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La résistance haïtienne
(L’occupation américaine d’Haïti)
Récit d’histoire contemporaine
Introduction
S'étendant en arc de cercle de la Floride aux bouches de l'Orénoque, l'archipel des Antilles, connu dans les pays de langue anglaise sous le nom de West Indies ou Indes Occidentales, sépare l'Océan Atlantique de la Mer des Antilles ou Caraïbes. Il comprend les Grandes Antilles, les Petites Antilles et les Antilles Extérieures. Du groupe des Grandes Antilles la deuxième en grandeur est l'Ile d'Haïti, qui a une superficie de 77.000 kilomètres carrés environ, venant après Cuba (115.000 km2), précédant la Jamaïque (11.000 km2) et Puerto Rico (9.620 km2). D'une longueur approximative de 650 kilomètres sur une largeur de 260, elle est située, à l'entrée du golfe du Mexique, entre 17°30'40" et 19°58'20" de latitude nord et 68° 20' et 74° 30' de longitude ouest de Greenwich.
Placée au croisement des principales lignes structurales des Grandes Antilles, l'île doit à cette situation sa forme et son relief distinctifs. Elle est constituée par un faisceau de rides montagneuses surgissant de la mer d'une manière abrupte ; et, par suite de son système orographique tourmenté, elle offre une variété étonnante de climats locaux et de paysages végétaux. La nature, qui a fait le sol d'Haïti très fertile dans la plupart des régions et son [12] sous-sol tout aussi riche, a découpé ses côtes comme une dentelle faite d'une succession pittoresque de baies et de promontoires.
Bien qu'Haïti soit placée en pleine zone torride, la chaleur n'y est pas excessive. L'atmosphère y est en effet constamment rafraîchie par une brise délicieuse qui, le matin, souffle de la terre vers la mer, le soir de la mer vers la terre. Les villes principales, bâties sur des baies larges et profondes, sont presque toutes adossées à des collines élevées qui leur font comme une verte ceinture et où les citadins, chassés par la canicule, trouvent, au milieu d'une nature somptueuse, un air pur, chargé d'ozone, et une température descendant parfois, comme à Kenskoff dans le voisinage de Port-au-Prince, jusqu'à 9° centigrades. À Port-au-Prince, situé à 37 mètres d'altitude au-dessus du niveau de la mer, la température maxima constatée sur un grand nombre d'années a été de 37.8° centigrades et la température minima de 15.2° centigrades.
L'île d'Haïti abrite aujourd'hui deux États indépendants : à l'est, la République Dominicaine, de langue espagnole, qui occupe les deux tiers de la superficie totale ; à l'ouest, la République d'Haïti, de langue française, qui possède un territoire de 28.900 kilomètres carrés. Sur le territoire haïtien vit une population de 3 millions d'habitants, formée par le croisement des anciens colons français et des esclaves nègres importés d'Afrique.
La population d'Haïti est distribuée entre la campagne et les villes dans une proportion estimée à 83% pour [13] la zone rurale, soit une population campagnarde de 2.490.000 contre 510.000 dans les agglomérations urbaines. Cette population paysanne est groupée soit en communautés familiales de trois ou quatre familles ; soit en hameaux appelés localement habitations, souvent de plus de 100 personnes ; soit en villages de 200 à 1000 habitants.
Il y a quelques villes intérieures d'une certaine importance ; mais les villes principales d'Haïti se trouvent sur le littoral. Douze d'entre elles sont les « ports ouverts au commerce étranger : Cap-Haïtien (20.000 hab.), Port-de-Paix (10.000), Gonaïves (15.000), Saint-Marc (12.000), Petit-Goâve (10.000), Miragoâne (6.000), Jérémie (12.000), Les Cayes (20.000), Aquin (5.000), Jacmel (15.000), Fort-Liberté (7.000) et Port-au-Prince (125.000), tous servant de débouchés à de riches régions productrices de café, de coton, de cacao, de bananes, etc.
