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Collection « Les auteur(e)s classiques »
Une édition électronique réalisée à partir du texte dÉlie Faure, Histoire de lArt. Lesprit des formes. LArt antique, Paris : Éditions Denoël. Collection Folio/Essais, 1992. Une édition numérique réalisée par Ugo Bratelli, bénévole. Introduction à la première édition, 1909 par Élie Faure Lart, qui exprime la vie, est mystérieux comme elle. Il échappe, comme elle, à toute formule. Mais le besoin de le définir nous poursuit, parce quil se mêle à toutes les heures de notre existence habituelle pour en magnifier les aspects par ses formes les plus élevées ou les déshonorer par ses formes les plus déchues. Quelle que soit notre répugnance à faire leffort découter et de regarder, il nous est impossible de ne pas entendre et de ne pas voir, il nous est impossible de renoncer tout à fait à nous faire une opinion quelconque sur le monde des apparences dont lart a précisément la mission de nous révéler le sens. Les historiens, les moralistes, les biologistes, les métaphysiciens, tous ceux qui demandent à la vie le secret de ses origines et de ses fins sont conduits tôt ou tard à rechercher pourquoi nous nous retrouvons dans les oeuvres qui la manifestent. Mais ils nous obligent tous à rétrécir notre vision, quand nous entrons dans limmensité mouvante du poème que lhomme chante, oublie, recommence à chanter et à oublier depuis quil est homme, à la mesure des cadres trop étroits de la biologie, de la métaphysique, de la morale, de lhistoire. Or, le sentiment de la beauté est solidaire de toutes ces choses à la fois, et sans doute aussi il les domine et les entraîne vers lunité possible et désirée de toute notre action humaine, quil est seul à réaliser. Ce nest quen écoutant son cur quon peut parler de lart sans lamoindrir. Nous portons tous en nous notre part de vérité, mais nous lignorerons nous-mêmes si nous navons pas le désir passionné de la rechercher et si nous néprouvons aucun enthousiasme à la dire. Celui qui laisse chanter en lui les voix divines, celui-là seul sait respecter le mystère de luvre où il a puisé le besoin de faire partager aux autres hommes son émoi. Michelet na pas trahi les ouvriers gothiques ou Michel-Ange, parce que la passion qui soulève le vaisseau des cathédrales ou déchaîne son orage aux voûtes de la Sixtine le dévorait. Baudelaire a pénétré jusquau foyer central doù rayonne en force et en lumière lesprit des héros, parce quil est un grand poète. Et si les idées de Taine ne sont pas mortes avec lui, cest que sa nature dartiste dépasse sa volonté et que sa raideur dogmatique est débordée sans cesse par le flot toujours renouvelé des sensations et des images. Il est venu à lheure où nous apprenions que notre propre destinée était liée aux actes de ceux qui nous précèdent sur la route et à la structure même de la terre où nous sommes nés. Il avait le droit de voir la forme de notre pensée sortir du moule de lhistoire. « Lart résume la vie. » Il entre en nous avec la force de nos sols, avec la couleur de nos ciels, à travers les préparations ataviques qui le déterminent, les passions et les volontés des hommes quil définit. Nous employons à lexpression de nos idées les matériaux quatteint notre regard et que nos mains peuvent toucher. Il est impossible que Phidias et Rembrandt, le sculpteur qui vit dans la lumière du Midi, au milieu dun monde accusé, le peintre qui vit dans la brume du Nord, au milieu dun monde flottant, deux hommes que séparent vingt siècles au cours desquels lhumanité a vécu, a souffert, a vieilli, se servent des mêmes mots... Seulement il est nécessaire que nous nous reconnaissions dans Rembrandt comme dans Phidias. Cest notre langage, et seulement notre langage qui prend et garde lapparence de ce qui frappe immédiatement nos sens autour de nous. Nous ne demanderions à lart que de nous enseigner lhistoire sil nétait quun reflet des sociétés qui passent avec lombre des nuages sur le sol. Mais il nous raconte lhomme, et lunivers à travers lui. Il dépasse linstant, il élargit le lieu de toute la durée, de toute la compréhension de lhomme, de toute la durée et létendue de lunivers. Il fixe léternité mouvante dans sa forme momentanée. En nous racontant lhomme, cest nous quil nous apprend. Létrange, cest quil soit besoin de nous le dire. Le livre de Tolstoï (note 1) ne signifiait pas autre chose. Il est venu à une heure douloureuse, alors que fortement armés par notre enquête, mais désorientés devant les horizons quelle