[vii]
Le nègre masqué. Tranche de vie haïtienne.
Roman.Précédée du précis et de la date des événements les plus remarquables de son histoire.
Prologue
Voici l'heure antiléenne qu'eût aimée Roger Sainclair.
Un soir fauve tombe sur Port-au-Prince et ses trois collines. Il est cinq heures à l'Horloge paroissiale de Turgeau.
Le silence de ce quartier élégant, n'est troublé, de temps en temps, que de la trompe d'une auto, ou la voix traînante et musicale de quelque marchande de fruits.
En bordure des villas, de jeunes femmes passent, en souplesse, vêtues d'étoffes légères. Il y en a de brunes, trop poudrées ; de jaunes, couleur de miel ; de claires, fardées avec excès, pour dissimuler peut-être, les traces du sang de Cham.
Certaines sont silencieuses et ne s'appliquent qu'à rythmer leurs hanches ; d'autres causent à voix basse, et montrent leurs jolies dents. Les hommes qui les croisent se retournent, en souriant de désir.
En la roseraie d'une villa, un jardinier noir, nu-tête, penche sur des fleurs, un visage ébloui.
Des paysans, retour du marché, s'en vont vers leurs cases lointaines. Ils rient, ils crient dans l'air doré.
À l'Église il y a office vespéral. Harmonies d'un orgue, confondues avec les voix argentines d'un chœur féminin. Au coin de la rue, un gamin taquine une fillette. Un gendarme américain court après lui, avec un fouet, mais le gosse est agile et lui dédie son derrière.
Six heures. Le flot des voitures envahit les avenues. On voit, sur les coussins des luxueuses autos, des créoles langoureuses, des américaines froides et belles, des officiers blancs, sans veste, au profil dur ; des fonctionnaires haïtiens ; masques neutres ; des commerçants soucieux. Les uns regagnent leur résidence ; d'autres s'arrêteront au Cercle Bellevue, car c'est l'heure du cocktail.
Des Marines-corps, soldats de l'Occupation, abandonnent, en titubant, la bouche pleine de « goddam », les tables du petit café peint en vert, à la devanture duquel on lit : « Rendez-vous de l'Oncle Sam. »
Une odeur de pistaches, de fruits, de maïs grillé, de friture et de roses, sature le paysage ?
[viii]
Au long des galeries, des vendeuses nocturnes, arrangent leurs marchandises, sur des plateaux de planches : bouteilles de tafia, tablettes de sirop noir, mangues et autres douceurs.
Vers l'ouest, retentit la trompette de l'étranger. Un tambourineur, dans la montagne proche, comme pour lui donner la réplique, libère un rythme sauvage et nostalgique.
Et Gaude de Senneville, accoudée au balcon de sa villa, ayant un peu chaud, a dénoué sa ceinture.
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