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Collection « Les auteur(e)s classiques »
Une édition électronique réalisée à partir du texte des CONTES CHINOIS traduits par MM. DAVIS, THOMS, le P. d’ENTRECOLLES, etc.., et publiés par M. ABEL-RÉMUSAT. Première édition, chez Moutardier, Paris, 1827, 240+226+200 pages. Reproduit en facsimile par Elibron Classics. Une édition réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris. Extraits LA MATRONE DU PAYS DE SOUNG
Les sectes de Tao et de Fo, quoique très différentes de la secte littéraire, s’accordent avec elle sur ces grands devoirs, et n’ont jamais pensé à les combattre ou à les affaiblir. Il est pourtant vrai que l’amour des pères pour les enfans ne doit pas jeter dans des inquiétudes excessives, quand il s’agit de procurer leur établissement : aussi dit-on communément : La fortune des enfans doit être leur propre ouvrage. Pour ce qui est du mari et de la femme, ils sont unis très étroitement, et par des liens infiniment respectables ; mais enfin, ou le divorce, ou la mort, rompent souvent cette union. C’est ce que nous apprend le proverbe qui dit : L’époux et l’épouse sont comme des oiseaux de la campagne ; le soir les réunit dans un même bocage, et le matin les sépare. Il faut pourtant l’avouer ; il y a bien moins à craindre l’excès dans l’amour paternel que dans l’amitié conjugale. Celle-ci s’entretient et s’accroît en secret dans des tête-à-tête, et par de grands épanchemens de cœur. Ainsi il n’est pas rare qu’une jeune femme se rende maîtresse de l’esprit d’un mari, et de là naissent les refroidissemens d’un fils envers son père. Ce sont de ces défauts grossiers, dont les gens de mérite savent bien se défendre. A ce sujet je vais raconter un trait de la vie du fameux Tchouang-tseu ; mais je proteste d’abord que ce que je dirai ne tend point à affaiblir l’union et la paix qui doivent régner entre les gens mariés. Je prétends seulement faire voir qu’on doit être attentif à distinguer le vrai et le faux mérite pour régler son affection. A parler en général, celui qui travaille sans relâche à dompter ses passions s’en rendra enfin le maître ; la sagesse sera son partage, et une vie douce et tranquille sera le fruit de son travail. Nos anciens, voulant moraliser sur la manière dont le laboureur cultive son champ, se sont exprimés ainsi dans les vers suivans :
Sur la fin de la dynastie des Tcheou, parut à la Chine un fameux philosophe appelé Tchouang-tseu. Il naquit à Meng, ville du royaume de Soung. Il eut un petit mandarinat, et il se fit disciple d’un sage très célèbre en ce temps-là, et auteur de la secte du Tao. Son nom était Li, et son surnom Eul. Mais comme il était venu au monde avec des cheveux blancs, il fut appelé Lao-tseu, c’est-à-dire, l’enfant vieillard. Toutes les fois que Tchouang-tseu dormait, son sommeil était interrompu par un songe. Il s’imaginait être un gros papillon voltigeant çà et là, ou dans un verger, ou dans une prairie. L’impression de ce songe était si forte, que même à son réveil il croyait avoir des ailes attachées aux épaules, et qu’il était près de voler. Il ne savait que penser d’un rêve si fréquent et si extraordinaire. Un jour profitant d’un moment de loisir, après un discours de son maître Lao-tseu sur le Yi-king, il lui proposa le songe qui se formait si souvent dans son imagination, et lui en demanda l’explication.
Dès-lors Lao-tseu découvrit à son disciple les plus profonds mystères de sa doctrine, et le disciple se sentit tout-à-coup devenir un autre homme ; et suivant désormais sa première origine, il eut véritablement l’inclination du papillon, qui est de voltiger continuellement sans se fixer à aucun objet, quelque charmant qu’il lui parût. La fortune la plus brillante ne fut plus capable de le tenter. Son cœur devint insensible aux plus grands avantages : il les trouva aussi peu solides que la vapeur déliée dont se forme un même nuage, qui est le jouet des vents ; et aussi peu stables que l’eau d’un ruisseau, dont le cours est extrêmement rapide. Enfin son ame ne tenait plus à rien. Lao-tseu, voyant que son disciple était tout-à-fait revenu des amusemens du siècle, et goûtait la vérité, l’introduisit dans les mystères du Tao-te-king, car les cinq mille mots dont ce livre est composé sont tous mystérieux. Il n’eut plus rien de réservé pour un tel disciple. Tchouang-tseu, de son côté, se donna tout entier à cette étude ; il lisait sans cesse, il méditait, il mettait en pratique la doctrine de son maître, et, à force de sonder son intérieur, de le purifier, de le raffiner, pour ainsi dire, il comprit parfaitement la différence qui se trouvait entre ce qu’il y avait en lui de visible et d’imperceptible, entre le corps qui se corrompt, et l’esprit, qui, en quittant cette demeure, acquiert une nouvelle vie par une espèce de transformation admirable. Tchouang-tseu, frappé de ces lumières, renonça à la charge qu’il possédait. Il prit même congé de Lao-tseu, et se mit