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Haïti signifiant « terre montagneuse » dans le langage de ses premiers habitants de race arawak, les Taïnos fut découverte par Christophe Colomb le 4 décembre 1492. Elle devint dès lors une colonie espagnole sous le nom d'Hispaniola. Au temps de la découverte elle était habitée par des Indiens au teint cuivré, dont les mœurs douces, les arts et la religion attestaient qu'ils étaient parvenus à un degré assez remarquable de civilisation. Ils furent, en moins de quarante ans, complètement exterminés par les Espagnols : deux cent mille aborigènes périrent dans [14] les durs travaux des mines ou dans les révoltes pour l’indépendance.
Le besoin de travailleurs pour remplacer les indiens décimés devint si aigu qu'il fut décidé d'introduire dans l'île des nègres d'Afrique. Le premier lot d'esclaves noirs arriva à Hispaniola en 1503, ce qui marqua le début de la traite négrière dans le continent américain.
Les Espagnols ne restèrent pas longtemps les paisibles possesseurs d'Haïti. Au commencement du 17ème siècle, des aventuriers français et anglais s'établirent dans la petite île de la Tortue, sur la côte septentrionale d'Hispaniola. Les Français se débarrassèrent vite de leurs compagnons anglais et s'attaquèrent bientôt aux Espagnols, sur lesquels ils conquirent toute la partie occidentale de l'île, qu'ils nommèrent Saint-Domingue. Leur conquête fut reconnue par l'Espagne dans le traité de Ryswick conclu avec la France en 1697. À partir de ce moment, la colonie de Saint-Domingue développa ses richesses d'une façon merveilleuse et connut une prospérité incomparable. Mais toute cette richesse et toute cette prospérité reposait entièrement sur le travail forcé et sur le plus monstrueux esclavage.
La population de la colonie était divisée en trois classes : les blancs, les affranchis et les esclaves. Les blancs étaient les maîtres. Les affranchis, mulâtres et nègres émancipés, ne possédaient que des droits limités. Les esclaves domestiques ou cultivateurs étaient assimilés au bétail, soumis aux fantaisies cruelles de leurs propriétaires. En 1685, Louis XIV, qui ne croyait pas déshonorant d'exercer lui-même [15] le métier de traitant, édicta, sous l'inspiration de Colbert, le Code Noir, qui, malgré ses prescriptions rigoureuses, fut un bienfait pour les esclaves. Ce code comportait aussi des dispositions assez libérales en faveur des affranchis mais les plaçait dans une condition nettement inférieure à celle des blancs. Cette classe intermédiaire se développa considérablement, par suite du nombre grandissant des unions légitimes ou non entre les blancs et les négresses et de l'accélération des affranchissements de noirs à partir de 1685. Elle comptait en 1789 vingt-huit mille âmes sur une population de 40.000 blancs et de 480.000 esclaves. Malgré le mépris général qui les enveloppait, les affranchis purent acquérir une situation importante soit dans l'exercice de métiers rémunérateurs soit dans le commerce ou l'agriculture. Ils possédaient en 1789 plus de 2.000 plantations. Quelques-uns comme il n'y avait pas d'écoles dans la colonie envoyaient leurs fils en France, en dépit de l'édit royal du 9 août 1777 qui défendait l'entrée du royaume aux noirs et aux mulâtres.
Les restrictions apportées aux droits des affranchis et les durs traitements auxquels étaient soumis les esclaves donnèrent lieu à de nombreuses révoltes. La Révolution française et sa Déclaration des droits de l'homme et du citoyen encouragèrent les efforts de ces opprimés. Le 29 août 1793, l'esclavage fut aboli à Saint-Domingue. Parmi ceux qui se distinguèrent en combattant pour la libération de leur race se dressa, à partir de 1794, le nègre génial Toussaint-Louverture. Il devint gouverneur général de la colonie et se fit remarquer par ses admirables talents d'organisateur et d'administrateur. En 1801, il promulgua [16] une constitution que le gouvernement français considéra comme un acte de rébellion. Le premier consul Bonaparte envoya à Saint-Domingue, sous le commandement de son beau-frère, le général Leclerc, une puissante armée pour renverser Toussaint et rétablir l'esclavage. Après une glorieuse résistance, le chef noir dut se soumettre.
