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Avant-propos
Par Célestin Bouglé
Quelles sont les tendances qui dominent dans l'enseignement français de la philosophie ? On aimerait pouvoir donner une réponse précise à cette question. Nulle part la place de la philosophie dans l’enseignement n'est plus large qu'en France. Dès le lycée on fait défiler les grands systèmes devant les futurs bacheliers, on leur fournit des indications sur les principaux problèmes de la psychologie, de la logique, de la morale, on les incite à la réflexion personnelle qui permet de choisir entre les conceptions de la vie. Nul n'entrera dans notre enseignement supérieur, lui-même vestibule des carrières libérales, sans cette initiation préalable, véritable bain d'idées générales. On voudrait savoir quelle sorte de formation, tant morale qu'intellectuelle, les néophytes retirent de cette expérience, et d'abord vers quelle doctrine leurs maîtres les ont inclinés. Ce serait un moyen, un des moyens possibles, de caractériser l'état actuel de la culture française dont les jeunes « philosophes » d'aujourd'hui seront demain les représentants, et de pressentir l'orientation prochaine des élites nationales.
Si l'on menait, pour répondre à cette question, une enquête méthodique, il est malheureusement probable que les réponses manqueraient d'unité. Car au premier abord du moins, l'unité est ce qui manque le plus à l'enseignement philosophique français. On pourrait le prouver par bien des exemples. Dans ces Premières supérieures de nos lycées où se forment, comme candidats à l'École Normale Supérieure et aux Bourses de licence, la plupart des futurs professeurs de l'enseignement secondaire, des maîtres de tendances très diverses rivalisent. Au lycée Louis-le-Grand, M. André Cresson achevait naguère une carrière de professeur très écouté : ses livres - sur l'Espèce et son serviteur, [viii] sur les Systèmes philosophiques, sur la Perception - révèlent une inspiration nettement positiviste et naturaliste. Positivisme et naturalisme paraissent avoir peu d'attrait pour M. René Le Senne, son collègue au même lycée : celui-ci est tout à fait à son aise dans l'atmosphère de « l'idéalisme concret ». Et sa thèse sur le Devoir montre qu'il est à ses yeux nécessaire de dépasser l'expérience par une dialectique constructive. De même au lycée Henri-IV, M. Chartier - qui connaît la gloire, sous le nom d'Alain, - et dont la méthode quasi-socratique a habitué tant de jeunes esprits à un rationalisme hypercritique, a été remplacé par M. Lavelle, qui, invitant ses disciples à se replier sur eux-mêmes, les prépare à ressaisir directement l'être pur, et à sentir le bienfait de la « présence totale ».
Diversités essentielles que nul ne songe aujourd'hui à réduire. On sait qu'il n'en fut pas toujours ainsi. Les souvenirs malicieux de Jules Simon sur Victor Cousin montrent celui-ci essayant de faire marcher ses philosophes comme un régiment pour la défense d'un spiritualisme éclectique. Plus tard, à l'École Normale Supérieure, Vacherot devait être dénoncé, et remercié, comme favorable au panthéisme, alors la bête noire de l'Église. Le triomphe des principes laïques dans tous les ordres d'enseignement a rendu de plus en plus difficile l'intervention des pouvoirs publics dans la philosophie. Nul ministre n'oserait aujourd'hui imposer, ou même suggérer une doctrine, d'État aux professeurs. On juge que la tactique la plus sage est de leur laisser la bride sur le cou...
D'ailleurs, si, en raison de cette liberté même, une assez grande variété de tendances doit se manifester dans l'enseignement, si l'on paraît s'éloigner de plus en plus de l'idéal de la doctrine unique, est-ce si dangereux, après tout ? L'important, dans une République qui entend laisser sa porte ouverte aux possibilités de transformation sociale, c'est moins la doctrine que la méthode. Et si les jeunes esprits sortent du lycée préparés en effet à penser par eux-mêmes, que demander de plus ? Des régimes totalitaires pourraient s'en effrayer. Un régime libéral doit s'en réjouir.
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Il va de soi que si les conséquences de ce libéralisme devaient être poussées à l'extrême, s'il devait entraîner une sorte d'émiettement à l'infini des pensées personnelles, il en pourrait résulter de graves dommages, il s'ensuivrait une gêne pénible dans la vie intellectuelle et morale de la nation. Pratiquement, ces dangers ne sont pas imminents. Les pensées les plus personnelles, on le sait assez, gardent toujours, dans un même milieu, plus de points communs qu'elles n'imaginent elles-mêmes : l'absolu de l'originalité est chose irréalisable, pour ne pas dire impensable. Une conception de la vie s'établit toujours en fonction de traditions reçues, dont elle s'efforce de conserver les unes et de refouler les autres. Et ceux-là mêmes qui ont mission d'aider les jeunes à se choisir en connaissance de cause leur conception de la vie, les professeurs de philosophie, ne seraient ni capables, ni désireux « d'inventer » leur cours d'un bout à l'autre. Ils ont sous la main des stocks d'idées où puiser éventuellement. Professeurs des Facultés où ils se sont eux-mêmes formés, juges d'agrégation qui apprécient leurs épreuves tant orales qu'écrites, inspecteurs généraux qui les voient à l'œuvre, directeurs de revues appelant leur attention sur le mouvement des théories, représentent des tendances dont tient compte, plus ou moins directement, le maître dans sa classe. Ce sont les points d'appui qui lui manquent le moins.
