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Collection « Les auteur(e)s classiques »
Le suicide (1897): Étude de sociologie Introduction
Émile Durkheim, Le suicide (1897)
Une édition électronique réalisée à partir du livre dÉmile Durkheim (1897), Le suicide. Étude de sociologie. Paris: Les Presses universitaires de France, 2e édition, 1967, 462 pages. Collection: Bibliothèque de philosophie contemporaine.
Texte intégral de l'Introduction (pp 1 à 17 du livre)
Télécharger le texte de l'introduction du Suicide de Durkheim
Comme le mot de suicide revient sans cesse dans le cours de la conversation, on pourrait croire que le sens en est connu de tout le monde et qu'il est superflu de le définir. Mais, en réalité, les mots de la langue usuelle, comme les concepts qu'ils expriment, sont toujours ambigus et le savant qui les emploierait tels qu'il les reçoit de l'usage et sans leur faire subir d'autre élaboration s'exposerait aux plus graves confusions. Non seulement la compréhension en est si peu circonscrite qu'elle varie d'un cas à l'autre suivant les besoins du discours, mais encore, comme la classification dont ils sont le produit ne procède pas d'une analyse méthodique, mais ne fait que traduire les impressions confuses de la foule, il arrive sans cesse que des catégories de faits très disparates sont réunies indistinctement sous une même rubrique, ou que des réalités de même nature sont appelées de noms différents. Si donc on se laisse guider par l'acception reçue, on risque de distinguer ce qui doit être confondu ou de confondre ce qui doit être distingué, de méconnaître ainsi la véritable parenté des choses et, par suite, de se méprendre sur leur nature. On n'explique qu'en comparant. Une investigation scientifique ne peut donc arriver à sa fin que si elle porte sur des faits comparables et elle a d'autant plus de chances de réussir qu'elle est plus assurée d'avoir réuni tous ceux qui peuvent être utilement comparés. Mais ces affinités naturelles des êtres ne sauraient être atteintes avec quelque sûreté par un examen superficiel comme celui d'où est résultée la terminologie vulgaire ; par conséquent, le savant ne peut prendre pour objets de ses recherches les groupes de faits tout constitués auxquels correspondent les mots de la langue courante. Mais il est obligé de constituer lui-même les groupes qu'il veut étudier, afin de leur donner l'homogénéité et la spécificité qui leur sont nécessaires pour pouvoir être traités scientifiquement. C'est ainsi que le botaniste, quand il parle de fleurs ou de fruits, le zoologiste, quand il parle de poissons ou d'insectes, prennent ces différents termes dans des sens qu'ils ont dû préalablement fixer.
Notre première tâche doit donc être de déterminer l'ordre de faits que nous nous propo-sons d'étudier sous le nom de suicides. Pour cela, nous allons chercher si, parmi les différentes sortes de morts, il en est qui ont en commun des caractères assez objectifs pour pouvoir être reconnus de tout observateur de bonne foi, assez spéciaux pour ne pas se rencontrer ailleurs, mais, en même temps, assez voisins de ceux que l'on met généralement sous le nom de suicides pour que nous puissions, sans faire violence à l'usage, conserver cette même expression. S'il s'en rencontre, nous réunirons sous cette dénomination tous les faits, sans exception, qui présenteront ces caractères distinctifs, et cela sans nous inquiéter si la classe ainsi formée ne comprend pas tous les cas qu'on appelle d'ordinaire ainsi ou, au contraire, en comprend qu'on est habitué à appeler autrement. Car ce qui importe, ce n'est pas d'exprimer avec un peu de précision la notion que la moyenne des intelligences s'est faite du suicide, mais c'est de constituer une catégorie d'objets qui, tout en pouvant être, sans incon-vénient, étiquetée sous cette rubrique, soit fondée objectivement, c'est-à-dire corresponde à une nature déterminée de choses.
