Avertissement
En juin 1923, lorsque fut commémorée la naissance de Blaise Pascal, la Société Mathématique de France nous avait invité à célébrer, dans une de ses séances, le Génie scientifique de Pascal, Nous aurions décliné cet honneur imprévu, si nous n’avions songé qu’il s’adressait à l’éditeur des Oeuvres de Pascal. Or la partie de l’édition qui concernait les écrits mathématiques était due à notre ami Pierre Boutroux, mort prématurément l’année précédente. A la place qu’il laissait vide, nous avons essayé de retracer, dans leurs lignes générales, les résultats auxquels il était arrivé : le lecteur les retrouvera dans la première étude du présent ouvrage : Pascal savant.
Un sentiment analogue nous a engagé à faire entrer dans ce recueil, sous le titre : Pascal et Port-Royal, des pages rédigées pour l’Introduction aux huit derniers volumes de notre édition. En dehors des textes qui touchent au problème de la Roulette, la charge de ces huit volumes avait été supportée par notre collaborateur Félix Gazier, tué à Bouchavesnes en 1916. Mais nous n’avions pu obtenir de sa modestie qu’il acceptât d’en rédiger lui-même l’Introduction ; du moins n’avons-nous eu qu’à nous inspirer de ses travaux. Les documents réunis par Félix Gazier ne laissent dans l’ombre rien de ce qui peut servir à déterminer, non seulement l’attitude qui a été celle de Pascal et de Port-Royal, mais celle de leurs adversaires depuis le début de la persécution contre Arnauld jusqu’aux ripostes suscitées par la contre-offensive des Provinciales. Il était alors facile de replacer dans son cadre la Théologie morale, et de comprendre comment elle devait alarmer la délicatesse et la pureté de la conscience religieuse, non point du tout, ainsi qu’on affecte de le dire aujourd’hui, par l’usage d’une casuistique, mais bien par sa dégénérescence entre des mains visiblement trop souples et trop complaisantes. Et pareillement, pour ce qui regarde les dissentiments provoqués entre Pascal et Port-Royal par l’exigence de signer le Formulaire, la vérité se rétablit d’elle-même dès qu’on observe la précaution élémentaire de prendre en considération tous les témoignages, au lieu de faire comme les avocats que leur profession contraint de passer sous silence les éléments défavorables aux intérêts dont ils se trouvent chargés.
Semblable méthode est de stricte convenance historique ; il est devenu pourtant nécessaire d’y insister, après que tant d’écrivains se sont occupés de Pascal avec le souci dominant de définir leur orthodoxie, lui infligeant par surcroît, et sur le ton le moins humble qui soit, des leçons d’humilité chrétienne. Nous disions, il y a dix ans :
« Que Pascal soit demeuré pour chacun de nous comme un contemporain, et qu’il soit perpétuellement invoqué dans nos polémiques contemporaines, cela entraîne presque inévitablement à lui faire parler le langage de notre propre pensée philosophique, ou, ce qui est pis encore, à donner aux expressions même dont il s’est servi une interprétation qui en exclut la pensée pascalienne. Ainsi, pour nous en tenir à l’exemple qui a le plus de portée, l’opposition du cœur et de l’esprit n’est autre, chez Pascal, que l’opposition entre l’action que Dieu exerce en l’homme et l’action dont est capable l’homme réduit à ses forces naturelles. Si l’on fait abstraction de la théologie janséniste, cette opposition devient l’opposition de deux facultés au sein d’une même conscience individuelle ; elle rentre dans les cadres que le pragmatisme religieux (par Ollé-Laprune, disciple de Victor Cousin, par William James, disciple de Renouvier) emprunte à la psychologie éclectique des facultés. Or ce que le lecteur de Pascal doit bien comprendre, c’est qu’il s’agit là de tout autre chose que d’une confusion philosophique. Comme nous l’indiquions en 1904, au début d’un mouvement qui s’est si singulièrement accentué depuis, ceux qui réclament Pascal pour une doctrine d’immanence où la foi s’engendrerait par le seul jeu de la liberté humaine, risquent de faire abjurer à Pascal le christianisme qu’il a professé, pour le convertir malgré lui à une conception religieuse qu’il a repoussée et combattue toute sa vie. Séparer dans les Pensées la préparation psychologique et morale de l’Apologie de toute la partie dogmatique qui, par l’ambiguïté de l’histoire, par les prophéties juives, par les miracles de Moïse et de Jésus-Christ, devait être la substance positive de cette Apologie [1] ; séparer ensuite les Pensées des Provinciales, où l’on ne veut plus voir qu’un exercice de style entrepris à la suggestion de mauvais conseillers ; séparer enfin Pascal lui-même des hommes qui furent ses maîtres en Dieu, auxquels il n’a jamais reproché qu’un excès de timidité dans la défense de la cause commune, telles sont les différentes phases du glissement inconscient auquel certains des plus récents interprètes de Pascal se sont laissés entraîner peu à peu. »
Ce que nous regardions, en 1914, comme un glissement inconscient, a pris aujourd’hui l’allure d’une manœuvre précise en vue d’une sorte d’annexion posthume. Joseph de Maistre s’acharnait à la fois contre Pascal et contre Port-Royal, reconstruisant l’histoire au gré d’un tempérament injurieux, tournant le procès des Provinciales à la confusion de leur auteur. Le pragmatisme de notre temps a poussé plus loin la fantaisie romantique. Que Port-Royal ait été convaincu d’hérésie, on ne se contente plus de l’insinuer, on le considère comme un fait acquis. Mais, sur ce fond poussé au noir, on veut que ressortent d’autant davantage l’innocence et la candeur de Pascal : s’il a tenu la plume contre les Jésuites, c’est pendant une période d’éclipse où il a été dépouillé de sa conscience par une influence pernicieuse, comparable à la réalité physique d’une possession démoniaque. Le zèle tout charitable, et néanmoins téméraire, d’un distinguo permet alors de détacher la responsabilité de Blaise Pascal lui-même, et de la faire retomber sur l’entité imaginaire, sur le masque pseudonyme, de Louis de Montalte.
