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LES FOSSOYEURS.
Tome I. Les derniers chefs de la IIIe République
Préface
Au lecteur de cet ouvrage, je me sens redevable de quelques explications. Je me suis mis au travail, il y a deux ans et demi, sur un dessein très limité : raconter, d’après mes cahiers de notes, la défaite de l’armée française, la conclusion de « l’armistice séparé », la contre-révolution de Bordeaux. Mais, à l’expérience, le récit de ce que j’avais pu voir, entendre, sentir et saisir, ne m’a point semblé à la mesure d’événements aussi formidables et complexes. J’en savais trop long pour que toutes sortes de problèmes ne surgissent pas devant moi et pas assez pour les résoudre. J’ai poursuivi mes investigations. Le témoignage personnel auquel, tout d’abord, je voulais m’en tenir, a été confronté avec d’autres, complété. Peu à peu, je suis passé à l’essai historique.
C’était une grande témérité et certains m’en feront reproche. L’histoire, allègueront-ils, ne peut opérer que sur des matériaux refroidis. Elle répugne aux laves en fusion. Mais, entre la narration sereine que donne l’historien, lorsque le témoignage de deux ou trois générations s’est décanté, et les aperçus des journaux ou périodiques, fragmentaires, troubles, intéressés, il y a place pour des synthèses provisoires anticipant sur le jugement qui sortira des archives. Mon ambition de journaliste opérant sur l’événement non achevé, a toujours été de les construire. Elles sont nécessaires en ce moment critique de l’histoire de France. Notre pays a perdu son indépendance en juin 1940, mais, grâce aux victoires des Alliés, l’espérance raisonnable nous reste de la recouvrer. Pour diriger leur conduite, il importe que les Français soient éclairés sur les causes de leur malheur. Renoncer à les définir sous prétexte que nous travaillons sur des données encore imparfaites, c’est préférer le tâtonnement dans les ténèbres à une marche guidée par [4] quelque lanterne. En attendant le faisceau de lumière, ne dédaignons pas la lanterne. L’essentiel, après tout, est peut-être moins de pénétrer le détail de tous les faits que de trouver leur enchaînement, d’établir leurs rapports. Et, sans outrecuidance, je crois y être parvenu approximativement.
Il m’était interdit de suivre l’ordre strictement chronologique. Je ne serais jamais sorti de l’immense forêt si j’avais tenté de l’inventorier arbre par arbre, broussaille par broussaille. J’ai suivi les quatre protagonistes dont la carrière est le plus largement ouverte à travers le fourré : Gamelin, Daladier, Reynaud, Pétain. Les autres se relient à eux, y compris Laval qui, sans la complaisance et la sénilité du Maréchal, n’eût pas émergé. Par cette méthode, nos vicissitudes ont été saisies aux points vifs. Mais je ne prétends aucunement avoir tout raconté.
Les hommes que j’ai nommés ont détenu l’autorité suprême : ils sont les grands Fossoyeurs de la France, à des degrés divers et qui seront marqués. Il s’en faut que Daladier et même Reynaud méritent d’être logés à la même enseigne que Pétain, Laval ou leurs suppôts. Gardons-nous de confondre genres et espèces.
Je n’hésite pas à inscrire cette appellation générique de Fossoyeurs en tête des deux volumes, car elle dit tout. On objectera que le choix d’une expression aussi violente dénonce ma partialité, que l’histoire ne saurait procéder par d’aussi rudes simplifications. Je répondrai que des partis-pris, formés en dehors des partis et dans l’amour de la vérité, sont utiles. La France a failli mourir de ceux qui n’en voulaient pas avoir. Je ne suis jamais entré dans l’allégeance de personne. Répugnant à l’idéologie par tempérament, j’ai écrit pendant trente ans dans une feuille de droite. Mais je suis né en province, mes années de jeunesse se sont écoulées en Angleterre et le monde conservateur français m’a toujours frappé comme singulièrement mesquin. Ainsi puis-je me réclamer de quelque impartialité. À tous les gouvernants français dont j’eus à expliquer et commenter la politique étrangère, j’ai ouvert crédit sans avoir à me contraindre. Je ne les ai jugés que sur leurs actes. J’en ai usé avec M. Poincaré et M. Millerand de la [5] même façon qu’avec M. Briand et M. Blum. Je n’ai pu que rarement soutenir l’approbation jusqu’au bout, mais ne me suis jamais retourné par intérêt, pique, intrigue ou vanité. Ma critique a toujours été raisonnée et collée à l’observation patiente des faits dont je n’ai pas cessé de reconnaître la magistrature. Le jugement une fois porté sur tel ou tel, je ne l’ai jamais abandonné que pour de bonnes raisons. Dans la gravité des circonstances, nul ne s’étonnera maintenant que j’aie toujours tenu un langage catégorique. Et instruire franchement, hardiment, les Français de 1943 est un devoir d’autant plus impérieux que, de toutes les « cinquièmes colonnes », celle des mensonges et des réticences fut la première à envahir nos routes et nos rues.
On trouvera, dans les pages qui suivent, nombre de renseignements diplomatiques ou politiques cités sans indication de sources et contredisant parfois à ce qui est communément reçu. On peut être certain qu’ils proviennent d’autorités incontestables. J’ai puisé dans mes cahiers de notes, dans le journal tenu depuis 1934 avec plus d’assiduité qu’auparavant. J’y ai trouvé, par exemple, nombre de conversations avec le général Weygand, rencontré régulièrement pendant une douzaine d’années, jusqu’au jour où son démon fasciste lui fit perdre la tête. Il me blâmera d’avoir divulgué des propos tenus sub rosa et peut-être éclatera-t-il en démentis. Mais il a, depuis longtemps, piétiné la couronne et renversé la table. Je suis libre de toute obligation.
Pour la partie militaire de ce livre, indispensable dans sa relative brièveté, je n’ai pas eu les conseils éclairés qui m’ont assisté ailleurs. En dépit de mes soins, là se sont probablement glissées des inexactitudes que je m’empresserai de corriger lorsqu’elles seront signalées. Je ne m’abuse pas sur les points faibles de cet ouvrage. Mais, tel qu’il est, celui qui aura la patience de monter jusqu’au faîte, découvrira des ensembles qui lui échappaient peut-être. Il sera plus à même de raisonner sur le cas de notre patrie. Et le but aura été atteint.
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