Or, parmi les diverses espèces de morts, il en est qui présentent ce trait particulier qu'elles sont le fait de la victime elle-même, qu'elles résultent d'un acte dont le patient est l'auteur ; et, d'autre part, il est certain que ce même caractère se retrouve à la base même de l'idée qu'on se fait communément du suicide. Peu importe, d'ailleurs, la nature intrinsèque des actes qui produisent ce résultat. Quoique, en général, on se représente le suicide comme une action positive et violente qui implique un certain déploiement de force musculaire, il peut se faire qu'une attitude purement négative ou une simple abstention aient la même conséquence. On se tue tout aussi bien en refusant de se nourrir qu'en se détruisant par le fer ou le feu. Il n'est même pas nécessaire que l'acte émané du patient ait été l'antécédent immédiat de la mort pour qu'elle en puisse être regardée comme l'effet ; le rapport de causalité peut être indirect, le phénomène ne change pas, pour cela, de nature. L'iconoclaste qui, pour conquérir les palmes du martyre, commet un crime de lèse-majesté qu'il sait être capital, et qui meurt de la main du bourreau, est tout aussi bien l'auteur de sa propre fin que s'il s'était porté lui-même le coup mortel ; du moins, il n'y a pas lieu de classer dans des genres différents ces deux variétés de morts volontaires, puisqu'il n'y a de différences entre elles que dans les détails matériels de l'exécution. Nous arrivons donc à cette première formule : On appelle suicide toute mort qui résulte médiatement ou immédia-te-ment d'un acte positif ou négatif, accompli par la victime elle-même.
Mais cette définition est incomplète ; elle ne distingue pas entre deux sortes de morts très différentes. On ne saurait ranger dans la même classe et traiter de la même manière la mort de l'halluciné qui se précipite d'une fenêtre élevée parce qu'il la croit de plain-pied avec le sol, et celle de l'homme, sain d'esprit, qui se frappe en sachant ce qu'il fait. Même, en un sens, il y a bien peu de dénouements mortels qui ne soient la conséquence ou prochaine ou lointaine de quelque démarche du patient. Les causes de mort sont situées hors de nous beaucoup plus qu'en nous et elles ne nous atteignent que si nous nous aventurons dans leur sphère d'action.
Dirons-nous qu'il n'y a suicide que si l'acte d'où la mort résulte a été accompli par la victime en vue de ce résultat ? Que celui-là seul se tue véritablement qui a voulu se tuer et que le suicide est un homicide intentionnel de soi-même ? Mais d'abord, ce serait définir le suicide par un caractère qui, quels qu'en puissent être l'intérêt et l'importance, aurait, tout au moins, le tort de n'être pas facilement reconnaissable parce qu'il n'est pas facile à observer. Comment savoir quel mobile a déterminé l'agent et si, quand il a pris sa résolution, c'est la mort même qu'il voulait ou s'il avait quelque autre but ? L'intention est chose trop intime pour pouvoir être atteinte du dehors autrement que par de grossières approximations. Elle se dérobe même à l'observation intérieure. Que de fois nous nous méprenons sur les raisons véritables qui nous font agir ! Sans cesse, nous expliquons par des passions généreuses ou des considérations élevées des démarches que nous ont inspirées de petits sentiments ou une aveugle routine.