ouvre et nous apercevant que notre effort sest dispersé, nous cherchons à confronter les résultats acquis pour nous unir dans une foi commune et marcher de lavant. Nous pensons et nous croyons ce que nous avons besoin de penser et de croire, cest ce qui donne à nos pensées et à nos croyances, au cours de notre histoire, ce fond indestructible dhumanité quelles ont toutes. Tolstoï a dit ce quil était nécessaire de dire à linstant où il la dit. Lart est lappel à la communion des hommes. Nous nous reconnaissons les uns les autres aux échos quil éveille en nous, que nous transmettons à dautres que nous par lenthousiasme et qui retentissent en action vivante dans toute la durée des générations sans parfois quelles le soupçonnent. Si quelques-uns dentre nous entendent seuls cet appel aux heures dincompréhension et daffaissement général, cest quils représentent à ces heures leffort idéaliste qui ranimera lhéroïsme endormi dans les multitudes. On a dit que lartiste se suffit à lui-même. Ce nest pas vrai. Lartiste qui le dit est atteint dun orgueil mauvais. Lartiste qui le croit nest pas un artiste. Sil navait pas eu besoin du plus universel de nos langages, lartiste ne laurait pas créé. Dans une île déserte, il bêcherait la terre pour faire pousser son pain. Nul na plus besoin que lui de la présence et de lapprobation des hommes. Il parle parce quil les sent autour de lui, et dans lespoir souvent déçu et jamais découragé quils finiront par lentendre. Cest sa fonction de répandre son être, de donner le plus possible de sa vie à toutes les vies, de demander à toutes les vies de lui donner le plus possible delles, de réaliser avec elles, dans une collaboration obscure et magnifique, une harmonie dautant plus émouvante quun plus grand nombre dautres vies viennent y participer. Lartiste, à qui les hommes livrent tout, leur rend tout ce quil leur a pris. Rien ne nous touche, hors de ce qui nous arrive ou de ce qui peut nous arriver. Lartiste, cest nous-mêmes. Il a derrière lui les mêmes profondeurs dhumanité enthousiaste ou misérable, il a autour de lui la même nature secrète quélargit chacun de ses pas. Lartiste, cest la foule à qui nous appartenons tous, qui nous définit tous avec notre consentement ou malgré notre révolte. Il na pas le pouvoir de ramasser les pierres de la maison quil nous bâtit au risque de sécraser la poitrine et de se déchirer les mains, sur une autre route que celle que nous suivons à ses côtés. Il faut quil souffre de ce qui fait notre souffrance, que nous le fassions souffrir. Il faut quil ressente nos joies, quil tienne de nous ses joies. Il est nécessaire quil vive nos deuils et nos victoires intérieures, même quand nous ne les sentons pas. Lartiste ne peut sentir et dominer son milieu quà la condition de le prendre comme moyen de création. Alors seulement il nous livre ces réalités permanentes que tous les faits et toutes les minutes révèlent à ceux qui savent les voir et les vivre. Elles survivent aux sociétés humaines comme la masse de la mer aux agitations de sa surface. Lart est toujours « un système de relatons », et un système synthétique, même lart primitif qui avoue, dans laccumulation infatigable du détail, la poursuite passionnée dun sentiment essentiel. Toute image, au fond, est un résumé symbolique de lidée que se fait lartiste du monde illimité des sensations et des formes, une expression de son désir dy faire régner lordre quil sait y découvrir. Lart a été, dès ses plus humbles origines, la réalisation des pressentiments de quelques-uns répondant aux besoins de tous. Il a forcé le monde à lui livrer les lois qui nous ont permis détablir progressivement sur le monde la royauté de notre esprit. Émané de lhumanité, il a révélé à lhumanité sa propre intelligence. Il a défini les races, il porte seul le témoignage de leur dramatique effort. Si nous voulons savoir ce que nous sommes, il faut que nous comprenions ce quil est. Il est linitiateur de quelques réalités profondes dont la possession définitive, si elle ne devait tuer le mouvement et par lui lespérance, permettrait à lhumanité dintroduire en elle et autour delle la suprême harmonie qui est le but fuyant de son effort. Il est quelque chose dinfiniment plus grand à coup sûr que ne se le représentent ceux qui ne le comprennent pas, de plus pratique peut-être que ne se le représentent beaucoup de ceux qui sentent la force de son action. Né de lassociation de nos sensibilités et de nos expériences pour la conquête de nous-mêmes, il na rien en tout cas de cette