Malgré les garanties de sécurité qui lui avaient été promises en vue de sa soumission, l'ancien gouverneur fut attiré dans un piège par le général Brunet et traîtreusement fait prisonnier. Déporté en France, il se vit brutalement séparé de sa femme et de ses enfants. Bonaparte, impitoyable, ordonna de l'enfermer au fort de Joux, dans le Jura, où il mourut de froid et de privations le 27 avril 1803.
Victorieux, Leclerc proclama le rétablissement de l'esclavage. Deux chefs, Dessalines et Alexandre Pétion le premier noir, le second sang-mêlé s'unirent pour reprendre la lutte pour l'indépendance. Le dernier donna le signal de la révolte contre la domination française dans la nuit du 13 au 14 octobre 1802, au Haut-du-Cap, où il commandait une division de l'armée indigène. Une guerre inexorable, faite de combats incessants, d'attaques nocturnes, d'embuscades dans des terrains accidentés, joints aux terribles ravages d'une épidémie de fièvre jaune, enleva à l'armée expéditionnaire plusieurs fois renforcée 45.000 hommes et 50 généraux, parmi lesquels le général en chef lui-même, Leclerc, qui mourut le 2 novembre 1802. Malgré la vigueur et la férocité dont fit preuve son successeur, le général Rochambeau, les Indépendants, après une série de victoires dans toutes les
La citadelle Laferrière, construite par le roi Christophe,
en 1807, au Cap-Haïtien.
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régions du pays, forcèrent les Français, à la sanglante bataille de Vertières le 18 novembre 1803, à demander un armistice pour l'évacuation du territoire de la colonie. Le 29 novembre, l'armée de Dessalines entrait triomphante au Cap. Et le 4 décembre suivant, les derniers régiments français quittaient le Môle St-Nicolas.
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Le 1er janvier 1804, sur la place d'armes de la ville de Gonaïves, Jean-Jacques Dessalines, général en chef de l'armée indigène, entouré de ses lieutenants, proclama l'indépendance de l'ancienne colonie de Saint-Domingue, qui reprit son nom indien de Haïti.
Le nouvel État entrait dans la vie internationale dans des conditions bien difficiles. Il était issu d'une révolution violente qui avait duré plusieurs années. Ses chefs étaient des militaires dont le plus grand nombre n'avaient reçu aucune éducation politique ou administrative. Toute la richesse du pays avait disparu dans la campagne de destruction systématique et de massacre qui avait été ordonnée par Dessalines comme le moyen le plus sûr d'obtenir une victoire définitive. Il n'y avait pas de cadres sociaux, pas d'écoles, pas d'organisation économique. De plus, ayant violemment condamné l'esclavage, la jeune nation se voyait immédiatement en butte à l'hostilité de tous les États possesseurs d'esclaves en Amérique.
Le premier chef de l'État d'Haïti, Dessalines, reçut le titre de gouverneur à vie. Comme ce titre rappelait trop le régime colonial, il se fit, en septembre 1804, acclamer [18] empereur sous le nom de Jacques 1er. Il régna jusqu'au 17 octobre 1806, où il tomba victime d'une conspiration militaire. La république fut instituée, sous l'inspiration de Pétion, par une assemblée constituante qui nomma le général Henri Christophe à la présidence pour une durée de quatre ans. Trouvant ses pouvoirs trop restreints, Christophe se cantonna dans le Nord et se proclama roi d'Haïti sous le nom de Henri 1er. Il fut mis hors la loi par le Sénat réuni à Port-au-Prince, et remplacé comme président de la république par Alexandre Pétion. Il y eut ainsi une scission entre le Nord et l'Ouest qui dura jusqu'au suicide de Christophe le 8 octobre 1820.
Christophe gouverna son royaume avec une main de fer. Mais il se révéla un administrateur de premier ordre. Il créa des écoles, construisit des routes publiques, développa l'agriculture, encouragea l'industrie. Il bâtit, pour sa résidence, le magnifique palais de Sans-souci dont on admire encore les ruines imposantes ; et, en prévision d'un retour offensif des Français, il éleva, au sommet d'une montagne de 865 mètres, la Citadelle Laferrière considérée comme l'une des merveilles du Nouveau-Monde.