D'ailleurs, d'une manière générale, un acte ne peut être défini par la fin que poursuit l'agent, car un même système de mouvements, sans changer de nature, peut être ajusté à trop de fins différentes. Et en effet, s'il n'y avait suicide que là où il y a intention de se tuer, il faudrait refuser cette dénomination à des faits qui, malgré des dissemblances apparentes, sont, au fond, identiques à ceux que tout le monde appelle ainsi, et qu'on ne peut appeler autrement à moins de laisser le terme sans emploi. Le soldat qui court au-devant d'une mort certaine pour sauver son régiment ne veut pas mourir, et pourtant n'est-il pas l'auteur de sa propre mort au même titre que l'industriel ou le commerçant qui se tuent pour échapper aux hontes de la faillite ? On en peut dire autant du martyr qui meurt pour sa foi, de la mère qui se sacrifie pour son enfant, etc. Que la mort soit simplement acceptée comme une condition regrettable, mais inévitable, du but où l'on tend, ou bien qu'elle soit expressément voulue et recherchée pour elle-même, le sujet, dans un cas comme dans l'autre, renonce à l'existence, et les différentes manières d'y renoncer ne peuvent être que des variétés d'une même classe. II y a entre elles trop de ressemblances fondamentales pour qu'on ne les réunisse pas sous la même expression générique, sauf à distinguer ensuite des espèces dans le genre ainsi constitué. Sans doute, vulgairement, le suicide est, avant tout, l'acte de désespoir d'un homme qui ne tient plus à vivre. Mais, en réalité, parce qu'on est encore attaché à la vie au moment où on la quitte, on ne laisse pas d'en faire l'abandon ; et, entre tous les actes par lesquels un être vivant abandonne ainsi celui de tous ses biens qui passe pour le plus précieux, il y a des traits communs qui sont évidemment essentiels. Au contraire, la diversité des mobiles qui peu-vent avoir dicté ces résolutions ne saurait donner naissance qu'à des différences secon-daires. Quand donc le dévouement va jusqu'au sacrifice certain de la vie, c'est scientifi-que-ment un suicide; nous verrons plus tard de quelle sorte.
Ce qui est commun à toutes les formes possibles de ce renoncement suprême c'est que l'acte qui le consacre est accompli en connaissance de cause ; c'est que la victime, au moment d'agir, sait ce qui doit résulter de sa conduite, quelque raison d'ailleurs qui l'ait amenée à se conduire ainsi. Tous les faits de mort qui présentent cette particularité caractéristique se distinguent nettement de tous les autres où le patient ou bien n'est pas l'agent de son propre décès, ou bien n'en est que l'agent inconscient. Ils s'en distinguent par un caractère facile à reconnaître, car ce n'est pas un problème insoluble que de savoir si l'individu connaissait ou non par avance les suites naturelles de son action. Ils forment donc un groupe défini, homogène, discernable de tout autre et qui, par conséquent, doit être désigné par un mot spécial. Celui de suicide lui convient et il n'y a pas lieu d'en créer un autre ; car la très grande généralité des faits qu'on appelle quotidiennement ainsi en fait partie. Nous disons donc définitivement : On appelle suicide tout cas de mort qui résulte directement ou indirectement d'un acte positif ou négatif, accompli par la victime elle-même et qu'elle savait devoir produire ce résultat. La tentative, c'est l'acte ainsi défini, mais arrêté avant que la mort en soit résultée.
Cette définition suffit à exclure de notre recherche tout ce qui concerne les suicides d'ani-maux. En effet, ce que nous savons de l'intelligence animale ne nous permet pas d'attribuer aux bêtes une représentation anticipée de leur mort, ni surtout des moyens capables de la produire. On en voit, il est vrai, qui refusent de pénétrer dans un local où d'autres ont été tuées ; on dirait qu'elles pressentent leur sort. Mais, en réalité, l'odeur du sang suffit à déterminer ce mouvement instinctif de recul. Tous les cas un peu authentiques que l'on cite et où l'on veut voir des suicides proprement dits peuvent s'expliquer tout autrement. Si le scorpion irrité se perce lui-même de son dard (ce qui, d'ailleurs, n'est pas certain), c'est probablement en vertu d'une réaction automatique et irréfléchie. L'énergie motrice, soulevée par son état d'irritation, se décharge au hasard, comme elle peut ; il se trouve que l'animal en est la victime, sans qu'on puisse dire qu'il se soit représenté par avance la conséquence de son mouvement. Inversement, s'il est des chiens qui refusent de se nourrir quand ils ont perdu leur maître, c'est que la tristesse, dans laquelle ils étaient plongés, a supprimé mécaniquement l'appétit ; la mort en est résultée, mais sans qu'elle ait été prévue. Ni le jeûne dans ce cas, ni la blessure dans l'autre n'ont été employés comme des moyens dont l'effet était connu. Les caractères distinctifs du suicide, tels que nous l'avons défini, font donc défaut. C'est pourquoi, dans ce qui suivra, nous n'aurons à nous occuper que du suicide humain (note 1).