à voyager, dans l’espérance d’acquérir de belles connaissances et de faire de nouvelles découvertes. Cependant quelque ardeur qu’il eût pour le dégagement et le repos du cœur, il ne renonça pas aux plaisirs de l’union conjugale. Il se maria successivement jusqu’à trois fois. Sa première femme lui fut promptement enlevée par une maladie ; il répudia la seconde pour une faute qu’elle avait commise. La troisième sera le sujet de cette histoire. Elle s’appelait Tian, et descendait des rois de Tsi. Tchouang-tseu s’était fait beaucoup estimer dans ce royaume, et un des principaux de cette famille, nommée Tian, épris de son mérite, lui donna sa fille en mariage. Cette nouvelle épouse l’emportait de beaucoup sur les deux autres qu’il avait eues. Son teint avait la blancheur de la neige, et sa taille était élégante et légère comme celle d’une immortelle. Aussi, quoique ce philosophe ne fût pas naturellement passionné, il aima tendrement cette dernière épouse. Cependant le roi de Tsou, étant informé de la haute réputation de Tchouang-tseu, prit le dessein de l’attirer dans ses états : il lui députa des officiers de sa cour avec de riches présens en or et en soieries, pour l’inviter à entrer dans son conseil en qualité de premier ministre. Tchouang-tseu, loin de se laisser éblouir à ces offres, répondit en soupirant par cet apologue :
Ce fut ainsi que Tchouang-tseu refusa honnêtement et les présens et les offres du roi. Peu après il se retira avec sa femme dans le royaume de Soung, qui était sa terre natale. Il choisit pour sa demeure l’agréable montagne de Nan-hoa, dans le district de Tsao-tcheou, afin d’y passer sa vie en philosophe, et d’y goûter, loin du bruit et du tumulte, les innocens plaisirs de la campagne. Un jour qu’il promenait ses rêveries au bas de la montagne, il se trouva insensiblement proche des sépultures de l’habitation voisine. Cette multitude de tombeaux le frappa.
Après s’être occupé pendant quelque temps de ces tristes réflexions, il avança le long de ces sépultures et se trouva, sans y penser, près d’un tombeau nouvellement construit. La petite éminence faite de terre battue n’était pas encore entièrement sèche. Tout auprès était assise une jeune dame en grand deuil. Elle était placée un peu à côté du sépulcre, tenant à la main un éventail blanc, dont elle éventait sans cesse l’extrémité supérieure du tombeau. Tchouang-tseu, surpris de cette aventure :
La jeune dame, sans se lever, et continuant toujours à remuer l’éventail, dit quelques mots entre ses dents, et répandit des larmes ; ce qui faisait voir que la honte plutôt que sa timidité naturelle l’empêchait de s’expliquer. Enfin elle lui fit cette réponse :
A un aveu si naïf, le philosophe eut bien de la peine à s’empêcher de rire. Il se posséda néanmoins, mais il se disait en lui-même :
Puis, lui adressant la parole :
Aussitôt la jeune femme se leva, et, faisant une profonde révérence, elle accepta l’offre, et lui présenta un éventail tout semblable au sien. Alors, Tchouang-tseu, qui avait l’art d’évoquer les esprits, les appela à son secours. Il donna quelques coups d’éventail sur le tombeau, et bientôt toute l’humidité disparut. La dame, après avoir remercié son bienfaiteur avec un visage gai et riant, tira d’entre ses cheveux une aiguille de tête d’argent, et la lui présenta avec l’éventail dont elle s’était servie, le priant d’accepter ce petit présent comme une marque de sa reconnaissance. Tchouang-tseu refusa l’aiguille de tête et retint l’éventail ; après quoi la dame se retira fort satisfaite. Sa joie éclatait dans sa contenance et sa démarche. Pour ce qui est de Tchouang-tseu, il demeura tout interdit, et, s’abandonnant aux réflexions qui naissaient d’une pareille aventure, il retourna dans sa maison. Assis dans sa chaumière, il considéra pendant quelque temps l’éventail ; puis, jetant un grand soupir, il dit les vers suivans :
La dame Tian était derrière son mari, sans en être aperçue. Après avoir ouï ce qu’il venait de dire, elle s’avança tant soit peu, et se faisant voir :
Tchouang-tseu lui raconta l’histoire de la jeune veuve, et tout ce qui s’était passé au tombeau de son mari, où il l’avait trouvée. A peine eut-il achevé son récit, que la dame Tian, le visage allumé d’indignation et de colère, chargea cette jeune veuve de mille malédictions, l’appela l’opprobre du genre humain et la honte de son sexe. Puis, regardant Tchouang-tseu :
Tchouang-tseu dit encore les quatre vers suivans :
A ce discours, Tian-chi entra dans une grande colère.
Ces paroles mirent encore la dame de mauvaise humeur, et elle éclata en paroles peu respectueuses.
Alors, sans rien dire davantage, elle se jette sur l’éventail que son mari tenait à la main : elle le lui arrache, et de dépit elle le met en pièces.
La dame se calma en effet, et on parla d’autre chose. A quelques jours de là, Tchouang-tseu tomba dangereusement malade, et bientôt il fut à l’extrémité….
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