraît rester exemplaire.
Il nous a paru dès lors justifié d'envisager une nouvelle édition d'Amour et crimes d'amour. Elle sera certainement bien accueillie par ceux qui, anciens lecteurs du Docteur De Greeff, n'ont cependant jamais eu l'occasion d'aborder ce texte. Elle constituera une excellente introduction pour les autres, de plus en plus nombreux, qui ne connaissent d'Étienne De Greeff que le nom - et encore, puisque cet auteur est mort il y a plus de dix ans et que ce livre est le premier de ses ouvrages scientifiques à être réédité. Ce sera, pour ces nouveaux lecteurs, l'occasion de découvrir une œuvre qui comporte quelques unes des pages les plus importantes de la psychologie appliquée à l'étude du comportement criminel.
*
Quelques rappels biographiques seraient sans doute nécessaires pour mieux situer cet ouvrage dans son cadre. Le Docteur É. De Greeff fut nommé médecin anthropologue de la prison centrale de Louvain en 1926 (il avait à l'époque 28 ans), et devenait, deux ans plus tard, professeur d'Anthropologie criminelle au moment de la création de l'École de Criminologie de l'Université de Louvain. Cela veut dire qu'il avait, à l'époque de la publication d'Amour et crimes d'amour, une expérience déjà longue acquise à la prison centrale où sont détenus les délinquants condamnés à des peines criminelles, c'est-à-dire, pratiquement, tous ceux qui se sont rendus coupables d'homicide. Sa connaissance du crime passionnel repose donc sur les observations [7] nombreuses et prolongées qu'il avait pu mener dans ce cadre particulier.
Dans la suite, l'œuvre criminologique du Dr É. De Greeff s'est prolongée dans une nouvelle édition de son Introduction à la criminologie, considérablement remaniée et parue aux P.U.F. en 1947, ainsi que dans un grand nombre d'articles publiés tant dans des revues spécialisées que dans des publications périodiques telles que Les études carmélitaines ou Esprit. Ce qui caractérise en effet cette œuvre criminologique, c'est qu'elle s'insère dans une interrogation plus vaste qui touche à l'homme et à ce qui définit son destin. C'est là, sans doute, que réside sa plus profonde originalité. Les descriptions que l'on trouve dans Amour et crimes d'amour trouvent une résonnance permanente dans cet arrière-fond psychologique qui constitue l'âme humaine et fait en sorte que l'homme criminel, comme d'ailleurs l'homme, ne nous est jamais totalement étranger.
Pour parvenir à traduire cette réalité au-delà d'une réflexion scientifique de type traditionnel, De Greeff a même utilisé la forme romanesque et il faut croire que cet aspect de son œuvre est resté particulièrement vivant puisque son roman, La nuit est ma lumière, paru initialement aux éditions du Seuil, vient d'être republié en livre de poche.
*
Un doute pourrait cependant naître : ne faut-il pas craindre qu'un ouvrage sur le crime passionnel, qui date de plus de trente ans, ait vieilli. Il faut évidemment s'attendre à ce que le cadre des préoccupations scientifiques auquel l'auteur se réfère demeure celui de la période d'avant-guerre. C'est ainsi qu'en lisant le premier chapitre, on reste étonné des reproches que fait De Greeff à la psychologie officielle du peu de place qu'elle réserve à la sexualité et à [8] l'analyse des sentiments amoureux. C'était évidemment vrai à l'époque et ce ne l'est certainement plus maintenant. D'autre part, il faut également reconnaître que certains concepts utilisés nous reportent à un vocabulaire singulièrement vieilli qui suscitera peut-être chez un lecteur informé une réaction de défiance. Il en est ainsi du concept d'instinct, utilisé à différentes reprises dans un sens large et à première vue peu différencié, ou encore de celui de dégénérescence. De la même manière, nous retrouvons dans les analyses cliniques de nombreuses allusions à la typologie kretschmérienne, plus particulièrement aux descriptions du type schizoïde faites par le psychiatre allemand.
En réalité, ces diverses références ne nous paraissent pas gênantes. Elles n'occupent dans la pensée de De Greeff qu'une place très accessoire ; en plus, il ne faut pas oublier que certaines de ces notions ont été reprises dans la suite et ont donné lieu - telle la notion d'instinct dans son ouvrage Les instincts de défense et de sympathie, (P.U.F. 1947) - à des développements qui situent les conceptions de l'auteur au niveau le plus actuel de la problématique soulevée. Un fait, de toute manière, s'impose, c'est que les analyses psychologiques de De Greeff atteignent une qualité clinique qui rend sans importance ces références occasionnelles à des notions qui peuvent paraître dépassées. Au contraire même, le lecteur pourra prendre conscience de l'extraordinaire liberté d'esprit de l'auteur qui s'est constitué un outil de diagnostic à travers et au-delà de ces notions, classiques à l'époque, de telle sorte qu'après trente ans, il verra combien cet ouvrage conserve sa jeunesse et révèle, à de nombreux moments, des accents qui lui paraîtront nouveaux.
Une autre question est celle de savoir si le crime passionnel constitue encore une réalité susceptible d'intéresser le lecteur contemporain. Il faut reconnaître que, parmi les homicides, il a perdu de son importance et de son lustre, [9] et que dans l'évolution des mœurs, cette « solution » violente devient presque anachronique. Que valent alors les quelques statistiques que contient l'ouvrage sur les caractéristiques sociales de meurtriers qui vécurent aux alentours des années 1940 ? En fait, il est impossible de répondre à cette question pour la bonne raison que nous serions incapables de trouver des statistiques plus récentes qui porteraient sur un échantillon aussi nombreux. La seule solution est d'accepter ces chiffres avec une certaine réserve, mais sans nécessairement devoir mettre en cause l'interprétation d'ensemble, car celle-ci déjà reposait sur le caractère de plus en plus exceptionnel de cet acte qui apparaît beaucoup plus comme le terme extrême d'une attitude qui, elle, peut fort bien rester présente.
Il importe en effet de savoir que dans cet ouvrage comme dans toute son œuvre criminologique, De Greeff n'a pas cédé à cette tentation d'étudier l'acte criminel comme s'il s'agissait d'un comportement pris en lui-même sans relation avec la psychologie normale. C'est au contraire, selon lui, à partir de cette psychologie normale qu'il est possible de comprendre les déformations et les conflits qui peuvent affecter les relations interpersonnelles, et éventuellement, en arriver jusqu'à l'homicide. A ce point de vue, l'homme de 1940 est encore très proche de celui de 1970, et c'est la raison pour laquelle nous avons préféré n'apporter aucune modification, ni aucun complément à ce texte.
Christian DEBUYST
|