Mais cette définition n'a pas seulement l'avantage de prévenir les rapprochements trompeurs ou les exclusions arbitraires ; elle nous donne dès maintenant une idée de la place que les suicides occupent dans l'ensemble de la vie morale. Elle nous montre, en effet, qu'ils ne constituent pas, comme on pourrait le croire, un groupe tout à fait à part, une classe isolée de phénomènes monstrueux, sans rapport avec les autres modes de la conduite, mais, au contraire, qu'ils s'y relient par une série continue d'intermédiaires. Ils ne sont que la forme exagérée de pratiques usuelles. En effet, il y a, disons-nous, suicide quand la victime, au moment où elle commet l'acte qui doit mettre fin à ses jours, sait de toute certitude ce qui doit normalement en résulter. Mais cette certitude peut être plus ou moins forte. Nuancez-la de quelques doutes, et vous aurez un fait nouveau, qui n'est plus le suicide, mais qui en est proche parent puisqu'il n'existe entre eux que des différences de degrés. Un homme qui s'expose sciemment pour autrui, mais sans qu'un dénouement mortel soit certain, n'est pas, sans doute, un suicidé, même s'il arrive qu'il succombe, non plus que l'imprudent qui joue de parti pris avec la mort tout en cherchant à l'éviter, ou que l'apathique qui, en tenant vivement à rien, ne se donne pas la peine de soigner sa santé et la compromet par sa négligence. Et pourtant, ces différentes manières d'agir ne se distinguent pas radicale-ment des suicides proprement dits. Elles procèdent d'états d'esprit analogues, puisqu'elles entraînent également des risques mortels qui ne sont pas ignorés de l'agent, et que la perspective de ces risques ne l'arrête pas ; toute la différence, c'est que les chances de mort sont moindres. Aussi n'est-ce pas sans quelque fondement qu'on dit couramment du savant qui s'est épuisé en veilles, qu'il s'est tué lui-même. Tous ces faits constituent donc des sortes de suicides embryonnaires, et, s'il n'est pas d'une bonne méthode de les confondre avec le suicide complet et développé, il ne faut pas davantage perdre de vue les rapports de parenté qu'ils soutiennent avec ce dernier. Car il apparaît sous un tout autre aspect, une fois qu'on a reconnu qu'il se rattache sans solution de continuité aux actes de courage et de dévouement, d'une part, et, de l'autre, aux actes d'imprudence et de simple négligence. On verra mieux dans la suite ce que ces rapprochements ont d'instructif.
II
Mais le fait ainsi défini intéresse-t-il le sociologue ? Puisque le suicide est un acte de l'indi-vidu qui n'affecte que l'individu, il semble qu'il doive exclusivement dépendre de facteurs individuels et qu'il ressortisse, par conséquent, à la seule psychologie. En fait, n'est-ce pas par le tempérament du suicidé, par son caractère, par ses antécédents, par les événe-ments de son histoire privée que l'on explique d'ordinaire sa résolution ?
Nous n'avons pas à rechercher pour l'instant dans quelle mesure et sous quelles conditions il est légitime d'étudier ainsi les suicides, mais ce qui est certain, c'est qu'ils peuvent être envisagés sous un tout autre aspect. En effet, si, au lieu de n'y voir que des événements parti-cu-liers, isolés les uns des autres et qui demandent à être examinés chacun à part, on considère l'ensemble des suicides commis dans une société donnée pendant une unité de temps donnée, on constate que le total ainsi obtenu n'est pas une simple somme d'unités indépendantes, un tout de collection, mais qu'il constitue par lui-même un fait nouveau et sui generis, qui a son unité et son individualité, sa nature propre par conséquent, et que, de plus, cette nature est éminemment sociale. En effet, pour une même société, tant que l'observation ne porte pas sur une période trop étendue, ce chiffre est à peu près invariable, comme le prouve le tableau I (v. p. 9). C'est que, d'une année à la suivante, les circonstances au milieu desquelles se déve-lop-pe la vie des peuples restent sensiblement les mêmes. Il se produit bien parfois des varia-tions plus importantes ; mais elles sont tout à fait l'exception. On peut voir, d'ailleurs, qu'elles sont toujours contemporaines de quelque crise qui affecte passagèrement l'état social (note 2).