Tel ne saurait être notre point de vue. Si la raison d’un portrait consiste dans la fidélité au modèle, le premier devoir du peintre est de le faire poser de face et dans son atmosphère. Et comment se flatter de respecter dans Pascal l’intégrité de la personne morale lorsque, pour des motifs dogmatiques sans rapport avec la réalité de l’histoire, on refuse d’envisager Louis de Montalte à titre de médiateur entre Amos Dettonville et Salomon de Tultie ? On risque alors de n’avoir plus devant les yeux que l’image illusoire et dérisoire d’un Blaise Pascal tellement « abêti » par l’ascétisme qu’il serait resté plusieurs années sans rien comprendre aux hommes dont il partageait et dont il défendait la foi, sans soupçonner aucun de leurs sentiments effectifs envers l’Église et envers la chrétienté. Pascal, dans sa vie et dans sa mort, a professé assurément une soumission d’enfant à l’égard des autorités légitimes ; mais c’est par ce trait même qu’il s’est montré le plus sincèrement, le plus étroitement, le plus intimement, attaché à Port-Royal. Car pourquoi les Religieuses et les Solitaires ont-ils été si longtemps persécutés, pourquoi leur mémoire est-elle encore en butte à tant de calomnies, sinon parce qu’ils ont persisté dans une humble acceptation de la discipline ecclésiastique, dont ils ont seulement voulu, eux et comme Pascal, n’avoir pas à séparer le respect scrupuleux de la conscience et de la vérité ? Le XVIIe siècle a multiplié vainement les tentatives pour les transformer en Jansénistes malgré eux ; il est douteux que le XXe siècle réussisse à travestir Pascal en Anti-Port-Royaliste malgré soi.
Pas plus que nous ne comprendrions tout à fait l’ordre de la pensée pascalienne si nous ne nous efforcions d’en appuyer l’interprétation à la carrière du savant, nous ne serions assurés d’en bien saisir l’inspiration si nous laissions se voiler la lumière du miracle décisif : la manifestation de la puissance divine à Port-Royal de Paris, qui termine, objectivement et souverainement, la querelle des Provinciales, qui suscite l’entreprise de l’Apologie. Cette liaison étroite entre les diverses parties de l’œuvre est étudiée, de points différents, dans les chapitres intitulés : Finesse et Géométrie, l’Expérience religieuse de Pascal, la Solitude de Pascal. Ils ont eu pour occasion les conférences ou communications par lesquelles l’Académie du Sciences morales et politiques, l’Institut des Hautes-Études à Bruxelles, Le Club français de l’Université de Cambridge, la Société Les Études de Lettres à Lausanne, se sont associés et ont bien voulu nous associer à la commémoration de Pascal. Nous avons eu à cœur d’y faire apercevoir comment l’universalité de l’hommage rendu à Pascal, chez nous et dans le monde, avait sa raison dans l’unité d’un génie véritablement universel. Il arrive, en effet, que certaine hommes sont doués d’un certain génie, correspondant au développement extraordinaire d’une « faculté maîtresse » nettement définie, à l’impérieux appel d’une vocation bien déterminée. Mais à d’autres il est donné d’incarner le génie lui-même, parce qu’ils semblent défier la théorie des facultés, planer au-dessus de toute classification. D’eux, on ne peut pas dire qu’ils sont ceci ou cela ; ils sont ceci et cela, dominant toute matière à laquelle il leur a plu de s’appliquer, y imprimant, pour la durée des temps, la trace de leur passage. A l’un des premiers rangs, dans cette famille supérieure, il y a Blaise Pascal.
[1] Sur l’importance de cette partie dogmatique, on aura profit à consulter la conférence du P. Lagrange : Pascal et les Prophéties messianiques publiée dans la Revue Biblique internationale (Paris-Rome, 1906, p. 532 et suiv.) ; et à relire, apud Petitot, Pascal, sa vie religieuse et son apologie du christianisme, Paris, 1911, p. 231, la conclusion du très remarquable chapitre intitulé : La méthode apologétique de Pascal est-elle immanente ?
|