distraction désintéressée où Kant, Spencer, Guyau lui-même ont voulu limiter son rôle. Toutes les images du monde sont pour nous des instruments utiles, et luvre dart ne nous attire que parce que nous reconnaissons en elle notre désir formulé. Nous avouons volontiers que les objets dutilité première, nos vêtements, nos meubles, nos véhicules, nos routes, nos maisons nous semblent beaux dès quils remplissent leur fonction avec fidélité. Mais nous nous obstinons à placer au-dessus, cest-à-dire hors de la nature, les organismes supérieurs où elle se dénonce à nous avec le plus dintérêt pour nous-mêmes, notre corps, notre dosage, notre pensée, le monde infini des idées, des passions et des paysages au milieu desquels ils vivent, quils définissent et qui les définissent sans que nous puissions les séparer. Guyau nallait pas assez loin quand il se demandait si le geste le plus utile nest pas le geste le plus beau et nous reculons avec lui devant le mot décisif comme sil devait étouffer notre rêve, que nous savons pourtant impérissable puisque nous natteindrons jamais cette réalisation de nous-mêmes que nous poursuivons sans arrêt. Or, ce mot a été prononcé, et par celui de tous les hommes dont lintelligence fut la plus libérée, peut être, de toute entrave matérielle « Nest-ce pas la fonction dun beau corps, disait Platon, nest-ce pas sors utilité qui nous démontrent quil est beau ? Et tout ce que nous trouvons beau, les visages, les couleurs, les sons, les métiers, tout cela nest-il pas dautant plus beau que nous le sentons plus utile ? Que notre idéalisme se rassure ! Ce nest que par une longue accumulation démotions et de volontés que lhomme parvient à reconnaître sur sa route les formes qui lui sont utiles. Cest ce choix seul, opéré par quelques esprits, qui déterminera pour lavenir dans linstinct de multitudes ce qui est destiné à passer du domaine de la spéculation dans le domaine de la pratique. Cest notre développement général, cest lépuration pénible et progresse de notre intelligence et de notre désir qui créent et rendent nécessaires les formes de civilisation qui se traduisent, pour les esprits positifs, par la satisfaction directe et facile de tous leurs besoins matériels. Ce quil y a de plus utile à lhomme, cest lidée. La forme belle, quelle soit un arbre ou un fleuve, les seins dune femme ou ses flancs, les épaules ou les bras dun homme ou le crâne dun dieu, la forme belle cest la forme qui sadapte à sa fonction. Lidée na pas dautre rôle que de nous la définir. Lidée, cest laspect supérieur et lextension infinie dans le monde et lavenir du plus impérieux de nos instincts quelle résume et dénonce comme la fleur et le fruit résument la plante, la prolongent et la perpétuent. Tout être, même le plus bas, enferme en lui, une fois au moins dans son aventure terrestre, quand il aime, toute la poésie du monde. Et ce que nous appelons lartiste cest celui dentre les êtres qui maintient ; en face de la vie universelle, létat damour dans son cur. La formidable voix obscure qui révèle à lhomme et à la femme la beauté de la femme et de lhomme et qui les pousse à un choix décisif afin déterniser et de perfectionner leur espèce, ne cesse pas de retentir en lui, élargie et multipliée de toutes les voix et les murmures et les rumeurs et les tressaillements qui laccompagnent. Cette voix, il lentend toujours, toutes les fois que les herbes remuent, toutes les fois quune forme violente ou gracieuse affirme la vie sur son chemin, toutes les fois quil suit des racines aux feuilles lascension des sucs souterrains dans le tronc et les rameaux des arbres, toutes les fois quil regarde la mer se soulever et sabaisser comme pour répondre aux marées des milliards de germes quelle roule, toutes les fois que la force de fécondation de la chaleur ou de la pluie linonde, toutes les fois que les vents générateurs lui répètent que les hymnes humains se font avec les appels de volupté et despérance dont le monde est rempli. Il cherche les formes quil pressent comme les cherchent lhomme, lanimal en proie à lamour. Son désir va de lune à lautre, il établit entre elles des comparaisons impitoyables doù jaillit un jour la forme supérieure, lidée dont le souvenir pèsera sur son cur tant quil ne lui aura pas communiqué sa vie. Il souffre jusquà la mort, parce que chaque fois quil a fécondé une forme, donné lessor à une idée, limage dune autre naît en lui pour le torturer et que son espoir jamais lassé datteindre ce quil désire ne peut naître que du désespoir de ne pas