Pétion, élu président en janvier 1807, se fit réélire en mars 1811 et en mars 1815. Une nouvelle constitution, votée le 2 juin 1816, lui accorda la présidence à vie. Il mourut de mort naturelle le 29 mars 1818. Son administration fut marquée par trois actes d'une importance capitale : 1° la distribution des terres du domaine national, constitué par les anciennes propriétés des colons, aux officiers et soldats de l'indépendance, ce qui créa la [19] moyenne et la petite propriété rurale ; 2° la fondation d'un lycée de garçons et d'un pensionnat de jeunes filles à Port-au-Prince et l'encouragement donné à l'instruction publique pour la formation d'une élite intellectuelle dans la jeunesse haïtienne ; 3° les secours accordés à Simon Bolivar pour l'émancipation des colonies espagnoles d'Amérique et pour l'abolition de l'esclavage dans ces pays.
À la mort de Pétion, le général Jean-Pierre Boyer fut élu président à vie, conformément à la constitution de 1816. Il resta au pouvoir vingt-cinq ans. Christophe s'étant tué à la Citadelle Laferrière, Boyer réunit sous son autorité le Nord et l'Ouest. En décembre 1821, les habitants de la Partie de l'Est chassèrent les représentants de l'Espagne. Le président d'Haïti, répondant à l'appel des révoltés, entra à Santo-Domingo le 9 février 1822 à la tête d'une armée de 20.000 hommes. L'unité de gouvernement, ainsi réalisée grâce à l'unanime adhésion de toutes les populations de l'île, ne dura que vingt et un ans. L'œuvre la plus importante de Boyer fut la reconnaissance par la France de l'indépendance d'Haïti, d'abord par une ordonnance de Charles X du 17 avril 1825, ensuite par un traité d'amitié et de commerce conclu avec le gouvernement de Louis-Philippe le 15 février 1838 : ce traité fixait une indemnité de 60 millions à payer par Haïti aux anciens colons de Saint-Domingue comme compensation à la perte de leurs biens confisqués.
Grâce à des collaborateurs comme Bonnet, Inginac, Sabourin, etc., Boyer eut le mérite de donner à Haïti [20] une organisation administrative qui, dans ses parties essentielles, s'est conservée jusqu'à nos jours.
La longue présidence de Boyer, ses conflits avec le corps législatif, les prescriptions du code rural de 1826 jugées trop dures pour les paysans, sa résistance aux désirs légitimes de réforme sociale d'une jeunesse libérale, toutes ces circonstances provoquèrent contre lui une forte opposition qui se manifesta violemment en 1843 par la révolution dite de Praslin. Jugeant inutile de résister par la force, il donna sa démission et fut remplacé, le 31 décembre 1843, par Rivière Hérard nommé pour quatre ans en vertu d'une nouvelle constitution. Le 27 février 1844, la population de l'Est proclama la séparation en créant la République Dominicaine. Hérard leva immédiatement une armée pour aller réprimer ce mouvement. Mais son incapacité s'était vite révélée et lui avait déjà fait beaucoup d'adversaires : ses partisans et lui avaient en effet montré qu'ils étaient inférieurs à la tâche de réformateurs qu'ils avaient imprudemment assumée. Un comité révolutionnaire, formé à Port-au-Prince, notifia au président, pendant qu'il guerroyait dans les provinces de l'Est, que sa déchéance avait été prononcée. Il eut pour successeur un octogénaire, le général Philippe Guerrier (3 mai 1844). Celui-ci rétablit la présidence à vie, remplaça les chambres législatives par un Conseil d'État. Son administration fut marquée par la création de deux lycées, l'un au Cap-Haïtien, l'autre aux Cayes. Il mourut de maladie en avril 1845. Un vétéran de la guerre de l'indépendance, Louis Pierrot, lui succéda. C'était aussi un vieillard, qui, de son propre mouvement, quitta la capitale [21] pour aller vivre sur son domaine privé dans le Nord. Ayant ordonné des préparatifs pour une nouvelle campagne contre la République Dominicaine, il se heurta à l'opposition de l'armée qui, par un pronunciamiento, le déposa et appela à le remplacer, le 1er mars 1846, un autre vieillard, le général Jean-Baptiste Riche. Le nouveau chef de l'État montra un vif désir de progrès. Il renonça à la dictature établie par Guerrier, transforma le Conseil d'État en Sénat, entreprit, avec l'assistance des hommes de valeur qu'il avait appelés à ses côtés, quelques réformes heureuses, particulièrement dans l'armée et dans les finances. Malheureusement, une courte maladie l'emporta le 24 février 1847.