C'est ainsi qu'en 1848 une baisse brusque a eu lieu dans tous les États européens.
Si l'on considère un plus long intervalle de temps, on constate des changements plus graves. Mais alors ils deviennent chroniques ; ils témoignent donc simplement que les carac-tères constitutionnels de la société ont subi, au même moment, de profondes modifications. Il est intéressant de remarquer qu'ils ne se produisent pas avec l'extrême lenteur que leur ont attribuée un assez grand nombre d'observateurs; mais ils sont à la fois brusques et progressifs. Tout à coup, après une série d'années où les chiffres ont oscillé entre des limites très rapprochées, une hausse se manifeste qui, après des hésitations en sens contraires, s'affirme, s'accentue et enfin se fixe. C'est que toute rupture de l'équilibre social, si elle éclate soudainement, met toujours du temps à produire toutes ses conséquences. L'évolution du suicide est ainsi composée d'ondes de mouvement, distinctes et successives, qui ont lieu par poussées, se développent pendant un temps, puis s'arrêtent pour recommencer ensuite. On peut voir sur le tableau précédent qu'une de ces ondes s'est formée presque dans toute l'Europe au lendemain des événements de 1848, c'est-à-dire vers les années 1850-1853 selon les pays ; une autre a commencé en Allemagne après la guerre de 1866, en France un peu plus tôt, vers 1860, à l'époque qui marque l'apogée du gouvernement impérial, en Angleterre vers 1868, c'est-à-dire après la révolution commerciale que déterminèrent alors les traités de commerce. Peut-être est-ce à la même cause qu'est due la nouvelle recrudescence que l'on constate chez nous vers 1865. Enfin, après la guerre de 1870 un nouveau mouvement en avant a commencé qui dure encore et qui est à peu près général en Europe (note 3).
TABLEAU I
Constance du suicide dans les principaux pays d'Europe (chiffres absolus)
Chaque société a donc, à chaque moment de son histoire, une aptitude définie pour le suicide. On mesure l'intensité relative de cette aptitude en prenant le rapport entre le chiffre global des morts volontaires et la population de tout âge et de tout sexe. Nous appellerons cette donnée numérique taux de la mortalité-suicide propre à la société considérée. On le calcule généralement par rapport à un million ou à cent mille habitants.
Non seulement ce taux est constant pendant de longues périodes de temps, mais l'invaria-bi-lité en est même plus grande que celle des principaux phénomènes démographi-ques. La mortalité générale, notamment, varie beaucoup plus souvent d'une année à l'autre et les variations par lesquelles elle passe sont beaucoup plus importantes. Pour s'en assurer, il suffit de comparer, pendant plusieurs périodes, la manière dont évoluent l'un et l'autre phénomène. C'est ce que nous avons fait au tableau Il (v. p. 12). Pour faciliter le rapprochement, nous avons, tant pour les décès que pour les suicides, exprimé le taux de chaque année en fonction du taux moyen de la période, ramené à 100. Les écarts d'une année à l'autre ou par rapport au taux moyen sont ainsi rendus comparables dans les deux colonnes. Or, il résulte de cette comparaison qu'à chaque période l'ampleur des variations est beaucoup plus considérable du côté de la mortalité générale que du côté des suicides ; elle est, en moyenne, deux fois plus grande. Seul, l'écart minimum entre deux années consécutives est sensiblement de même importance de part et d'autre pendant les deux dernières périodes. Seulement, ce minimum est une exception dans la colonne des décès, alors qu'au contraire les variations annuelles des suicides ne s'en écartent qu'exceptionnellement. On s'en aperçoit en comparant les écarts moyens (note 4).