lavoir atteint. Il souffre, son inquiétude tyrannique fait souvent souffrir ceux qui vivent à ses côtés. Mais il console autour de lui et cinquante siècles après lui des millions dhommes. Les images quil laissera assureront à ceux qui sauront en comprendre la logique et la certitude un accroissement de pouvoir. Ils goûteront à lécouter lillusion quil a goûtée une minute, lillusion souvent redoutable mais toujours anoblissante de ladaptation absolue. Cest la seule illusion divine ! Nous appelons un Dieu la forme qui traduit le mieux notre désir, sensuel, moral, individuel, social, quimporte ! notre désir indéfini de comprendre, dutiliser la vie, de reculer sans cesse les limites de lintelligence et du cur. Nous envahissons de ce désir les lignes, les saillies, les volumes qui nous dénoncent cette forme, et cest dans sa rencontre avec les puissances profondes qui circulent au-dedans delle que le Dieu se révèle à nous. Du choc de lesprit qui lanime et de lesprit qui nous anime jaillit la vie. Nous ne saurons lutiliser que si elle répond tout entière aux mouvements obscurs qui dictent nos propres actions. Quand Rodin voit frémir dans lépaisseur du marbre un homme et une femme noués par leurs bras et leurs jambes, si étroite que soit létreinte, jamais nous nen comprendrons la tragique nécessité si nous ne sentons pas quune force intérieure, le désir, confond les curs et les chairs des corps soudés ensemble. Quand Carrière arrache à la matière universelle une mère donnant le sein à son enfant, nous ?e comprendrons pas la valeur de cet enlacement si nous ne sentons pas quune force intérieure, lamour, commande linclinaison du torse et la courbe du bras maternel, et quune autre force intérieure, la faim, blottit lenfant dans la poitrine. Limage qui nexprime rien nest pas belle, et le plus beau sentiment nous échappe sil ne détermine pas directement limage qui le traduira. Les frontons, les fresques, les épopées, les symphonies, les plus hautes architectures, toute la liberté entraînante, la gloire et lirrésistible pouvoir du temple infini et vivant que nous élevons à nous-mêmes sont dans ce mystérieux accord. Il définit dans tous les cas toutes les formes supérieures des témoignages de confiance et de foi que nous avons laissés sur notre longue route, tout notre effort idéaliste quaucun finalisme - au sens « radical » (note 2) que donnent à ce mot les philosophes - na dirigé. Notre idéalisme nest autre que la réalité de notre esprit. La nécessité dadaptation le crée, le maintient en nous pour laccroître et le transmettre à nos enfants. Il est en puissance au fond de notre vie morale originelle comme lhomme physique est contenu dans le lointain protozoaire. Notre recherche de labsolu, cest le désir infatigable du repos que nous donnerait le triomphe définitif sur lensemble des forces aveugles qui sopposent à nos progrès. Mais, pour notre salut, à mesure que nous allons, la fin séloigne. La fin de la vie, cest de vivre, et cest à la vie toujours mouvante et toujours renouvelée que notre idéal nous conduit. Quand on suit la marche du temps, quon passe dun peuple à un autre, les formes de cet idéal semblent changer. Mais ce qui change, au fond, ce sont les besoins de ce temps, ce sont les besoins de ces peuples dont lavenir seul peut démontrer, à travers les variations dapparence, lidentité de nature et le caractère dutilité. À peine sortis du monde égypto-hellénique, nous voyons sétendre en surface le royaume de lesprit. Les temples indous, les cathédrales font éclater ses frontières, les estropiés espagnols, les pauvres de Hollande lenvahissent sans y introduire un seul de ces types dhumanité générale par qui les premiers artistes avaient défini nos besoins. Quimporte. Le grand rêve humain peut reconnaître, là encore, leffort dadaptation qui la toujours guidé. Dautres conditions de vie sont apparues, des formes dart différentes nous ont fait sentir la nécessité de les comprendre pour orienter notre action dans le sens de notre intérêt. Le paysage réel, la vie populaire, la vie bourgeoise viennent caractériser avec puissance les aspects quotidiens où notre âme épuisée de rêve peut se recueillir et se refaire. Lappel même de la misère et du désespoir est fait pour exalter notre désir de nous rejoindre, de nous reconnaître et de nous rendre plus forts. Si nous nous tournons tour à tour vers les Égyptiens, vers les Assyriens, vers les Grecs, vers les Indous, vers les Français du Moyen Age, vers les Italiens, vers les Hollandais, cest que nous appartenons