Le 1er mars, le général Faustin Soulouque fut élu président à vie. Deux ans après, Soulouque se fit proclamer empereur sous le nom de Faustin 1er. Malgré la vive opposition des représentants de la France, de la Grande-Bretagne et des États-Unis, favorables à l'indépendance dominicaine, il entreprit contre les Séparatistes deux expéditions qui restèrent infructueuses. L'empire fut renversé en janvier 1859 et la république restaurée, avec le général Fabre Geffrard comme président à vie.
Le gouvernement de Geffrard marque l'une des administrations les plus progressistes d'Haïti. Il donna une grande impulsion à l'instruction publique, avec le concours d'un grand ministre, Élie Dubois. Il signa avec le Saint-Siège le Concordat de mars 1860 qui organisa l'Église catholique d'Haïti. Il prit de nombreuses mesures en faveur de l'agriculture et de l'industrie. Il obtint en 1863 la [22] reconnaissance officielle de l'indépendance d'Haïti par les États-Unis et conclut avec le gouvernement américain, en 1864, un traité d'amitié et de commerce. Il réorganisa l'armée et créa un corps d'élite, entraîné et instruit : les Tirailleurs de la Garde. Malheureusement, sa police tatillonne avait accumulé beaucoup de rancœurs. Pour réprimer une révolte qui avait éclaté au Cap-Haïtien en 1866, il accepta le concours d'une canonnière anglaise qui bombarda la ville ; il céda avec trop d'humilité devant les hautaines injonctions de l'amiral espagnol Rubalcava qui vint lui reprocher d'avoir accordé des secours aux Dominicains à ce moment en lutte avec l'Espagne : ces atteintes à la dignité nationale aggravèrent le mécontentement contre Geffrard. Une mutinerie des Tirailleurs le décida à donner sa démission le 13 mars 1867. Il s'était maintenu huit ans au pouvoir.
Son successeur, le général Sylvain Salnave, élu le 14 juin 1867, pour quatre ans, entra vite en conflit avec la chambre des députés, qu'il renvoya brutalement en octobre. Cet acte provoqua dans le Nord une insurrection qui dura jusqu'en décembre 1869, date à laquelle Salnave, condamné à mort par un conseil de guerre révolutionnaire, fut exécuté à Port-au-Prince.
Nissage Saget devint pour quatre ans président de la république. Son gouvernement représente l'époque la plus brillante du parlementarisme haïtien. Il fut caractérisé par une réforme financière et administrative dont le mérite revint particulièrement à deux hommes d'état de rare distinction intellectuelle et morale, les députés Boyer-Bazelais [23] et Edmond Paul. À cause de la sympathie témoignée au peuple haïtien par le sénateur Charles Sumner et de sa vigoureuse opposition au projet du président Grant d'annexer la République Dominicaine aux États-Unis, les chambres législatives d'Haïti votèrent une médaille d'or à cet illustre américain et décidèrent que son portrait en pied serait placé dans les salles de séance des deux assemblées. À la fin de son mandat, Saget refusa la réélection qui lui fut offerte. Il eut comme successeur le général Michel Domingue (11 juin 1874), qui fut renversé deux ans plus tard à la suite d'un emprunt scandaleux contracté en France. Domingue eut toutefois le mérite de fermer la voie à toute querelle armée avec la République Dominicaine par la signature du traité haïtiano-dominicain du 20 janvier 1875.