Les philosophes auxquels j'ai consacré les études qui composent ce livre, - et que je remercie la Revue de Paris de m'avoir suggérées, - sont parmi ceux qui ont fourni, à la pensée de professeurs de notre temps, les points d'appui les plus accessibles. Universitaires, ou en relations étroites avec l'Université, leur influence a pu s'exercer directement sur l’esprit des jeunes gens en train d'acquérir le droit d'enseigner à leur tour. Leurs œuvres ont été longtemps, pour le maître qui prépare sa classe avec le souci de se tenir au courant, des réservoirs tout proches. L'ensemble de ces études offre donc une image assez complète des problèmes qui se sont imposés à la philosophie universitaire des quarante dernières années, et des solutions qui y ont prévalu.
On remarquera aisément que, chez les penseurs que j'ai retenus dans cette série d'études, le problème capital reste [x] celui du rapport de l'esprit avec la nature, et qu'ils sont de ceux qui refusent résolument de considérer l'esprit comme un produit, les idées comme un reflet des choses. Les tendances matérialiste, naturaliste, empiriste sont prises les unes et les autres sous les feux convergents de leurs doctrines : pour la plupart ils restent fidèles à l'esprit cartésien, revu et corrigé par l'esprit kantien. Se plaçant d'emblée dans la pensée, ils considèrent que l'on ne peut rien saisir en dehors d'elle, ni autrement que sous ses formes. On constate d'ailleurs que pour combler l'abîme laissé ouvert, entre la pensée et l'étendue, par le dualisme cartésien, ou pour laisser de côté l'insaisissable noumène qui, dans le système kantien, reste le support des apparences, ils sont amenés à placer dans l'objet lui-même, dans la série des êtres qui sont la matière de la connaissance, un embryon d'esprit aspirant à se développer. Ainsi font-ils une part à la tradition leibnizienne, que l'influence de Maine de Biran devait contribuer à remettre chez nous en honneur. D'où une sorte de synthèse de rationalisme, d'idéalisme, et même de spiritualisme qu'on retrouve, sous des formes diverses, chez M. Parodi comme chez Lachelier, chez M. Delacroix comme chez Xavier Léon et ses amis.
À côté de cette tendance qui est restée longtemps maîtresse, en effet, dans notre enseignement, d'autres, très différentes, se sont dès longtemps fait jour.
Je ne fais pas allusion seulement à celle de notre école sociologique. J ai essayé d'ailleurs, en dressant le Bilan de la Sociologie française contemporaine, d'analyser l'action stimulante et fécondante que l'entreprise de Durkheim et de ses collaborateurs a exercée sur les diverses études sociales. Chez la plupart de nos philosophes, on verra qu'elle a éveillé d'assez vives défiances : ils critiquent le « sociologisme » comme une forme nouvelle d'empirisme, impuissant à expliquer la raison comme à diriger la conscience.
Mais c'est dans le camp des philosophes proprement dits que le rationalisme et l'idéalisme ont rencontré d'ores et déjà des résistances. Les postulats classiques des deux doctrines ne seraient acceptés tels quels, pour des raisons d'ailleurs diverses, [xi] ni par un Bergson, ni par un Blondel ; F. Rauh ne paraissait-il pas de son côté en quête d'une forme nouvelle d'expérimentalisme ?
Chez des philosophes plus récents on sentirait - nous l'avons noté chemin faisant au cours de nos enquêtes - le désir d'aller « vers le concret », l'idée qu'on peut saisir directement les formes du réel, l'effort pour élever l'âme en même temps que la pensée vers l'Absolu, principe de toute intelligibilité comme de tout mystère, et aussi, sous des formes diverses, la préférence donnée à la Mystique sur la Critique...
Ceux-ci sans doute laisseraient volontiers entendre que les manières de philosopher que nous évoquons dans ce livre sont dès à présent dépassées, et que nos maîtres de la philosophie universitaire sont en train de devenir eux aussi des « maîtres d'autrefois ».
Le temps décidera. Si des équipes plus jeunes se révèlent capables de mettre sur pied un ensemble d'idées cohérent, auquel les professeurs et étudiants de demain puissent se référer, nous essaierons de comprendre leur système avec le même effort de sympathie dont nous avons fait preuve vis-à-vis de leurs devanciers. Il nous paraît hors de doute, en attendant, que sur plus d'un point la pensée de ceux-ci demeure vivante. Elle reste, en tout état de cause, caractéristique d'un moment de la recherche philosophique qui n'a pas été sans éclat pour la France.
C. B.
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