tantôt à un milieu, tantôt à une époque, tantôt même à une minute de notre temps ou de notre vie qui a besoin des uns plus que des autres. Quand nous avons froid, nous cherchons le soleil, nous cherchons lombre quand nous avons chaud. Les grandes civilisations qui nous ont formés ont chacune une part égale à notre reconnaissance, parce que nous avons demandé successivement à chacune delles ce qui nous faisait défaut. Nous avons vécu la tradition quand nous avions intérêt à la vivre, accepté la révolution quand elle nous sauvait. Nous avons été idéalistes quand le monde sabandonnait au découragement ou pressentait des destinées nouvelles, réalistes quand il semblait avoir trouvé sa stabilité provisoire. Nous navons pas demandé plus de recueillement aux races passionnées, ni plus délan aux races positives, parce que nous avons compris la nécessité de la passion et la nécessité de lesprit positif. Cest nous qui avons écrit le livre immense où Cervantès a raconté combien nous étions généreux et combien nous étions pratiques. Nous avons suivi lun ou lautre des grands courants de lesprit et nous avons pu invoquer des arguments de valeur à peu près égale pour justifier nos penchants. Ce que nous appelons lart idéaliste, ce que nous appelons lart réaliste sont des formes momentanées de notre éternelle action. À nous de saisir la minute immortelle où les forces conservatrices et les forces révolutionnaires de la vie sépousent pour réaliser léquilibre de lâme humaine. Ainsi, quelle que soit la forme sous laquelle il nous est offert, quil soit actuellement vrai ou vrai dans notre désir, quil soit vrai à la fois dans son apparence immédiate et dans ses destinées possibles, lobjet par lui-même, le fait par lui-même ne sont rien. Ils ne valent que par leurs relations infiniment nombreuses avec une ambiance infiniment complexe et jamais semblable à une autre, qui traduisent des sentiments universels dune infinie simplicité. Chaque fragment de luvre, parce quadapté lui-même à sa fin, si humble que soit cette fin, doit retentir en échos silencieux dans toute sa profondeur et dans toute son étendue. Ses tendances sentimentales, au fond, sont dordre secondaire : « La belle peinture, disait Michel Ange, est pieuse en elle-même, car lâme sélève par leffort quil lui faut donner pour atteindre la perfection et se confondre en Dieu ; la belle peinture est un reflet de cette perfection divine, une ombre du pinceau de Dieu... ! » Idéaliste ou réaliste, actuelle ou générale, que luvre vive, et pour vivre, que luvre soit une, dabord ! Luvre qui nest pas une meurt comme les êtres mal venus que lespèce, évoluant vers ses destinées supérieures, doit éliminer peu à peu. Luvre une, au contraire, vit dans le moindre de ses fragments. Une poitrine de statue antique, un pied, un bras, même à demi rongé par lhumidité souterraine, frémit et paraît tiède au contact de la main, comme si les forces vitales le modelaient encore par le dedans. Le morceau déterré est vivant. Il saigne comme une blessure. Par-dessus le gouffre des siècles, lesprit retrouve ses rapports avec les débris pulvérisés, anime lorganisme tout entier dune existence imaginaire, mais présente à notre émotion. Cest le témoignage magnifique de limportance humaine de lart, gravant leffort de notre intelligence dans les assises de la terre, comme les ossements y déposent la trace de lascension de nos organes matériels. Réaliser lunité dans lesprit et la transporter dans luvre, cest obéir à ce besoin dordre général et durable que notre univers nous impose et que le savant exprime par la loi de continuité, lartiste par la loi dharmonie, le juste par la loi de solidarité. Ces trois instruments essentiels de notre adaptation humaine, la science qui définit les rapports du fait avec le fait, lart qui suggère les rapports du fait avec lhomme, la morale qui recherche les rapports de lhomme avec lhomme, établissent pour notre usage, dun bout du monde matériel et spirituel à lautre, un système de relations dont la permanence et lutilité nous démontreront la logique. Ils nous apprennent ce qui nous sert, ce qui nous nuit. Le reste nous importe peu. Il ny a ni erreur, ni vérité, ni laideur, ni beauté, ni mal, ni bien hors de lusage humain que nous voulons en faire. La mission de notre sensibilité, de notre intelligence personnelle est den établir la valeur en recherchant de lun à lautre les passages mystérieux qui nous permettront dembrasser la continuité de notre effort afin de tout comprendre et de tout accepter de lui. Ce