À Domingue succéda Boisrond Canal qui, élu pour quatre ans le 17 juillet 1876, donna sa démission le 17 juillet 1879, après un essai loyal de gouvernement libéral et démocratique. Son remplaçant, Louis Salomon, élevé pour sept ans à la présidence le 23 octobre 1879, accomplit régulièrement son mandat, bien qu'il eût à réprimer l'importante révolte dite des « libéraux ». Ayant eu la fâcheuse idée de se faire réélire en 1886 après avoir fait modifier la constitution à son profit, il fut renversé du pouvoir le 10 août 1888. Sa longue administration est marquée par la création de la Banque Nationale d'Haïti, société française, par la liquidation définitive de la dette de l'indépendance, par la réorganisation de l'enseignement secondaire avec l'aide d'une mission de professeurs français, par la réforme de l'armée grâce à une mission militaire [24] française. Son ministre, François Légitime, organisa avec succès la première exposition d'agriculture et d'industrie connue en Haïti.
Au départ de Salomon, une scission se produisit entre le Nord et l'Ouest à la suite d'une bagarre sanglante qui éclata le 28 septembre 1888 à Port-au-Prince entre les partisans des deux candidats à la présidence, François Légitime et Séide Thélémaque, et dans laquelle périt ce dernier. Légitime fut élu par l'Assemblée constituante, de laquelle les représentants du Nord s'étaient retirés. Il s'ensuivit une guerre civile qui se termina par l'élection du général Florvil Hippolyte, le 9 octobre 1889, pour une durée de sept ans, en vertu d'une nouvelle constitution. Le nouveau président gouverna avec une extrême rigueur. De nombreux travaux publics furent entrepris qui coûtèrent fort cher au trésor public. En 1891, les États-Unis envoyèrent une escadre puissante, commandée par l'amiral Gherardi, pour demander la cession ou le bail du Môle St-Nicolas comme base pour la marine de guerre américaine : l'habile diplomatie du ministre des relations extérieures, M. Anténor Firmin, put faire écarter ce danger. Hippolyte mourut d'une attaque d'apoplexie le 24 mars 1896.
Le général T. Simon Sam fut choisi comme président par l'Assemblée nationale le 31 mars 1896. Porté de nature à la modération, il laissa cependant toute liberté à sa police qui se montra particulièrement rude dans la recherche des complots vrais ou inventés par elle-même. Une convention de réciprocité commerciale fut conclue [25] avec la France, et un traité sur la naturalisation avec les États-Unis. Renouvelant l'insulte qu'elle avait faite à Haïti en juin 1872 sous l'administration de Nissage Saget, l'Allemagne prit prétexte de la condamnation d'un sujet allemand par un tribunal de paix haïtien pour obliger la petite république à payer une forte indemnité et à présenter des excuses au gouvernement impérial. Ce fait et une opération financière scandaleuse pour la consolidation de la dette intérieure mirent le comble à l'impopularité du général Simon Sam. Bien qu'il y eût controverse sur la durée de son mandat, il eut la sagesse pour ne pas provoquer une effusion de sang de se retirer du pouvoir le 12 mai 1902. Une situation extrêmement troublée suivit son départ.
Les élections législatives en vue de la campagne présidentielle, qui mettait aux prises MM. Firmin, Fauchard et Sénèque Pierre, donnèrent lieu à des rixes sanglantes au Cap-Haïtien où le premier était candidat à la députation. Une guerre civile éclata qui ne prit fin que le 21 décembre 1902 par la nomination du vieux général Nord-Alexis. Celui-ci se maintint à la présidence par les moyens les plus violents jusqu'en décembre 1908. Il fit faire une enquête sur l'opération de la consolidation de la dette intérieure, ce qui amena un procès fameux où furent impliqués les principaux membres du gouvernement de Sam et le haut personnel étranger de la Banque Nationale d'Haïti. Il encouragea certaines œuvres d'éducation, comme l'Ecole libre des Sciences Appliquées, et créa l'École professionnelle Élie-Dubois. Ne voulant pas faire d'emprunt extérieur, il recourut, pour combler les déficits [26] budgétaires, à des émissions massives de papier-monnaie. Il tomba devant une révolte dirigée par le général Antoine Simon, délégué militaire dans le Département du Sud.
