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Dialectique existentielle
du Divin et de l’Humain
Préface
« J’ai fondé ma cause sur rien » (« Ich hab’ mein’ Sach’ auf Nichts gestellt »), a dit Max Stirner. Je dirai, quant à moi : « Je fais reposer ma cause sur la liberté. » En tant que réalité du monde naturel, la liberté n’est rien, elle n’est pas « quelque chose ». C’est pourquoi j’ai donné à mon premier chapitre le titre : « Méditation non pieuse. » La traditionnelle méditation pieuse ne commence pas par la liberté. En tant que fils de la liberté, je me reconnais la liberté de soumettre à la critique le christianisme historique et je revendique le droit de libre critique de la révélation, comme il y a la critique de la raison pure [1]. Ce livre n’est ni dogmatique, ni théologique, ce qui n’empêche pas que je voudrais avoir le droit de dire qu’il est celui d’un croyant. La philosophie doit s’inspirer non seulement de la connaissance scientifique, mais aussi de l’expérience religieuse. Le scientisme est une philosophie fausse et bornée. Je voudrais exposer dans ce livre tout ce que j’ai éprouvé au cours de ces dernières années : luttes spirituelles intérieures, angoisses et souffrances vaincues et surmontées, espoirs vécus. Ma pensée, centrée sur le commencement et sur la fin, n’admet qu’une seule métaphysique : la métahistoire. Tout ce qui est existentiel est histoire, dynamisme, destin. Tout est histoire : l’homme, le [10] monde, Dieu, le drame qui se déroule. La philosophie que je voudrais exposer est une philosophie dramatique du destin, de l’existence dans le temps tendant à se perdre dans l’éternité, dans le temps se précipitant vers une fin qui n’est pas la mort, mais transfiguration. C’est pourquoi tout doit être envisagé du point de vue de la philosophie de l’histoire. Mais la philosophie de l’histoire elle-même ne peut être que prophétique, révélatrice des mystères de l’avenir.
Je ne crois pas à la méthode phénoménologique, qui peut être féconde en psychologie et nous aider à comprendre le métaphysique et le métahistorique, mais la seule méthode que j’admette, à supposer qu’on puisse l’appeler méthode, est la méthode existentielle-anthropocentrique et spirituelle-religieuse. Husserl veut appliquer la méthode phénoménologique à l’étude des essences et Heidegger à celle des existences. Mais cette méthode fait disparaître les existences, et il se produit une objectivation qui cache le mystère de la vie humaine, celui du monde et de Dieu. C’est l’expressionnisme qui est la seule méthode certaine en philosophie. La seule métaphysique possible est la métaphysique prophétique, au sens que donne à ce terme Jaspers, et la métaphysique de grand style a toujours été prophétique. La philosophie existentielle constitue l’expression de mon destin personnel, mais mon destin doit être l’expression de celui du monde et de l’homme en général. Il s’agit, non du passage de l’individuel au général, mais de la découverte intuitive de l’universel dans l’individuel. La philosophie, la métaphysique, au lieu de refléter des réalités objectives, reflètent les transformations qui s’accomplissent dans l’existence, révèlent le sens de l’existence. La métaphysique est l’expression de l’être. La conception du monde change, selon que l’homme est absorbé par le travail économique, par des luttes politiques, selon qu’il se livre à la création artistique ou intellectuelle ou à la contemplation religieuse. Et l’homme lui-même ne comprend [11] les choses que dans la mesure où il est dominé par un sentiment mettant en mouvement tout son être. Ce qu’on appelle « être » exige la participation non seulement de la pensée, de la connaissance, de l’idée, mais du sujet tout entier, de sa sensibilité, de sa volonté et de toute son orientation. C’est ainsi que se créent des mondes différents. La vérité se crée dans le sujet, au lieu d’être une création objective, une donnée extérieure. Notre représentation du monde varie selon que nous sommes jeunes ou vieux, bien portants ou malades, joyeux ou tristes, savants ou ignorants, croyants ou sceptiques. L’existence constitue un point de départ, et non un point d’aboutissement. La vérité résulte d’un acte de liberté, elle est une création. La vérité, dit Kierkegaard, se confond avec le subjectivisme. Dieu ne se révèle qu’à l’unique, ne réside que dans le subjectif. La vérité objective signifie la mort de l’existence. Il y a du vrai dans ces paroles de Kierkegaard, mais elles n’expriment pas toute la vérité, et elles la déforment même parfois. D’après Jaspers, il ne serait possible d’appréhender le transcendant qu’en se plongeant dans les profondeurs de l’immanent. C’est ce que j’ai dit moi-même, dans des termes, il est vrai, quelque peu différents. Le même Jaspers affirme que la situation-limite de l’homme touche à la transcendance. D’après lui, tout ce qui est relatif est objectif, tandis que l’existentiel se situe dans l’absolu. M’écartant en cela de philosophes existentiels tels que Heidegger et autres, j’affirme que l’expérience religieuse, dont l’existence ne saurait être mise en doute, enrichit notre connaissance et éclaire la philosophie. Mais pour se pénétrer de cette vérité, il faut admettre un autre rapport entre la philosophie et la religion que celui généralement admis. La vraie philosophie est hostile à l’abstrait ; elle recherche, au contraire, le concret. C’est à quoi tendait également Hegel, sans y avoir réussi complètement. La dialectique que nous suivrons dans ce livre n’est pas une dialectique logique, mais [12] une dialectique existentielle, vitale. Ce qui caractérise ma pensée, c’est son orientation eschatologique, et l’on verra par la suite ce que cela signifie. Ce livre a été écrit à une époque particulièrement pénible de ma vie, tant extérieure qu’intérieure. Il s’y agit de l’existentialisme du sujet créateur. Pour l’écrire et pour ne pas me laisser écraser par les conditions de la vie, il m’a fallu une grande concentration spirituelle.
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