Il est vrai que, si l'on compare, non plus les années successives d'une même période, mais les moyennes de périodes différentes, les variations que l'on observe dans le taux de la mortalité deviennent presque insignifiantes. Les changements en sens contraires qui ont lieu d'une année à l'autre et qui sont dus à l'action de causes passagères et accidentelles, se neutra-lisent mutuellement quand on prend pour base du calcul une unité de temps plus éten-due ; ils disparaissent donc du chiffre moyen qui, par suite de cette élimination, présente une assez grande invariabilité. Ainsi, en France, de 1841 à 1870 il a été successivement pour chaque période décennale, 23,18; 23,72; 22,87. Mais d'abord, c'est déjà un fait remarquable que le suicide ait, d'une année à la suivante, un degré de constance au moins égal, sinon supérieur, à celui que la mortalité générale ne manifeste que de période à période. De plus, le taux moyen de la mortalité n'atteint à cette régularité qu'en devenant quelque chose de général et d'impersonnel qui ne peut servir que très imparfaitement à caractériser une société déterminée. En effet, il est sensiblement le même pour tous les peuples qui sont parvenus à peu près à la même civilisation ; du moins, les différences sont très faibles. Ainsi, en France, comme nous venons de le voir, il oseille, de 1841 à 1870, autour de 23 décès pour 1000 habitants ; pen-dant le même temps, il a été successivement en Belgique de 23,93, de 22,5, de 24,04 ; en Angleterre de 22,32, de 22,21, de 22,68 ; en Danemark de 22,65 (1845-49), de 20,44 (1855-59), de 20,4 (1861-68).
TABLEAU II
Variations comparées du faux de la mortalité-suicide et du taux de la mortalité générale
Si l'on fait abstraction de la Russie qui n'est encore européenne que géographiquement, les seuls grands pays d'Europe où la dîme mortuaire s'écarte d'une manière un peu marquée des chiffres précédents sont l'Italie où elle s'élevait encore de 1861 à 1867 jusqu'à 30,6 et l'Autriche où elle était plus considérable encore (32,52) (note 5). Au contraire le taux des suicides, en même temps qu'il n'accuse que de faibles changements annuels, varie suivant les sociétés du simple au double, au triple, au quadruple et même davantage (v. tableau III, p. 14). Il est donc, à un bien plus haut degré que le taux de la mortalité, personnel à chaque groupe social dont il peut être regardé comme un indice caractéristique. Il est même si étroitement lié à ce qu'il y a de plus profondément constitutionnel dans chaque tempérament national, que l'ordre, dans lequel se classent, sous ce rapport, les différentes sociétés reste presque rigoureusement le même à des époques très différentes. C'est ce que prouve l'examen de ce même tableau. Au cours des trois périodes qui y sont comparées, le suicide s'est partout accru ; mais, dans cette mar-che en avant, les divers peuples ont gardé leurs distances respectives. Chacun a son coefficient d'accélération qui lui est propre.
TABLEAU III
Taux des suicides par million d'habitants dans les différents pays d'Europe
Le taux des suicides constitue donc un ordre de faits un et déterminé ; c'est ce que démontrent, à la fois, sa permanence et sa variabilité. Car cette permanence serait inexplicable s'il ne tenait pas à un ensemble de caractères distinctifs, solidaires les uns des autres, qui, malgré la diversité des circonstances ambiantes, s'affirment simultanément ; et cette varia-bi-lité témoigne de la nature individuelle et concrète de ces mêmes caractères, puisqu'ils varient comme l'individualité sociale elle-même. En somme, ce qu'expriment ces données statis-ti-ques, c'est la tendance au suicide dont chaque société est collectivement affligée. Nous n'avons pas à dire actuellement en quoi consiste cette tendance, si elle est un état sui generis de l'âme collective (note 6), ayant sa réalité propre, ou si elle ne représente qu'une somme d'états individuels. Bien que les considérations qui précèdent soient difficilement conciliables avec cette dernière hypothèse, nous réservons le problème qui sera traité au cours de cet ouvrage (note 7). Quoi qu'on pense à ce sujet, toujours est-il que cette tendance existe soit à un titre soit à l'autre. Chaque société est prédisposée à fournir un contingent déterminé de morts volontaires. Cette prédisposition peut donc être l'objet d'une étude spéciale et qui ressortit à la sociologie. C'est cette étude que nous allons entreprendre.