Nommé président (17 décembre 1908), Antoine Simon s'attira une grande popularité en affectant des manières débonnaires et libérales. Mais il changea vite de méthode. Son gouvernement contracta un emprunt de 65 millions de francs qui ne rapporta effectivement au trésor public que 47 millions et passa une convention avec un consortium franco-allemand pour l'établissement de la « Banque Nationale de la République d'Haïti » devant remplacer la « Banque Nationale d'Haïti » suspendue par Nord-Alexis : le gouvernement des États-Unis protesta contre ces contrats, les trouvant onéreux pour Haïti, mais retira ses objections quand des banquiers américains furent appelés à y participer. Antoine Simon passa également un contrat avec un groupe d'Américains pour la construction d'un chemin de fer et, pour assurer le paiement de la garantie d'intérêts stipulée, accorda le monopole de la culture et de l'exportation de la figue-banane à une compagnie américaine, en liant les deux contrats. Cet emprunt et ces contrats provoquèrent de vives critiques, auxquelles le gouvernement appliqua de sévères sanctions. Une insurrection, partie du Nord, renversa Antoine Simon et amena à la présidence, le 14 août 1911, M. Cincinnatus Leconte. Ce dernier mourut un an après (8 août 1912) dans une terrible explosion du palais présidentiel, due, croit-on, à la déflagration spontanée des poudres qu'on avait dangereusement accumulées dans les caves de l'édifice.
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Leconte fut universellement regretté, parce que son administration progressiste et respectueuse de la liberté lui avait valu l'estime de tous. Ses réformes dans les finances, dans l'instruction publique, dans l'armée (pour laquelle il fit construire les belles Casernes Dessalines), avaient fait renaître dans les cœurs l'espoir d'un avenir brillant pour Haïti. Le jour même de sa mort, l'Assemblée nationale lui donna comme successeur M. Tancrède Auguste, un grand industriel, qui déclara adopter la même politique de progrès et de libéralisme. Mais, huit mois après, le nouveau président mourait d'anémie pernicieuse (2 mai 1913).
Deux grands avocats et parlementaires, Michel Oreste et F.-L. Cauvin, se présentèrent aux suffrages de l'Assemblée : le premier fut élu le 4 mai 1913. Entouré d'hommes de valeur, Michel Oreste se mit immédiatement à la besogne, par l'application d'un programme qui visait principalement à la diffusion de l'instruction primaire agricole dans les campagnes et à la réforme monétaire que rendaient impérieuse les fluctuations du change intérieur. Le gouvernement passa une convention avec l'Eglise d'Haïti pour l'établissement d'écoles presbytérales dans les sections rurales, fit voter la loi du 24 août 1913 créant des écoles normales d'instituteurs et d'institutrices, consacra la réforme monétaire par une loi ordonnant le retrait du papier-monnaie et l'émission d'une monnaie d'or nationale. Voulant séparer l'armée de la police afin de rendre la première indépendante de la politique, le gouvernement poursuivit la modernisation de l'armée commencée [28] par Leconte et organisa par une loi la Sûreté Générale, qui devint une administration purement civile.
Malheureusement, l'insurrection qui avait renversé Antoine Simon avait en même temps créé un état d'esprit anarchique dans les régions de la frontière haïtiano-dominicaine du nord-est. Les chefs militaires, qui avaient repris l'ancien nom de Cacos des révolutionnaires de 1867, entendaient faire la loi au gouvernement par leurs demandes continuelles de places et d'argent. La campagne pour les élections législatives fixées au 10 janvier 1914 rendit la situation plus dangereuse. On accusa le président d'être intervenu personnellement dans le choix des députés : on en fit le prétexte d'une révolte qui amena la démission de Michel Oreste le 27 janvier 1914.
Le mouvement insurrectionnel du Nord avait été fait au nom du sénateur Davilmar Théodore. Mais quand celui-ci, venu de Vallière avec ses partisans, arriva, en route pour la capitale, dans la ville de Gonaïves, il y trouva les troupes du général Oreste Zamor, également candidat à la présidence. Un choc sanglant se produisit : Davilmar Théodore rebroussa chemin et Oreste Zamor s'empressa de gagner Port-au-Prince où il se fit élire président de la République par l'Assemblée nationale, le 8 février 1914. Le nouveau chef de l'État promit de suivre les traces de Leconte. Mais il n'eut pas le temps d'exécuter son programme : les Cacos de Davilmar Théodore amenèrent celui-ci triomphant à la capitale, et l'Assemblée nationale, sans désemparer, le consacra président le 7 novembre. Il était à peine installé dans son fauteuil que, [29] pour des raisons obscures, son propre représentant militaire dans le département du Nord, le général Vilbrun Guillaume Sam, avait à son tour levé l'étendard de la révolte. Le chef révolutionnaire entra, fin février 1915, à Port-au-Prince à la tête d'une armée de 3.000 hommes et se fit élire président par l'Assemblée nationale, le 7 mars.