sera le meilleur moyen dutiliser peu à peu ce que nous appelons lerreur, la laideur et le mal en vue dune éducation plus haute, et de réaliser en nous lharmonie pour la répandre autour de nous. Lharmonie est une loi dordre profond qui remonte à lunité première et dont le désir nous est imposé par la plus générale et la plus impérieuse de toutes les réalités. Les formes que nous voyons ne vivent que par les transitions qui les unissent et par qui lesprit humain peut revenir à la source commune comme il peut suivre le courant nourricier des sèves en partant des fleurs et des feuilles pour remonter jusquaux racines. Voyez un paysage sétendre jusquau cercle de lhorizon. Une plaine couverte dherbes, de bouquets darbres, un fleuve qui coule à la mer, des routes bordées de maisons, des villages, des bêtes errantes, des hommes, un ciel plein de lumière ou de nuages. Les hommes se nourrissent avec les fruits des arbres, avec la chair, avec le lait des bêtes qui les habillent de leurs poils et de leurs peaux. Les bêtes vivent des herbes, des feuilles, et si les herbes et les feuilles poussent, cest que le ciel prend aux mers et aux fleuves leau quil répand sur elles. Ni naissance, ni mort, la vie permanente et confuse. Tous les aspects de la matière se pénètrent les uns les autres, lénergie générale flue et reflue, fleurit à tout instant pour se flétrir et refleurir en métamorphoses sans fins, la symphonie des couleurs et la symphonie des murmures ne sont guère que le parfum de la symphonie intérieure faite de la circulation des forces dans la continuité des formes. Lartiste vient, saisit la loi universelle, et nous rend un monde complet dont les éléments caractérisés par leurs relations principales participent tous à laccomplissement harmonieux de lensemble de ses fonctions. Spencer a vu les astres nus séchapper de la nébuleuse, se solidifier peu à peu, leau se condenser à leur surface, la vie élémentaire sourdre de leau, diversifier ses apparences, pousser tous les jours plus haut ses branches, ses rameaux, ses fruits, et, comme une fleur sphérique souvre pour livrer sa poussière à lespace, le cur du monde sépanouir dans ses formes multipliées. Mais il semble quun désir obscur de retourner à ses origines gouverne lunivers. Les planètes, sorties du soleil ; ne peuvent sarracher au cercle de sa force, comme si elles voulaient sy replonger. Latome sollicite Latome, et tous les organismes vivants, issus dune même cellule, cherchent des organismes vivants pour refaire cette cellule en sabîmant en eux... Ainsi le juste quand il se contente de vivre, ainsi le savant, ainsi lartiste quand ils pénètrent côte à côte dans le monde des formes et des sentiments, font remonter à leur conscience la route quil a parcourue pour passer de son ancienne homogénéité à sa diversité actuelle, et dans un héroïque effort, recréent lunité primitive. Que lartiste ait donc lorgueil de sa vie illuminée et douloureuse ! De ces annonciateurs de lespérance, il a le rôle le plus haut. Il peut dans tous les cas le conquérir. Laction scientifique, laction sociale portent en elles une signification assez définie pour se suffire. Lart touche à la science par le monde formel qui est lélément de son oeuvre, il entre dans le plan social en sadressant à notre faculté daimer. Il y a de grands savants qui ne savent pas émouvoir, de grands hommes de bien qui ne savent pas raisonner. Il ny a pas un héros de lart qui ne soit en même temps, par lâpre et longue conquête de son moyen dexpression, un héros de la connaissance, un héros humain par le cur. Quand il sent vivre en lui la terre et lespace, et tout ce qui remue, et tout ce qui vit, même tout ce qui paraît mort, jusquau tissu des pierres, comment ny sentirait-il pas vivre aussi les émotions, les passions, les souffrances dé ceux qui sont faits comme lui ? Quil le sache ou non, quil le veuille ou non, son oeuvre est solidaire de luvre des artistes dhier et des artistes de demain, elle révèle aux hommes daujourdhui la solidarité de leur effort. Toute laction du temps, toute laction de létendue aboutissent à son action. Cest à lui quil appartient daffirmer laccord de la pensée de Jésus, de la pensée de Newton et de la pensée de Lamarck. Et cest pour cela quil est nécessaire que Phidias et Rembrandt se reconnaissent et que nous nous reconnaissions en eux. Notes: Note 1: Quest-ce que lart ? (Retour à l'appel de note 1) Note 2: Bergson. LÉvolution créatrice. (Retour à l'appel de note 2)
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