Notre intention n'est donc pas de faire un inventaire aussi complet que possible de toutes les conditions qui peuvent entrer dans la genèse des suicides particuliers, mais seulement de rechercher celles dont dépend ce fait défini que nous avons appelé le taux social des suicides. On conçoit que les deux questions sont très distinctes, quelque rapport qu'il puisse, par ailleurs, y avoir entre elles. En effet, parmi les conditions individuelles, il y en a certainement beaucoup qui ne sont pas assez générales pour affecter le rapport entre le nombre total des morts volontaires et la population. Elles peuvent faire, peut-être, que tel ou tel individu isolé se tue, non que la société in globo ait pour le suicide un penchant plus ou moins intense. De même qu'elles ne tiennent pas à un certain état de l'organisation sociale, elles n'ont pas de contrecoups sociaux. Par suite, elles intéressent le psychologue, non le sociologue. Ce que recherche ce dernier, ce sont les causes par l'intermédiaire desquelles il est possible d'agir, non sur les individus isolément, mais sur le groupe. Par conséquent, parmi les facteurs des suicides, les seuls qui le concernent sont ceux qui font sentir leur action sur l'ensemble de la société. Le taux des suicides est le produit de ces facteurs. C'est pourquoi nous devons nous y tenir.
Tel est l'objet du présent travail qui comprendra trois parties.
Le phénomène qu'il s'agit d'expliquer ne peut être dû qu'à des causes extra-sociales d'une grande généralité ou à des causes proprement sociales. Nous nous demanderons d'abord quelle est l'influence des premières et nous verrons qu'elle est nulle ou très restreinte.
Nous déterminerons ensuite la nature des causes sociales, la manière dont elles produi-sent leurs effets, et leurs relations avec les états individuels qui accompagnent les différentes sortes de suicides.
Cela fait, nous serons mieux en état de préciser en quoi consiste l'élément social du suicide, c'est-à-dire cette tendance collective dont nous venons de parler, quels sont ses rapports avec les autres faits sociaux et par quels moyens il est possible d'agir sur elle .
I - PUBLICATIONS STATISTIQUES OFFICIELLES DONT NOUS NOUS SOMMES PRINCIPALEMENT SERVI
Oesterreischische Statistik (Statistik des Sanitätswesens). - Annuaire statistique de la Belgique. - Zeitschrift des Koeniglisch Bayerischen statistischen bureau. - Preussische Statistik (Sterblichkeit nach Todesursachen und AItersclassen der gestorbenen). - Würtembürgische Iahrbücher für Statistik und Landeskunde. - Badische Statistik. - Tenth Census of the United States. Report on the Mortality and vital statistic of the United States 1880, lie Partie. - Annuario statistico Italiano. - Statistica delle cause delle Morti in tutti i communi del Regno. - Relazione medico-statistica suite conditione sanitarie dell' Exercito Italiano. - Statistische Nachrichten des Grossherzogthums Oldenburg. - Compte rendu général de l'administration de la justice criminelle en France.
Statistisches Iahrbuch der Stadt Berlin. - Statistik der Stadt Wien. - Statistisches Handbuch für den Hamburgischen Staal. - Jahrbuch für die amtliche Statistik der Bremischen Staaten. - Annuaire statistique de la ville de Paris.