Prévoyant les troubles qui allaient pendant deux ans bouleverser la République d'Haïti, le gouvernement américain avait essayé, dès 1913, d'intervenir dans la politique intérieure du pays. M. Osborne, sous-secrétaire d'État, profitant d'une visite à Port-au-Prince, avait discrètement fait des ouvertures à Michel Oreste, mais elles avaient été très fermement écartées. Un projet relatif au contrôle des douanes et à une aide militaire fut présenté le 2 juillet 1914 à Oreste Zamor : il le repoussa. La même tentative fut renouvelée auprès de Davilmar Théodore. Interpellé au Sénat par M. L.-C. Lhérisson, le ministre des relations extérieures, M. Joseph Justin, répondit que des propositions lui avaient été en effet présentées par le Département d'État et qu'il les étudiait avec sympathie : cette déclaration, en déchaînant dans l'assemblée et dans la foule une manifestation furieuse, faillit lui coûter la vie. Sous Vil-brun Guillaume Sam, deux hauts fonctionnaires américains, MM. Fort et Smith, demandèrent à entrer en relations avec le gouvernement haïtien pour la conclusion d'une convention : ils furent courtoisement éconduits. Enfin, M. Paul Fuller, venu à Port-au-Prince comme envoyé extraordinaire des États-Unis, était en pleines négociations avec le ministre des relations extérieures, M. Ulrick Duvivier, [30] quand il rompit brusquement les pourparlers et partit sans prendre congé de son partenaire pour Washington : les progrès d'une nouvelle levée de boucliers dans le Nord, cette fois sous la direction du docteur Rosalvo Bobo, avaient convaincu le Département d'État que les circonstances allaient lui fournir l'occasion de régler la question haïtienne par des moyens plus expéditifs que les conversations diplomatiques.
Le jour de sa prestation de serment, le 9 mars, le président Vilbrun Guillaume Sam avait fait emprisonner un grand nombre de personnes qu'il soupçonnait de conspiration. Le juge d'instruction, chargé de l'affaire, rendit quelque temps après une ordonnance de non-lieu. Le président, mécontent de cette décision, ordonna un supplément d'instruction afin de garder plus longtemps en prison ses adversaires : le ministre de la justice, M. Tertullien Guilbaud, ne voulant pas s'associer à une mesure qui lui paraissait illégale, donna sa démission.
Le 27 juillet 1915, vers 4 heures du matin, le palais national fut attaqué par une petite troupe d'insurgés. Le général Vilbrun Guillaume Sam, blessé à la jambe, se réfugia à la Légation de France dont les bâtiments étaient séparés du palais présidentiel par un simple mur de maçonnerie. En entendant les coups de fusil tirés par les révolutionnaires, le gouverneur militaire de Port-au-Prince ordonna l'exécution des prisonniers politiques : peu échappèrent au massacre.
Le lendemain, 28 juillet au matin, eurent lieu les funérailles des victimes, au milieu d'une émotion intense » [31] La foule s'écoulait, morne et désolée, du cimetière extérieur où venait de se faire l'inhumation, quand quelques personnes signalèrent le croiseur américain Washington dont les mâts métalliques se profilaient sur la baie. Aussitôt, comme prise de rage, la foule se précipita à la Légation de France, s'empara de Vilbrun Guillaume Sam, qui se défendit énergiquement d'avoir donné l'ordre barbare, et mit son corps en lambeaux.
L'après-midi, des troupes de l'infanterie de marine des États-Unis débarquaient du croiseur Washington et prenaient possession du sol haïtien.
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