On trouvera en outre des renseignements utiles dans les articles suivants:
PLATTER, Ueber die Selbstmorde in Oesterreich in den lahren 1819-1872, in Statist. Monatsch., 1876. - BRATTASSÉVIC, Die Selbstmorde in Oesterreich in den Iahren 1873-77, in Stat. Monatsch., 1878, p. 429. - OGLE, Suicides in England and Wales In relation to Age, Sexe, Season and Occupation, in Journal of the statistical Society, 1886. - Rossi, Il Suicidio nella Spagna nel 1884, Arch di psychiatria, Turin, 1886.
II - ÉTUDES SUR LE SUICIDE EN GÉNÉRAL
De GUERRY, Statistique morale de la France, Paris, 1835, et Statistique morale comparée de la France et de l'Angleterre, Paris, 1864. - TISSOT, De la manie du suicide et de l'esprit de révolte, de leurs causes et de leurs remèdes, Paris, 1841. - ETOC-DEMAZY, Recherches statistiques sur le suicide, Paris, 1844. - LISLE, Du suicide, Paris, 1856. - WAPPÄUS, Allgemeine Bevölkerungsstatistik, Leipzig, 1861. - WAGNER, Die Gesetzmässigkeit in den scheinbar willkürlichen menschlichen Handlungen, Hambourg, 1864, lie Partie. - BRIERRE DE BOISMONT, Du suicide et de la folie-suicide, Paris, Germer Baillière, 1865. - DOUAY, Le suicide ou la mort volontaire, Paris, 1870. - LEROY, Étude sur le suicide et les maladies mentales dans le département de Seine-et-Marne, Paris, 1870. - OETTINGEN, Die Moralstatistik, 3e Auflage, Erlangen, 1882, p. 786-832 et tableaux annexes 103-120. - Du MÊME, Ueber acuten und chronischen Selbstmord, Dorpat, 1881. - MORSELLI, Il suicidio, Milan, 1879. - LEGOYT, Le suicide ancien et moderne, Paris, 1881. - MASARYK, Der Selbstmord als sociale Massenerscheinung, Vienne, 1881. - WESTCOTT, Suicide, ils history, litterature, etc., Londres, 1885. - MOTTA, Bibliografia del Suicidio, Bellinzona, 1890. - CORRE, Crime et suicide, Paris, 1891. - BONOMELLI, Il Suicidio, Milan, 1892. - MAYE, Selbstmordstatistik, in Handwörterbuch der Staatswissenschaften, herausgegeben von Conrad, Erster Supplementband, lena, 1895. - HAUVILLER D., Suicide, thèse, 1898-99.
NOTES:
(1) Reste un très petit nombre de cas qui ne sauraient s'expliquer ainsi, mais qui sont plus que suspects. Telle l'observation, rapportée par Aristote, d'un cheval qui, en découvrant qu'on lui avait fait saillir sa mère, sans qu'il s'en aperçût et après qu'il s'y était plusieurs fois refusé, se serait intentionnellement précipité du haut d'un rocher (Hist. des anim., IX, 47). Les éleveurs assurent que le cheval n'est aucunement réfractaire à l'inceste. Voir sur toute cette question, WESTCOTT, Suicide, p. 174-179. (2) Nous avons mis entre parenthèses les nombres qui se rapportent à ces années exceptionnelles. (3) Dans le tableau, nous avons représenté alternativement par des chiffres ordinaires ou par des chiffres italiques les séries de nombres qui représentent ces différentes ondes de mouvement, afin de rendre matériellement sensible l'individualité de chacune d'elles. (4) WAGNER avait déjà comparé de cette manière la mortalité et la nuptialité (Die Gesetzmässigkeit, etc., p. 87). (5) D'après BERTILLON, article « Mortalité » du Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, tome LXI, p. 738. (6) Bien entendu, en nous servant de cette expression nous n'entendons pas du tout hypostasier la conscience collective. Nous n'admettons pas plus d'âme substantielle dans la société que dans l'individu. Nous reviendrons, d'ailleurs, sur ce point. (7) V. livre III, chap. 1er.
Dernière mise à jour de cette page le lundi 26 mars 200715:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
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